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Full text of "Revue des deux mondes"

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REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


XXXIP  ANNEE.  —  SECONDE  PÉRIODE 

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TOME  XXXVII,   —  l"  JANVIER  1862. 


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PARIS.   —   IMPRIMERIE    DE    J.    GLAYE 

RUB     SAINT-BBNOIT,    1. 


REVUE 


DES 

DEUX  MONDES 


XXXII»   ANNÉE.   —  SECONDE  PÉRIODE 


•    > 

TOME  TRENTE-SEPTIÈME 


PARIS 


BUREAU  DE  LA  REVUE  DES  DEUX  MONDES 

RUE    SAINT-BENOIT,   20 
1862 


3-0 


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LA 


POÉSIE  POLONAISE 


AU  DIX-NEUVIÈME   SIÈCLE 


ET  LE  POETE   ANONYME 


«  Dieu  a  voulu  que  le  même  esprit  de  civilisation  qui  s'est 
revêtu  de  toutes  les  pompes  de  la  gloire,  du  succès  et  du  bien- 
être  à  une  des  extrémités  de  l'Europe,  fût  forcé,  à  l'autre,  de 
passer  à  travers  toutes  les  épreuves  du  sacrifice,  toutes  les 
saintetés  du  dévouement  et  les  inébranlables  enthousiasmes  du 
martyre.  11  n'y  a  dans  tout  cela  que  diversité  de  formes  et 
d'accidens  extérieurs  :  dans  le  fond,  c'est  identiquement  le 
même  principe.  Voilà  pourquoi  il  y  a  communion  incessante 
entre  ceux  qui  le  défendent  au  nord  et  ceux  qui  le  font  régner 
à  l'occident.  »  {Lettre  du  poète  anonyme  à  M.  Guizot,  1847.) 


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Les  événemens  qui,  depuis  le  commencement  de  1861,  se  dé- 
roulent en  Pologne  et  qui  portent  un  caractère  si  original,  si  dif- 
ficile même  à  comprendre  pour  notre  Occident,  généralement  scep- 
tique et  désillusionné,  ont  eu  pour  résultat,  entre  autres,  d'attirer 
l'attention  sur  un  écrivain  mort  il  y  a  trois  ans,  et  dont  la  re- 
nommée n'avait  rayonné  jusqu'ici  que  très  faiblement  en  dehors 
de  son  pays.  L'action  du  poète  anonyme  de  la  Pologne  dans  le 
mouvement  national  qui  a  éclaté  sur  les  bords  de  la  Vistule,  l'in- 
fluence manifeste  qu'ont  eue  ses  écrits  sur  l'esprit  du  peuple,  tel 
qu'il  s'est  révélé  dans  l'agitation  récente,  ont  été,  si  nous  ne  nous 
trompons,  signalées  pour  la  première  fois  dans  la  Revue.  Spectacle 
étonnant  en  effet  que  cette  ratification  d'une  pensée  idéale,  mys- 


6  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

tique  même,  par  la  réalité  vivante  et  palpable,  que  ce  pouvoir 
moral  et  posthume  exercé  sur  un  peuple  par  un  génie  méditatif  et 
solitaire,  et  parvenant  peu  à  peu  à  imprégner  ce  peuple  d'une  con- 
viction puissante,  quoique  abstraite,  à  le  passionner  pour  une  vérité 
d'autant  plus  haute  et  difficile  qu'elle  est  en  quelque  sorte  méta- 
physique et  contraire  aux  instincts  naturels  des  masses,  à  lui  créer 
par  là  toute  une  politique  et  toute  une  tactique  nouvelles,  rarement 
usitées,  nullement  appréhendées,  faites  cependant  pour  déconcer- 
ter un  adversaire  puissant!  Abstraction  faite  du  sentiment  de  justice 
et  de  droit,  si  vivement  engagé  dans  cette  redoutable  question  po- 
lonaise, n'y  a-t-il  pas  un  intérêt  d'un  ordre  élevé  dans  ce  phé- 
nomène d'une  poésie  vivante  et  agissante,  qui  éclaire  d'un  jour 
nouveau  des  événemens  tout  contemporains,  et  qui,  en  prenant  en 
quelque  sorte  une  couleur  tout  actuelle,  ne  garde  pas  moins  le  ca- 
ractère d'une  des  manifestations  les  plus  saisissantes  de  la  pensée 
moderne,  marquée  du  sceau  des  grandes  œuvres  de  l'art?  Telle 
est  la  poésie  de  l'auteur  de  la  Comédie  infernale ,  de  Vb'idion  et 
des  Psaumes  de  l'Avenir,  de  cet  esprit  puissant  et  peu  connu  dont 
la  Revue  a  la  première  révélé  autrefois  quelques-unes  des  créa- 
tions (1). 

Pour  ceux  qui  dans  les  œuvres  d'un  écrivain  recherchent  surtout 
l'homme,  et  qui  aiment  à  saisir  le  génie  dans  son  passage  sur  la 
terre,  dans  les  joies  et  les  douleurs  de  son  existence  humaine,  la 
vie  de  l'écrivain  polonais,  racontée  dans  ses  détails  et  dans  ses  pé- 
ripéties, pourrait  déjà,  par  elle-même,  devenir  le  sujet  d'une  étude 
aussi  curieuse  qu'émouvante.  Et  d'abord  ce  nom  même  de  poète 
anonyme,  que  l'auteur  de  Ylridion  a  gardé  pendant  toute  sa  vie  et 
qui  lui  est  resté  jusqu'après  sa  mort,  n' a-t-il  pas  déjà  de  quoi  faire 
penser  qu'on  est  là  en  présence  d'une  situation  peu  ordinaire,  peut- 
être  aussi  d'une  souffrance  qui  n'est  point  vulgaire,  et  qui  com- 
mande le  respect?  Nous  n'en  sommes  plus  à  ces  temps  de  modestie 
et  d'innocence  où  le  peintre  ne  s'accordait  à  lui-même  qu'un  petit 
coin  dans  son  tableau  et  disparaissait  dans  son  œuvre.  De  nos  jours, 
l'artiste  fait  trop  souvent  de  sa  personnalité  le  point  lumineux  de 
toute  composition.  Et  si  ce  n'était  encore  que  le  génie  vraiment  im- 
périal qui  se  couronnât  ainsi  de  sa  propre  main,  si  l'éclat  n'était 
recherché  que  par  ceux  qui  mériteraient  au  moins  l'attention  !  Mais 
quel  est  le  talent,  si  chétif  qu'il  soit,  qui  renoncerait  aujourd'hui  au 

(4)  La  Revw  a  publié  en  traduction  la  Comédie  infernale,  le  Rêve  de  Césam  et  la 
Nuit  de  Noil,  du  poète  anonyme  de  la  Pologne;  voyez  la  Revue  du  1"  août  et  du  1"  oc- 
tobre 18 il).  Voyez  aussi  le  Dernier  et  Sur  la  Glose  de  sainte  Thérèse  dans  la  Revue  du 
!"•  novembre  180 1,  où  nous  avons  cru  pouvoir  imprimer  le  nom  du  poète,  qui  de  son 
vivant  n'avait  jamais  consenti  à  se  faire  connaître. 


LE    POETE    ANONYME    DE   LA    POLOGNE.  7 

bruit,  à  la  célébrité,  même  la  plus  éphémère,  et  où  est  le  nom  qui 
se  refuserait  au  retentissement?  Or  voilà  un  génie  incontestable, 
dont  les  accens  ont  remué  une  nation  dans  ses  profondeurs  les  plus 
vives ,  un  écrivain  acclamé  par  tout  un  peuple ,  et  qui  se  refusa 
pourtant  toute  sa  vie  à  des  hommages  si  sincèrement  décernés,  ne 
se  laissa  jamais  arracher,  même  par  les  amis  les  plus  intimes,  l'aveu 
de  ce  qui  faisait  sa  gloire,  et  garda  jusqu'au  bout  une  attitude  de 
renoncement  et  d'abnégation.  Encore  une  fois,  tout  cela  n'est- il 
pas  fait  pour  surprendre  au  milieu  d'un  siècle  si  porté  à  l'infatua- 
tion  personnelle,  si  avide  de  succès,  si  âpre  aux  jouissances  de  la 
vanité?  L'étonnement  devient  de  l'émotion  quand  on  sait  vague- 
ment que  cet  acte  de  renoncement  obstiné  fut  en  même  temps  un 
acte  d'expiation  douloureuse,  que,  par  ce  silence  constamment  gardé 
sur  lui-même,  l'auteur  implorait  en  quelque  sorte  le  silence  sur 
un  autre,  et  que  ce  fut  là  un  fils  qui  immolait  généreusement  sa 
mémoire  pour  racheter  celle  d'un  père  coupable. 

La  réserve  est  un  devoir  à  l'égard  d'un  homme  qui  voulut  se  ca- 
cher toute  sa  vie.  Essayons  pourtant  de  raviver  cette  figure  par 
quelques-uns  de  ces  traits  généraux  et  pour  ainsi  dire  impersonnels 
dont  il  se  servait  lui-même  en  retraçant  certains  héros  de  ses 
drames.  Il  ne  leur  assignait  pas  de  date  précise  et  ne  leur  donnait 
pas  de  nom  de  famille  :  c'étaient  plutôt  des  symboles  que  des  per- 
sonnages. Le  représenter  ainsi  lui-même,  c'est  peindre  moins  un 
portrait  qu'un  type.  Qu'on  se  figure  donc  un  homme  d'une  grande 
fortune  et  d'une  famille  ancienne,  alliée  même  à  des  maisons  ré- 
gnantes, un  homme  qui  comptait  parmi  ses  ancêtres  les  chefs  à 
jamais  vénérés  d'une  guerre  nationale,  qui  put  même  être  long- 
temps fier  d'un  père  cher  à  la  nation  et  illustré  dans  les  grandes 
batailles  de  l'empire.  Un  jour  vint  où  ce  père,  intrépide  devant  le 
feu,  se  montra  pusillanime  dans  la  vie  civile  et  dévia  de  la  route 
que  lui  traçait  le  devoir,  tel  au  moins  que  le  comprenait  alors  la 
nation.  Ce  ne  fut  pas  là  une  trahison,  et  encore  moins  lui  doit-on 
assigner  un  intérêt  sordide  pour  mobile  :  ce  ne  fut  que  la  défail- 
lance d'un  caractère  faible  et  dont  la  vanité  avait  donné  prise  au^: 
séductions  habiles  des  dominateurs;  mais  l'indignation  publique 
n'en  fut  pas  moins  grande,  elle  rejaillit  jusque  sur  le  fils,  à  peine 
âgé  de  seize  ans,  qui  reçut  alors  un  de  ces  outrages  sanglans  dont 
rien  ne  peut  consoler  l'homme  d'honneur  et  le  gentilhomme.  Ce  ne 
furent  là  cependant  que  les  commencemens  d'épreuves  plus  rudes 
encore  :  trois  ans  plus  tard,  le  fils  infortuné  devait  retrouver  dans 
son  père  un  parjure  et  un  transfuge ,  un  homme  accablé  par  les 
malédictions  du  pays  et  par  les  honneurs  que  déversait  sur  lui 
l'oppresseur  triomphant  d'une  révolution. 


8  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Une  âme  orgueilleuse  aurait  peut-être  cherché  là  le  prétexte 
d'une  décision  extrême;  elle  aurait  peut-être  trouvé  dans  l'aflront 
et  la  persécution ,  certes  immérités,  une  excuse  pour  accepter  une 
situation  qu'elle  ne  s'était  point  créée,  et  où  la  poussaient  égale- 
ment l'animad version  des  vaincus  et  la  tentation  du  vainqueur.  D'un 
autre  côté,  une  âme  sans  scrupules,  cédant  aux  faiblesses  de  ce 
siècle,  rompue  à  cette  doctrine  si  pompeuse  et  si  délétère  qui  pro- 
clame la  souveraineté  du  but  et  place  les  obligations  envers  une 
cause  publique  au-dessus  de  tout  lien  de  famille,  une  telle  âme  au- 
rait sans  nul  doute  saisi  cette  occasion  pour  se  faire  une  popula- 
rité aussi  facile  qu'éclatante  et  pour  afficher  une  rupture  qui  n'au- 
rait rencontré  que  des  applaudissemens.  Ce  fils  ne  fut  pourtant  ni 
un  Coriolan  ni  un  Brutus  :  c'était  un  chrétien.  Il  prenait  dans  toute 
sa  simplicité  le  simple  commandement  de  Dieu  :  Père  et  mère  ho- 
noreras, et  il  ne  se  crut  jamais  le  droit  de  renier  celui  qui  lui  avait 
donné  le  jour,  ni  même  de  le  juger;  mais  en  même  temps  il  se  sen- 
tait aussi  fortement  le  fils  de  sa  nation  ;  il  partageait  toutes  les  an- 
goisses, toutes  les  espérances  de  son  pays  opprimé  et  meurtri,  et, 
placé  ainsi  entre  son  père  et  sa  patrie,  il  accepta  avec  résignation 
la  lutte  sans  issue  que  ces  deux  sentimens,  également  sacrés,  de- 
vaient se  livrer  sans  relâche  dans  son  âme.  Il  vécut  presque  tou- 
jours hors  de  son  pays  ;  il  évitait  par  là  un  contact  plus  cuisant  que 
dangereux»  sans  cependant  pouvoir  jamais  se  soustraire  au  bras 
impitoyable  qui  pesait  sur  lui  et  les  siens.  «J'ai  toujours  foulé, 
nous  dit-il,  la  terre  étrangère;  je  n'entendais  que  de  loin  les  gé- 
missemens  des  victimes,  mais  je  sentais  partout  la  main  du  bour- 
reau. »  C'est  alors,  et  sur  cette  terre  étrangère,  qu'il  devint  poète; 
mais  ce  don  du  ciel,  il  ne  l'accepta  que  comme  un  moyen  de  péni- 
tence terrestre  :  en  dotant  sa  nation  de  chefs-d'œuvre,  il  renonça 
pour  toujours  à  cette  récompense  si  douce  aux  poètes,  et  qui  se 
nomme  la  célébrité.  Il  crut  devoir  expier  une  faute  qui  n'était  pas 
la  sienne  en  immolant  une  gloire  personnelle  des  plus  pures  et  des 
plus  légitimes;  il  plaidait  pour  un  autre  par  ce  sacrifice  silencieux, 
ou  tout  au  plus  par  cette  parole  brève  et  timide,  navrante  cepen- 
dant pour  ceux  qui  en  saisissaient  le  sens  :  «  0  ma  patrie,  ô  mère 
trois  fois  assassinée  !  Ceux  qui  méritent  peut-être  le  plus  tes  larmes 
sont  ceux  qui  ne  méritent  pas  ton  pardon  !  »  Il  connut  ainsi  tous  les 
tourmens  du  génie  créateur  sans  en  jamais  goûter  les  joies  et  les 
enivremens;  Érostrate  au  rebours,  il  passa  toute  sa  vie  à  élever  un 
temple  et  à  faire  oublier  un  nom. 

Certes  une  telle  existence  a  de  quoi  émouvoir,  et  dans  un  temps 
où  les  poètes  rebutent  si  souvent  par  leurs  douleurs  factices  et  des 
plaies  élargies  à  plaisir,  on  est  consolé,  —  nous  allions  presque 


LE   POÈTE    ANONYME    DE    LA   POLOGNE.  9 

dire  :  on  est  heureux  —  de  voir  une  vraie  et  grande  souffrance  si 
dignement  supportée.  Ce  qui  nous  semble  mériter  bien  plus  d'es- 
time encore,  c'est  la  grande  vigueur  morale  que  le  poète  anonyme 
déploya  dans  son  œuvre  expiatoire,  c'est  la  droiture  constante  et  la 
marche  toujours  ferme  d'une  conscience  accablée  pourtant  d'un  si 
lourd  fardeau.  C'est  le  propre  et  aussi  l'écueil  de  tout  travail  de 
réhabilitation  d'outre-passer  la  mesure  et  de  donner  dans  l'excès; 
le  fils  des  croisés  qui  voudra  se  concilier  la  révolution  sera  tou- 
jours le  premier  à  se  coiffer  du  bonnet  phrygien.  A.  qui  du  reste 
aurait-on  plus  aisément  pardonné  d'avoir  embrassé  les  passions 
extrêmes  et  les  idées  exaltées  qu'à  ce  fils  qui  voulait  faire  oublier 
un  père,  et  qui  avait  de  plus  pris  pour  arme  la  poésie,  c'est-à-dire 
la  passion  et  l'exaltation  mêmes?  Il  sut  pourtant  résister  à  cette 
dangereuse  tentation ,  et  celui  qui  avait  tant  besoin  de  gagner  les 
faveurs  de  l'opinion  l'a  presque  toujours  bravée  dans  ses  penchans 
et  ses  caprices  :  fidèle  sans  doute  au  sentiment  national,  mais  refu- 
sant de  subir  les  engouemens  du  jour,  se  mettant  au  contraire  har- 
diment en  travers  du  courant,  au  risque  de  recueillir  une  impopu- 
larité qui  devait  lui  être  doublement  douloureuse.  Qu'on  veuille 
bien  peser  ce  qu'un  tel  courage  avait  de  grand  et  de  méritoire  dans 
une  telle  situation!  Son  début  littéraire  fut  signalé  par  un  défi  in- 
trépidement jeté  aux  rêveries  humanitaires  et  socialistes  qui  avaient 
alors  la  vogue  dans  son  pays,  et  plus  tard  il  s'arma  de  toutes  les 
foudres  de  sa  poésie  pour  combattre  une  propagande  démocratique 
dont  il  ne  prévoyait  que  trop  les  funestes  conséquences,  mais  qui  à 
cette  époque  avait  subjugué  presque  tous  les  esprits.  Il  heurta  la 
nation  non-seulement  dans  des  prédilections  politiques  passagères, 
mais  jusque  dans  ses  sentimens  les  plus  profonds  et  les  plus  enra- 
cinés, et  il  prêcha  par  exemple  l'impuissance  de  la  haine  à  un  peuple 
subjugué,  opprimé,  rongé  par  le  désespoir,  proclamé  mort,  et  qui 
voyait  précisément  dans  cette  haine  toujours  vivace  la  garantie  de 
sa  vitalité.  Il  glorifiait  en  outre  l'idée  d'un  martyre  sans  combat  et 
d'une  résistance  toute  morale,  idée  peu  faite  pour  être  goûtée  par 
les  masses,  et  surtout,  ce  semble,  par  un  peuple  guerrier  d'instinct 
et  bouillant  de  sa  nature.  Il  prêchait  en  général  une  théorie  d'un 
mysticisme  sublime,  mais  qui  prêtait  d'autant  plus  à  la  critique  et 
à  la  suspicion  qu'elle  semblait  côtoj'er  une  résignation  énervante,  et 
pouvait  être  confondue  avec  elle.  Encore  longtemps  après  la  mort 
du  poète  et  à  la  veille  même  des  derniers  événemens  de  Varsovie, 
la  démagogie  effrénée  ne  s'est  pas  fait  faute  de  railler  la  ((  couar- 
dise lyrique  »  du  grand  anonyme  (1).  Il  ne  se  laissa  pourtant  jamais 

(1)  Mieroslawski.  Insurrection  de  Posen,  2''  édit.  1860. 


10  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

décourager  ni  par  la  raillerie,  ni  par  des  invectives  amères  et 
cruelles.  Il  avait  une  foi  profonde  dans  la  vérité  qu'il  proclamait; 
pour  le  reste,  il  se  fiait  au  temps,  à  la  justice,  et,  —  pourquoi  ne  le 
dirions-nous  pas?  —  à  cette  parole  inspirée  dont  il  savait  la  puis- 
sance si  irrésistible  sur  son  peuple. 

En  effet,  il  est  difficile  pour  un  étranger  de  concevoir  l'action 
immense,  souveraine,  qu'exerce  la  poésie  sur  cette  malheureuse  na- 
tion, et  cela  tient  à  ce  qu'on  a  en  général  une  idée  très  incomplète 
de  la  situation  faite  à  ce  pays  par  la  domination  étrangère,  surtout 
dans  la  Pologne  russe  et  sous  l'empire  de  Nicolas.  Nous  ne  parlons 
pas  des  persécutions  sporadiques  amenées  par  la  découverte  des 
conspirations  aussi  peu  dangereuses  que  cruellement  punies.  Nous 
parlons  de  l'état  ordinaire  et  de  la  vie  de  chaque  jour.  La  foi  tra- 
cassée et  soupçonnée  comme  symptôme  de  mauvaises  dispositions; 
point  d'universités  ni  d'établissemens  scientifiques,  les  écoles  livrées 
entièrement  à  la  langue  étrangère  et  régies  par  des  officiers  ou 
sous-officiers  venus  du  fond  de  la  Russie  ;  une  censure  aussi  om- 
brageuse que  craintive,  surveillant  toute  pensée,  toute  parole;  l'ad- 
ministration, la  justice  gérées  par  des  étrangers  parlant  un  idiome 
généralement  incompris  et  plus  généralement  encore  détesté;  les 
mœurs,  les  coutumes  du  pays  violemment  déracinées;  tout  sou- 
venir du  passé  détruit  ou  sévèrement  puni;  la  police  toujours  aux 
aguets,  la  menace  et  le  châtiment  sans  cesse  suspendus  sur  les 
têtes;  en  un  mot,  le  repos  nulle  part  et  la  mort  partout!  Dans  un 
tel  état,  la  vie  morale,  qui,  quoi  qu'on  puisse  dire,  n'est  autre  que 
la  vie  nationale,  ne  trouve  de  refuge  que  dans  la  religion  et  dans  la 
poésie. 

Ce  n'est  pas  le  moment  d'apprécier  le  rôle  que  joue  la  religion 
au  milieu  de  cette  nation;  quant  à  la  poésie,  on  peut  dire,  sans 
crainte  d'exagérer,  qu'elle  y  partage  avec  le  catholicisme  la  di- 
rection des  âmes,  si  parfois  même  elle  n'empiète  pas  sur  lui.  Les 
œuvres  d'imagination  ne  constituent  pas  en  Pologne,  comme  dans 
l'Occident,  le  charme  de  l'esprit;  on  ne  les  lit  pas  dans  des  salons 
et  on  ne  les  discute  pas  en  toute  liberté  de  parole.  Importé  du  de- 
hors par  le  Juif  et  acheté  au  poids  de  l'or  dans  le  sens  rigoureux  du 
mot,  tel  poème  est  dévoré  dans  le  mystère,  dans  la  nuit,  au  milieu 
d'amis  éprouvés  de  longue  date  et  qui  ont  juré  le  secret;  les  portes 
sont  verrouillées ,  les  volets  clos ,  un  fidèle  est  apôsté  dans  la  rue 
pour  donner  au  besoin  l'alarme.  Après  des  lectures  ainsi  plusieurs 
fois  répétées,  haletantes,  fiévreuses,  les  pages  sont  livrées  aux 
flammes;  mais  les  vers  se  sont  incrustés  dans  les  mémoires,  et  rien 
ne  les  fera  plus  oublier.  C'est  ainsi  que  la  pauvre  jeunesse  entend 
le  langage  brûlant  de  ses  poètes,  le  seul  qui  lui  parle  de  patrie,  de 


LE   POÈTE    ANONYME   DE    LA   POLOGNE.  11 

liberté,  d'espoir,  d'avenir,  de  vertu  et  de  combat.  Ce  n'est  même 
que  par  le  sieu?-  Thadée  ou  par  les  Aïeux  de  Miçkievvicz  que  la  plu- 
part apprennent  l'histoire  de  leur  temps.  Un  écrivain  polonais  a  fait 
la  remarque,  profonde  de  vérité,  que  l'histoire  ne  saurait  peut-être 
montrer  que  deux  peuples  qui  aient  reçu  une  éducation  exclusi- 
vement poétique  :  la  Grèce  dans  les  temps  anciens  et  la  Pologne  au 
xix^  siècle.  Une  telle  éducation  est-elle  en  tout  irréprochable?  est- 
elle  à  l'abri  de  dangers  très  graves  pour  l'homme  et  le  citoyen? 
Nous  sommes  loin  de  le  prétendre;  mais  ce  qui  est  hors  de  doute, 
c'est  qu'elle  y  est  la  seule  réelle,  hélas!  la  seule  possible,  et  elle  ex- 
plique la  souveraineté  que  le  génie  poétique  exerce  dans  ce  pays. 
Cette  souveraineté  a  pourtant  ses  soucis  comme  toute  autre;  elle 
a  même  ses  angoisses  et  ses  remords,  et  Miçkiewicz  a  admirable- 
ment symbolisé  la  grandeur  et  les  misères  de  la  mission  du  poète 
en  Pologne  dans  la  fameuse  scène  du  banquet  de  Wallenrod.  On  se 
rappelle  peut-être  le  sujet  de  ce  conte  célèbre.  Wallenrod  a  été  ar- 
raché enfant  à  sa  patrie  et  élevé  au  milieu  des  ennemis  de  sa  na- 
tion ,  il  est  parvenu  à  la  plus  haute  des  positions  et  aurait  peut-être 
oublié  ses  origines;  mais  il  avait  auprès  de  lui  un  vieillard  aveugle, 
un  pauvre  ivaîdelote,  pour  lui  rappeler  toujours  sa  naissance  et  ra- 
nimer sa  haine.  Ce  vieillard  arrive  maintenant  au  milieu  même  d'un 
banquet,  et  là,  en  présence  des  vainqueurs  et  dans  une  langue  par 
eux  incomprise,  il  fait  résonner  encore  une  fois  aux  oreilles  de  son 
élève  les  souvenirs  d'enfance,  les  sermens  jurés,  le  devoir  à  accom- 
plir. Yoilà  bien  le  rôle  glorieux  du  poète  polonais  dans  les  généra- 
tions récentes;  mais  ce  qu'un  tel  rôle  a  parfois  de  cruel  et  de  terrible 
est  aussi  indiqué  dans  la  suite  de  cette  scène  pathétique,  lorsque 
Wallenrod,  subjugué,  fasciné  par  les  paroles  du  chanteur,  lui  re- 
nouvelle sa  promesse  et  le  rend  en  même  temps  responsable  des 
calamités  qui  viendront.  —  Tu  veux  donc  la  lutte  ?  lui  dit-il  ;  tu 
pousses  aux  combats?  Soit;  que  le  sang  qui  va  couler  retombe  sur 
ta  tête  ! 

«  Oh!  je  vous  connais,  vous  autres!  lui  crie-t-il.  —  Tout  chant  du  waï- 
delote  est  un  présage  de  malheur,  comme  la  nuit  le  hurlement  des  chiens! 
La  mort,  la  dévastation,  voilà  ce  que  vous  aimez  à  chanter  ;  à  nous,  voiis 
laissez  la  gloire  et  le  supplice.  Dès  le  berceau,  votre  chant  perfide  enroule 
le  sein  de  l'enfant  de  ses  anneaux  de  serpent  et  lui  verse  dans  l'âme  le  plus 
cruel  des  poisons  :  le  désir  stupide  de  la  gloire  et  l'amour  de  la  patrie. 
C'est  ce  chant  qui  poursuit  toujours  le  jeune  homme  comme  le  spectre  d'un 
ennemi  trépassé;  il  apparaît  souvent  au  milieu  du  festin  pour  mêler  le  sang 
aux  coupes  de  la  joie!  Je  les  ai  écoutés,  ces  chants j,  je  les  ai  trop  écoutés! 
Le  sort  en  est  jeté.  Va,  tu  l'emportes!  Ce  sera  la  mort  du  disciple  et  le 
triomphe  du  poète!  » 


12  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Là  est  en  effet  le  côté  sombre  et  alarmant  du  pouvoir  exercé  dans 
ce  pays  par  la  parole  inspirée,  et  il  ne  s'agit  pas  seulement  de  la 
responsabilité  morale  encourue  par  l'écrivain  pour  les  croyances 
qu'il  propage  :  il  s'agit  tout  d'abord  du  fait  matériel  de  la  publica- 
tion et  des  suites  qu'il  entraîne  pour  la  sûreté  des  personnes.  Qu'on 
se  figure  les  tourmens  d'un  poète  à  l'âme  loyale  et  à  la  conscience 
droite,  que  le  génie  et  bien  plus  encore  le  sentiment  du  devoir 
poussent,  d'une  part,  à  entretenir  par  des  paroles  toujours  nouvelles 
le  feu  sacré  dans  les  cœurs,  et  qui,  d'autre  part,  frémit  à  l'idée  que 
ces  pages,  écrites  à  l'abri  des  persécutions,  formeront  les  preuves 
d'un  délit  toujours  cruellement  puni,  seront  cause  de  plus  d'un 
supplice,  de  plus  d'une  mort  peut-être!  Un  jour  par  exemple  le 
jeune  Lévitoux  fut  emmené  dans  la  citadelle  de  Varsovie  pour 
avoir  été  trouvé  possesseur  d'un  exemplaire  des  Aïeux;  exaspéré 
par  les  tortures,  craignant  surtout  de  tomber  en  délire  et  de  trahir 
alors  les  noms  de  ses  compagnons  qu'on  lui  demandait,  le  pauvre 
prisonnier  attira  la  veilleuse  de  ses  mains  enchaînées,  la  plaça  sous 
son  lit  de  sangle  et  se  brûla  vif  (1).  Si  habitué  que  fût  le  pays  à 
des  souffrances,  à  des  catastrophes  de  tout  genre,  cet  horrible  tré- 
pas d'un  enfant  de  dix-sept  ans  ne  laissa  pas  de  l'émouvoir  profon- 
dément; mais  celui  qui  en  souffrit  peut-être  le  plus,  ce  fut  un  poète, 
ce  fut  Miçkiewicz  :  l'idée  d'avoir  été  involontairement  la  cause  d'un 
pareil  supplice  l'obséda  longtemps,  et  bien  des  années  après  cet 
événement  il  n'y  pouvait  songer  sans  frisson.  Le  poète  anonyme  ne 
resta  pas,  lui  non  plus,  à  l'abri  de  pareils  succè.s  littéraires.  Il  avait 
publié  à  Paris  un  petit  poème,  la  Tentation,  où  se  trouve  à  la  fm 
le  seul  cri  d'âme  qu'il  se  soit  jamais  permis  sur  sa  situation  per- 
sonnelle, et  où  généralement  on  crut  même  entrevoir  le  récit  figuré 
d'un  événement  réel,  d'une  rencontre  entre  le  poète  et  l'empereur 
Nicolas.  Les  étudians  de  Lithuanie  résolurent  de  réimprimer  ce 
poème,  qui  parut  en  effet  dans  le  feuilleton  d'un  journal  du  pays, 
avec  V imprimatur  du  censeur,  qui  n'avait  rien  compris  au  manus- 
crit. L'alerte  vint  bientôt  de  Saint-Pétersbourg;  une  enquête  fut 
ordonnée,  et  plusieurs  centaines  déjeunes  gens  durent  s'acheminer 
vers  la  Sibérie.  C'était  la  fleur  de  la  jeunesse,  et  la  désolation  des 
familles  fut  immense.  La  douleur  de  l'écrivain  anonyme  dut  être 
grande  alors,  et  combien  lui  pesa  sans  doute  dans  un  tel  moment  la 
sécurité  relative  dont  il  jouissait,  surtout  quand  il  pensait  à  quelle 
haute  protection  il  la  devait! 

Dans  des  conditions  si  difficiles,  si  alarmantes  pour  une  conscience 

(1)  La  lievue  a  parltî  de  l'incident;  voyez,  dans  la  livraison  du  \"  avril  1848,  l'étude 
sur  la  Propagande  démocratique  en  Pologne,  de  M.  Alex.  Thomas. 


LE   POÈTE    ANONYME   DE    LA   POLOGNE.  13 

délicate  et  scrupuleuse,  le  poète  anonyme  trouvait  un  certain  sou- 
lagement à  pouvoir  se  donner  le  témoignage  de  ne  pas  écrire  en 
vue  de  la  gloire,  de  ne  pas  sacrifier  à  un  goût  frivole,  aux  fantai- 
sies de  l'art  pour  l'art.  L'auteur  de  Vlridion  et  des  Psaumes  ne 
chanta  jamais  que  la  patrie;  il  ne  s'adressa  qu'à  la  pensée  morale, 
politique,  nationale,  religieuse  de  ses  auditeurs,  à  «l'âme  polo- 
naise, »  comme  on  dit  dans  le  pays;  mais  il  cherchait  encore  un 
autre  moyen  pour  alléger  le  poids  de  la  responsabilité  qui  l' étouf- 
fait, moyen  bizarre  et  pourtant  aisé  à  comprendre  pour  quiconque 
connaît  toutes  les  subtilités  ingénieuses  d'un  cœur  généreux  et  en- 
dolori. S'il  publiait  ses  poèmes,  cédant  en  quelque  sorte  à  une  voix 
impérieuse,  il  ne  faisait  rien  cependant  pour  les  propager,  pour 
étendre  le  cercle  de  leur  influence,  pour  augmenter  ou  multiplier 
les  éditions;  bien  au  contraire,  il  s'ingéniait  à  en  rétrécir  le  nom- 
bre, à  en  paralyser  la  diffusion  :  spectacle  contradictoire  d'un  écri- 
vain qui  veut  agir  sur  l'opinion  et  qui  diminue  en  même  temps  à 
plaisir  les  moyens  de  cette  action!.  Il  s'était  formé  à  ce  sujet  une 
croyance  presque  fataliste  qu'il  laissa  entrevoir  dans  une  circon- 
stance curieuse.  Son  petit  poème  de  Resurrecturis  avait  paru  d'a- 
bord dans  la  Revue  de  Posen,  recueil  grave  et  estimable  sans  doute, 
mais  que  sa  gravité  même  et  de  plus  ses  tendances  très  conserva- 
trices, ainsi  que  le  lieu  de  la  publication,  empêchaient  d'être  ré- 
pandu. Un  ami  du  poète  retira  cette  œuvre  du  recueil  et  en  fit  faire 
à  Paris  une  édition  à  quelques  milliers  d'exemplaires.  Ce  n'était 
pas  un  jeune  étudiant  de  Lithuanie,  enthousiaste  et  étourdi,  qui 
avait  eu  l'idée  de  cette  réimpression;  c'était  un  esprit  grave,  un 
vieux  général,  homme  très  réfléchi  et  pesant  mûrement  ses  actions. 
Les  plaintes  du  poète  n'en  furent  pas  moins  d'une  amertume  ex- 
trême. «  Mais  les  vérités  salutaires  contenues  dans  le  Resurrecturis, 
lui  disait-on,  auraient  été  presque  perdues  pour  la  nation  dans  le 
recueil  inabordable?  »  —  «  Non,  fut  la  réponse  caractéristique. 
L'âme  qui  avait  besoin  de  ces  paroles  les  aurait  trouvées  aussi  bien 
là  qu'ailleurs  :  elle  y  aurait  été  guidée  par  le  destin,  par  la  fatalité-, 
pourquoi  faire  passer  à  la  ronde  une  coupe  d'amertume?  » 

Et  cette  poésie,  pour  ne  parler  que  d'elle,  pour  ne  rien  dire  de 
l'immense  correspondance  que  l'écrivain  entretenait  de  tous  côtés, 
dont  il  n'a  paru  que  des  extraits,  et  qui  de  longtemps  sans  doute 
ne  pourra  voir  le  jour,  cette  poésie,  quelle  est-elle?  On  a  souvent 
accusé  la  poésie  polonaise  en  général,  et  surtout  celle  de  l'auteur 
de  Vlridion,  d'être  trop  obscure  et  symbolique,  de  parler  en 
énigmes  et  dans  un  style  allégorique,  de  manquer  en  un  mot  de 
cette  sérénité  et  de  cette  transparence  qui  sont  les  premières  con- 
ditions de  l'art  pur.  L'art,  pour  être  vrai  et  vivant,  doit  toujours 


14  REVUE   DES   DEUX  MONDES, 

se  ressentir  du  milieu  moral  où  il  se  développe,  et  pour  juger  im- 
partialement la  poésie  polonaise,  il  ne  faut  jamais  perdre  de  vue 
l'état  moral  de  la  Pologne  elle-même.  Dans  un  pays  depuis  si  long- 
temps accablé  par  la  douleur,  les  œuvres  de  l'imagination  seront 
nécessairement  sombres  et  nuageuses.  Là  où  l'oppression  a  ensei- 
gné aux  hommes  à  se  comprendre  à  demi-mot ,  le  langage  de  l'in- 
spiration se  contentera  parfois  de  signes.  Cela  devient  une  habi- 
tude, nous  dirons  presque  une  nécessité  esthétique.  Il  faut  bien  le 
répéter,  les  œu\Tes  d'imagination  ne  se  lisent  pas  en  Pologne  comme 
en  Occident  :  elles  se  lisent  en  cachette,  au  milieu  de  dangers  très 
réels;  elles  doivent  s'incruster  dans  la  mémoire;  elles  doivent  con- 
stituer pour  des  mois,  pour  des  années  entières,  la  nourriture  de 
l'âme.  Une  telle  poésie  doit  cacher  des  profondeurs  que  la  pensée 
puisse  lentement  explorer.  Le  messager  reçu  dans  le  mystère  doit 
dire  des  choses  mystérieuses,  mystiques  même,  et  le  moins  qu'on 
puisse  demander  à  des  livres  qui  arrivent  comme  des  feuilles  sibyl- 
lines, c'est  de  parler  le  langage  des  oracles.  On  ne  se  plaint  pas 
de  ce  langage,  on  le  comprend  même  très  vite,  on  s'y  accoutume, 
comme  on  s'accoutume  à  voir  dans  les  ténèbres.  De  toutes  les 
œuvres  du  poHe  anonyme  d'ailleurs,  la  seule  peut-être  qui  ait  eu 
réellement  ce  caractère  énigmatique  est  la  Comédie  infernale;  tout 
le  reste  fut  saisi  par  l'intelligence  nationale  dès  le  premier  mo- 
ment. Poésie  étrange  née  de  la  situation  faite  à  la  Pologne  par  ses 
malheurs  et  par  ses  souffrances,  et  qui,  après  la  poésie  de  Goethe, 
est  peut-être  dans  notre  temps  celle  qui  a  scruté  le  plus  profon- 
dément le  mystère  de  la  vie  et  de  l'âme! 

II. 

C'est  en  1835  que  parut  la  Comédie  infernale ,  la  première  œuvre 
qui  fixa  les  regards  sur  le  poète  anonyme,  et  cette  date  même  n'est 
pas  un  des  côtés  les  moins  originaux  de  cette  vigoureuse  création. 
Le  poème,  en  effet,  semblait  un  défi  jeté  aux  tendances  générales 
du  siècle,  une  protestation  solennelle  contre  les  aspirations  contem- 
poraines. Qu'on  se  rappelle  un  instant  cette  époque,  le  bouillonne- 
ment général  alors  des  idées,  des  croyances  et  des  passions.  La 
révolution  de  juillet  venait  d'imprimer  au  monde  un  mouvement 
qui  ne  s'était  point  arrêté  encore.  La  jeunesse  rêvait  presque  uni- 
versellement la  république;  des  esprits  religieusement  émus  appe- 
laient riwangile  lui-même  à  l'appui  de  la  démocratie;  des  sectes 
étranges  et  mystérieuses  prenaient  en  main  la  cause  des  déshérités 
de  la  fortune,  accusaient  l'organisation  vicieuse  de  l'état  social  et 
revendiquaient  pour  chacun  un  droit  jusqu'ici  ignoré  et  plein  de 


LE   POÈTE    ANONYME    DE    LA   POLOGNE.  J5 

tentations,  le  droit  au  bonheur.  Le  novus  rerum  ordo  de  Virgile  de- 
vint alors  le  cri  de  plus  d'une  âme,  et  quoi  d'étonnant  que  ce  cri  fût 
surtout  entendu  et  répété  par  la  souffrance  et  la  poésie,  c'est-à-dire 
par  les  deux  choses  du  monde  les  moins  portées  de  tout  temps  à 
se  contenter  de  ce  qui  existe?  Or  la  Pologne  supportait  alors  des 
maux  immenses,  indicibles,  et  il  ne  fallait  peut-être  rien  moins  que 
la  conviction  d'un  prochain  et  universel  bouleversement,  d'une  en- 
tière rénovation  de  l' humanité  »  pour  inspirer  encore  à  sa  poésie  des 
accens  de  foi  et  d'espérance.  Aussi  la  muse  de  Miçkiewicz,  si  abattue 
et  découragée  naguère  dans  le  célèbre  CJiant  de  la  Mère,  à  la  veille 
même  du  combat  de  1830,  acquit-elle  bientôt  après  une  sérénité 
de  vues  et  une  fierté  d'allures  qui  formaient,  il  est  vrai,  le  contraste 
le  plus  étrange  avec  la  réalité  décevante,  mais  qui  puisaient  préci- 
sément leur  force  dans  la  prévision  d'une  ère  nouvelle.  Ces  mêmes 
croyances  inspiraient  un  autre  poète  à  l'esprit  ardent  et  fiévreux,  à 
l'imagination  vive  et  aux  colères  plus  vives  encore,  Slowaçki.  Il  n'y 
eut  pas  même  jusqu'au  chantre  doux  et  mélodieux  des  ondines  et 
des  steppes,  Bohdan  Zaleski,  qui  ne  se  laissât  emporter  à  ce  mo- 
ment par  l'esprit  prophétique.  Le  pressentiment,  la  certitude  d'une 
transformation  politique,  sociale  et  religieuse  du  genre  humain 
éclate  dans  toutes  ces  œuvres  inspirées  que  les  poètes  polonais  d'a- 
lors envoyaient  du  sein  de  l'exil  à  leur  patrie  désolée  comme  au- 
tant de  bonnes  nouvelles. 

Au  milieu  de  ce  concert  unanime  en  l'honneur  d'une  régénéra- 
tion prochaine  retentit  tout  à  coup  une  voix  sinistre.  Un  auteur  ano- 
nyme reprit  le  thème  alors  si  populaire,  — le  procès  du  passé  et  de 
l'avenir,  la  lutte  suprême  du  monde  ancien  et  du  monde  nouveau,  — 
et  l'on  vit  dans  son  drame  un  comte  Henri,  dernier  défenseur  d'un 
ordre  de  choses  arrivé  à  son  dernier  jour,  succomber  sans  appel, 
sinon  sans  éclat,  devant  Pancrace,  le  représentant  énergique  et  le 
vengeur  des  opprimés  et  des  déshérités  de  nos  temps.  Le  thème  était 
bien  connu,  mais  le  tableau  se  trouvait  combiné  et  peint  de  telle  sorte 
qu'il  ne  fallait  pas  précisément  être  doué  de  l'âme  de  Caton,  qu'il 
suffisait  de  l'avoir  tout  simplement  humaine  pour  se  plaire  dans  la 
cause  vaincue,  pour  reculer  au  moins  devant  le  conflit  et  redouter 
le  triomphe.  De  triomphe,  à  proprement  parler,  le  drame  n'en  pro- 
clamait aucun  :  l'adversaire,  heureux  pour  un  instant,  s'affaissait 
subitement  en  s' avouant  vaincu  à  son  tour,  le  combat  ne  finissait 
que  faute  de  combattans,  et  ce  fut  précisément  cette  fin  qui  n'est 
pas  une  solution,  qui  n'est  pas  même  une  issue,  qui  ajouta  encore 
à  l'horreur  du  tableau.  Dans  cette  Comédie  infernale  en  effet,  rien 
ne  reste  debout  sur  le  sol  bouleversé ,  l'horizon  est  fermé  de  toutes 
parts.  La  croix  seule  paraît  au  dénoûment,  flamboyante  et  san- 


16  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

glante,  mais  en  symbole  de  châtiment  plutôt  que  de  rédemption; 
elle  ne  semble  descendre  sur  la  terre  que  comme  la  marque  funé- 
raire d'une  tombe  aussi  immense  que  l'univers. 

Si  étrange,  si  contraire  aux  aspirations  et  aux  espérances  de  l'é- 
poque que  parût  cette  œuvre,  elle  ne  s'imposa  pas  moins  aux  esprits 
par  une  sorte  de  fascination  provocatrice.  Dans  une  scène  très  belle 
du  drame,  on  voit  le  chef  incarné  de  la  démocratie  attiré  irrésisti- 
blement vers  son  grand  adversaire,  curieifx  de  le  connaître,  avide 
de  son  entretien,  impatient  de  pénétrer  sa  pensée.  Cette  même  at- 
traction mystérieuse,  le  poème  «  aristocratique  »  semblait  l'exercer 
sur  le  public  d'alors,  passablement  imbu  des  idées  de  Pancrace;  on 
revenait  sans  cesse  à  cette  étrange  figure  du' comte  Henri,  avec  un 
empressement  craintif  qui  participait  à  la  fois  de  la  répulsion  et  de 
la  sympathie.  Le  vrai  problème,  disons -le,  l'énigme  du  drame  était 
l'adversaire  de  Pancrace,  le  champion  du  passé,  le  défenseur  de  la 
société  mourante.  On  avait  peine  à  comprendre  cet  ennemi  de  la 
démocratie  qui  lui  semblait  pourtant  attaché  par  plus  d'une  affinité 
secrète  et  invincible ,  cet  ami  des  nobles  et  des  riches  qui  les  esti- 
mait si  peu  et  les  accablait  même  de  dédain,  ce  martyr  sans  enthou- 
siasme et  ce  confesseur  sans  foi .  Il  a  fallu  l'expérience  d'une  révo- 
lution, les  épreuves  douloureuses  de  1848,  pour  faire  comprendre 
le  héros  mystérieux  du  poète  anonyme^  et,  on  peut  le  dire,  ce  n'est 
qu'aux  lueurs  d'un  incendie  qui  avait  embrasé  toute  l'Europe  qu'ap- 
parut pour  la  première  fois,  dans  toute  sa  vérité  palpable  et  saisis- 
sante, le  défenseur  sceptique  d'un  monde  qui  périt. 

Essayons  de  nous  retracer  ici  cette  figure,  réunissons  ses  traits 
principaux  et  caractéristiques.  On  peut  les  trouver  aussi  bien  dans 
la  Comédie  infernale  que  dans  le  Fragynenl  où  l'auteur  avait  re- 
pris le  même  sujet  dans  une  phase  différente,  fragment  demeuré 
malheureusement  à  l'état  d'ébauche,  et  qui  n'a  reçu  qu'une  publi- 
cation posthume.  Ceux-là  se  tromperaient  étrangement  qui  pren- 
draient au  mot  la  position  faite  à  l'adversaire  de  la  démocratie  par 
la  fatalité  des  temps  et  des  passions,  et  qui  ne  voudraient  voir  dans 
le  comte  Henri  que  l'aristocrate  aux  préjugés  étroits  et  aux  vues  ti- 
mides. Il  y  a  eu  des  nuits  étoilées ,  nous  dit-il  lui-même,  «  où  son 
âme  se  supposait  assez  d'haleine  pour  parcourir  tous  ces  mondes 
suspendus  dans  l'infini  azuré  et  pour  parvenir  jusqu'au  seuil  de 
Dieu  sans  être  essoudlée.  »  Dans  un  grand  épisode  du  Fragment, 
qui  porte  le  titre  d' Un  Songe,  apparaissent  devant  les  yeux  du  hé- 
ros tous  les  maux  et  toutes  les  misères  de  notre  siècle  :  les  armées 
dressées  à  l'art  de  combattre  l'indépendance  des  peuples  et  d'é- 
touffer la  liberté  des  citoyens;  la  police  suspendant  au-dessus  de 
tous  son  œil  vigilant  comme  la  voûte  immense  et  mouvante  d'un 


LE  POÈTE  ANONYME  DE  LA  POLOGNE.  17 

cachot,  et  ramassant  tout,  jusqu'à  l'épingle,  «  car  l'épingle  pour- 
rait grandir  et  devenir  une  arme  dans  la  main  de  l'opprimé;  »  les 
travailleurs  affamés,  étiolés,  entassés  dans  des  caveaux  souterrains 
et  meurtriers  :  la  lampe  attachée  au  front,  cyclopes  étranges,  ils 
percent  sans  relâche  des  tètes  d'aiguille  avec  des  doigts  amollis 
comme  la  cire ,  et  soupirent  en  vain  après  le  soleil  ;  —  des  nations 
enterrées  vivantes ,  frappant  de  leurs  chaînes  les  murs  de  leur  sé- 
pulcre ,  tandis  que  des  prêtres  bien  assermentés  à  la  servitude  leur 
recommandent  de  mourir  en  silence  et  de  ne  point  troubler  le  repos 
et  les  plaisirs  des  puissans  de  la  terre...  Un  autre  grand  épisode  du 
même  Fragment  laisse  défiler  les  siècles  passés  dans  un  symbo- 
lisme ingénieux  et  d'après  cet  ordre  magique  qu'aime  tant  à  déve- 
lopper la  philosophie  de  l'histoire  :  on  y  voit  la  liberté  se  dégageant 
d'époque  en  époque,  grandissant  avec  tout  peuple  et  avec  toute 
évolution  nouvelle  de  l'humanité.  La  signification  de  ces  deux  ta- 
bleaux est  évidente.  Le  comte  Henri  a  partagé  toutes  les  saintes 
colères  ainsi  que  toutes  les  généreuses  aspirations  du  siècle.  Nous 
l'entendons  éclater  en  imprécations  contre  les  brigands  couronnés, 
contre  ces  prêtres  qui  enseignent  la  mort  dans  l'esclavage,  ces  ban- 
quiers et  marchands  <(  qui  trafiqueraient  même  des  clous  par  les- 
quels les  pieds  du  Christ  furent  attachés  à  la  croix,  et  qui  ont  de  la 
peine  à  admettre  que  Dieu  ait  pu  créer  le  monde  sans  l'aide  du  ca- 
pital. »  Nous  le  voyons  s'affilier  à  des  sociétés  secrètes,  «  à  ceux  qui 
aspirent  et  conspirent,  qui  travçiillent  dans  les  ténèbres  à  l'œuvre 
de  l'avenir.  »  L'impudence  croissante  du  vice  et  de  l'opprobre  ne 
lui  avait  semblé  que  le  signe  le  plus  certain  de  leur  ruine  pro- 
chaine, et  le  moment  lui  avait  paru  bien  peu  éloigné  où  la  justice 
régnerait  sur  la  terre,  où  les  nations  allaient  reconquérir  leur  indé- 
pendance, l'homme  sa  dignité,  où  la  femme  elle-même  sortirait  de 
l'état  de  dégradation  dans  lequel  la  maintenait  une  loi  sans  justice 
et  sans  amour. 

C'est  pourtant  le  même  homme  qui  apparaît  bientôt  comme  l'ad- 
versaire résolu  de  la  cause  du  peuple,  comme  le  défenseur  intrai- 
table d'un  ordre  de  choses  tant  de  fois  maudit!  Quand  ses  in- 
vocations à  la  liberté  et  à  l'humanité  lui  auront  été  répétées  par 
des  chœurs  immenses  et  frémissans,  le  prophète  inspiré  de  l'ave- 
nir deviendra  le  soldat  décidé  du  passé ,  ne  connaissant  que  sa 
consigne  et  repoussant  toute  transaction.  Il  appellera  alors  en  aide 
toutes  les  forces  auparavant  vouées  aux  gémonies ,  et  aura  recours 
aux  armes  et  aux  principes  d'un  autre  âge.  Autrefois  il  avait  eu 
certes  en  bien  peu  d'estime  les  avantages  de  la  naissance  et  les  pri- 
vilèges des  positions  acquises;  aujourd'hui  il  se  redressera  dans  son 
orgueil  de  gentilhomme,  il  en  appellera  à  l'histoire  et  à  l'ouvrage 

TOME  XXXVII.  2 


18  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

consacré  par  les  siècles.  Autrefois  il  ne  parlait  de  Dieu  que  clans 
ce  langage  vague  et  humanitaire  qu'aflectionne  tant  notre  spécu- 
lation panthéiste,  ou  bien  mieux  il  s'adressait  dans  ses  prières  à  la 
mire  Niiture-y  aujourd'hui  il  prendra  pour  cri  de  guerre  les  noms 
de  Jhus  et  de  Marie,  et  choisira  pour  dernière  défense  une  tour 
féodale  écroulée  qui  porte  le  nom  de  la  sainte  Trinité.  Il  se  cram- 
ponnera d'une  main  convulsive  aux  débris  d'une  génération  qui 
s'en  va,  et  éclatera  d'un  rire  infernal  au  mot,  jadis  magique,  de 
progrès.  «  Le  progrès,  répondra-t-il  au  chef  populaire,  le  bonheur 
du  genre  humain!  Moi  aussi,  j'y  ai  cru  autrefois!...  Encore  au- 
jourd'hui... Tiens,  prends  ma  tête,  pourvu  que...  Rêves  inutiles, 
qui  les  accomplira?...  Adam  est  mort  dans  le  désert,  nous  ne  re- 
viendrons pas  au  paradis...  Jadis  une  entente...  peut-être...  Mais 
ce  n'est  plus  de  cela  qu'il  s'agit  j  aujourd'hui  il  s'agit  de  l'état  sau- 
vage!... »  Ce  n'est  pas  cependant  qu'il  ait  un  espoir  quelconque 
dans  l'issue  heureuse  de  la  lutte,  ce  n'est  pas  même  qu'il  ait  une 
foi  dans  la  justice  absolue  de  sa  cause.  Si  l'ordre  nouveau  ne  lui 
inspire  que  de  l'horreur,  il  n'en  a  pas  plus  appris  à  estimer  la  cause 
qu'il  défend.  Les  uns,  je  les  hais;  les  autres,  je  les  méprise:  tel  est 
l'aveu  qui  lui  échappe  devant  le  chef  même  du  parti  ennemi.  Quel 
aveu,  quelle  position,  et  surtout  quel  changement  étrange! 

Pas  aussi  étrange  toutefois  que  cela  peut  paraître  au  premier 
aspect,  et  la  seule  chose  qui,  au  fond,  pourrait  étonner  dans  cette 
création  émouvante,  c'est  qu'elle  ait  si  bien  deviné  dès  1835  la  si- 
tuation qui  nous  devait  être  faite  en  1848.  Cette  poésie  en  effet  ne 
ressemble-t-elle  pas  d'une  manière  singulière  à  une  réalité  récente, 
et  n'est-ce  pas  là  l'histoire  à  peu  près  de  nous  tous?  Nous  tous, 
n'avons-nous  pas  été  bercés  un  jour  de  ces  rêves  enchanteurs  de 
progrès  infini,  et  ne  nous  sommes-nous  pas  associés  d'action  ou  de 
vœux  à  tous  ceux  qui  aspiraient,  conspiraient,  et  qui  travaillaient 
dans  les  ténèbres  à  l'édifice  de  l'avenir?  Il  fut  un  temps  où  toute 
doctrine  nouvelle  trouvait  auprès  de  nous  un  accueil  empressé, 
toute  utopie  un  bienveillant  sourire.  L'infaillibilité  du  nombre  était 
devenue  pour  nous  un  dogme,  l'organisation  du  travail  nous  plai- 
sait par  moment,  le  socialisme  pouvait  avoir  du  bon,  et  l'homme 
vraiment  libéral  était  assez  près  d'admettre  la  femme  libre.  Puis 
vint  un  jour  où  tous  ces  esprits  longtemps  évoqués  ou  flattés  se 
dressèrent  subitement,  impérieux,  menaçans,  nous  sommant  de  te- 
nir nos  promesses  et  nos  rêves,  où  la  grande  populace  se  ruait  à 
la  félicité  dont  nous  l'avions  leurrée,  —  et  nous  reculâmes  d'épou- 
vante. Alors,  pour  sauver  la  société  menacée,  nous  fîmes  appel  à  ce 
Dieu  personnel,  incarné,  secourable,  un  peu  trop  oublié  jusque-là; 
nous  nous  saisîmes  même  des  armes  rouillées  depuis  des  siècles 


LE    POÈTE    ANONYME    DE    LA    POLOGNE.  19 

et  nous  nous  abritâmes  derrière  les  restes  de  trônes  et  d'autels  qui 
jonchaient  encore  la  terre.  Au  socialisme  de  l'avenir  nous  opposâmes 
un  socialisme  du  passé;  nous  nous  éprîmes  d'une  vénération  subite 
pour  les  souvenirs,  les  institutions  et  les  abus  même  de  la  féoda- 
lité; nous  n'avions  qu'un  sourire  quand  on  nous  parlait  de  progrès. 
«  Le  progrès  !  —  disions-nous  comme  le  comte  Henri,  —  nous  aussi 
nous  y  avons  cru  autrefois;  mais  ce  n'est  plus  de  cela  qu'il  s'agit  : 
aujourd'hui  il  s'agit  de  l'état  sauvage!  »  Hélas!  dans  cette  lutte 
sainte  et  juste,  nous  nous  trouvâmes  à  côté  de  bien  étranges  auxi- 
liaires et  sous  des  drapeaux  bien  étranges  parfois,  et  avec  les  pré- 
tentions iniques  des  masses  barbares  nous  confondîmes  plus  d'une 
revendication  légitime  des  peuples  civilisés.  Nous  rangions  volon- 
tiers les  Bem,  les  Dembinski  et  jusqu'aux  Charles- Albert  parmi  les 
ennemis  de  la  civilisation,  et  combien  de  nos  contemporains  ne 
saluèrent-ils  pas  dans  Nicolas  un  grand  pontife  de  l'ordre  et  dans 
Ferdinand  H  un  roi  selon  le  Seigneur  !  Toute  révolte  contre  l'op- 
pression nous  parut  alors  odieuse,  tout  cri  de  liberté  nous  faisait 
peur,  et  nous  pouvions  bien  faire  l'aveu  boufFonnement  tragique  de 
FalstafT,  d'être  devenus  lâches  par  conscience!  Aucune  humiliation 
n'a  été  épargnée  à  notre  orgueil,  aucune  palinodie  à  notre  ancienne 
foi,  aucun  trouble,  aucun  remords  à  notre  sentiment  intime.,.  En 
vérité,  nous  sommes  bien  faits  maintenant  pour  comprendre  le  hé- 
ros du  poète  anonyme ,  pour  le  plaindre  aussi,  —  il  est  si  doux  de 
s'apitoyer  sur  soi-même. 

Il  ne  faut  pas  trop  s'attendrir  cependant;  gardons  plutôt  cette 
sévère  impartialité  que  l'auteur  a  su  conserver  envers  le  comte 
Henri.  La  chute  n'a  pas  été  imméritée,  et  le  poète  le  reconnaît  dans 
une  apostrophe  à  son  héros  dont  chaque  parole  a  son  sens  : 

«  Des  étoiles  entourent  ta  tête,  —  lui  dit-il  ;  —  à  tes  pieds  sont  les  flots 
de  la  mer  ;  sur  les  flots  de  la  mer,  un  arc-en-ciel  s'ouvre  devant  toi  et  dis- 
perse les  nuages.  Tout  ce  que  ta  vue  embrasse  est  à  toi  ;  les  rivages ,  les 
villes,  les  hommes  t'appartiennent;  tu  es  le  maître  du  ciel;  rien  ne  semble 
égaler  ta  gloire. 

«  Aux  oreilles  qui  t'écoutent,  tu  procures  d'ineff'ables  jouissances.  Tu  en- 
laces les  cœurs  et  les  délies  comme  une  guirlande,  caprice  de  tes  doigts. 
Tu  fais  couler  des  larmes  et  tu  les  sèches  par  un  sourire,  et  de  nouveau  tu 
chasses  ce  sourire  pour  un  instant,  pour  quelques  heures,  souvent  pour 
toujours...  Mais  toi,  qu'éprouves-tu?  que  crées-tu?  que  penses-tu?  De  toi 
jaillit  la  source  de  la  beauté,  mais  tu  n'es  pas  la  beauté. 

n  Malheur  à  toi,  malheur!  L'enfant  qui  pleure  sur  le  sein  de  sa  mère,  la 
fleur  des  champs  qui  ignore  ses  propres  parfums,  ont  plus  de  mérite  que 
toi  devant  le  Seigneur. 

a  D'où  viens-tu ,  ombre  éphémère,  toi  qui  annonces  la  lumière  et  ne  la 
connais  pas,  toi  qui  ne  l'as  jamais  vue  et  ne  la  verras  jamais?  Qui  donc  t'a 


20  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

créé  par  colère  ou  par  ironie?  Qui  t'a  donné  cette  vie  si  misérable  et  si 
trompeuse  que  tu  puisses  jouer  à  l'ange  à  l'instant  même  où  tu  vas  suc- 
comber, ramper  comme  un  reptile  et  t'étouffer  dans  la  vase?  La  femme  et 
toi,  vous  avez  une  même  origine. 

«  Mais  tu  soulfres  aussi,  quoique  ta  douleur  ne  crée  rien  et  ne  serve  à 
rien.  Les  gémissemens  du  dernier  des  malheureux  sont  comptés  parmi  les 
accens  des  harpes  célestes,  ton  désespoir,  tes  soupirs  tombent  à  terre,  et 
Satan  les  ramasse,  les  ajoute  avec  joie  à  ses  mensonges  et  à  ses  illusions.  » 

Il  est  aisé  de  comprendre  le  sens  de  cette  apostrophe.  Certes  le 
comte  Henri  aspirait  à  l'idéal,  et  il  a  traversé  de  poignantes  dou- 
leurs; mais  cet  idéal,  il  n'a  pas  essayé  de.  le  reproduire  en  lui- 
même,  et  il  n'a  su  tirer  que  vanité  et  endurcissement  de  ses  souf- 
frances. Il  a  eu  un  faux  enthousiasme  et  un  enthousiasme  à  faux;  il 
a  plutôt  recherché  des  émotions  qu'éprouvé  des  sentimens  vrais  : 
((  la  femme  et  lui  ont  la  même  origine.  »  Il  a  manqué  de  naïveté  et 
de  spontanéité.  L'orgueil  avait  envahi  son  âme,  et,  tout  en  croyant 
aimer  et  adorer  l'humanité,  il  n'a  aimé  et  adoré  que  lui-même  et 
ses  pensées...  Paix  aux  hommes  de  bonne  volonté l  s'écrie  l'ange 
gardien  au  début  même  du  drame,  et  c'est  là  plutôt  un  avertisse- 
ment qu'une  bénédiction.  Qu'on  note  en  passant  ces  paroles  :  de 
bonne  volonté.  C'est  le  premier  mot  comme  ce  sera  le  dernier  de  la 
poésie  généreuse  de  l'auteur  anonyme;  ces  paroles  sont  ici  au  fron- 
tispice de  sa  Comédie  infernale,  comme  elles  seront  plus  tard  le 
titre  du  dernier  de  ses  Psaumes.  Or  c'est  cette  bonne  volonté  que  le 
poète  ne  reconnaît  pas  à  son  comte  Henri ,  rêveur  humanitaire  ou 
défenseur  de  l'ordre,  et  dans  cette  expression  il  comprend  la  bonne 
foi,  la  sincérité,  l'intention  pure  et  droite,  «  la  force  tranquille  et 
aimante,  contre  laquelle  l'enfer  ne  prévaudra  jamais.  »  C'est  de 
cette  source  trouble  et  froide  de  la  fausse  exaltation  qu'il  fait  dé- 
couler tous  les  malheurs  de  son  héros ,  les  misères  de  l'homme  et 
du  citoyen,  les  déchiremens  de  la  vie  intime  et  de  la  vie  publique. 

Au  commencement  du  drame,  nous  assistons  à  une  scène  de 
fiançailles.  Après  avoir  longtemps  vécu  en  solitaire,  avec  sa  pen- 
sée et  ses  rêves,  le  comte  Henri  «  descend  aux  vœux  terrestres  »  et 
contracte  un  mariage.  On  croirait  un  moment  que  le  visionnaire  a 
fini  par  comprendre  la  véritable  vocation  de  la  vie  et  les  douceurs 
qu'elle  tient  en  réserve,  qu'il  goûtera  le  bonheur  d'un  amour  hon- 
nête et  durable,  qu'il  fondera  une  famille;  mais  quelques  paroles 
éloquentes  dans  leur  brièveté  dissipent  bientôt  toute  illusion.  Avec 
le  sens  droit  d'une  âme  aimante,  la  jeune  fiancée  dit  au  mari  :  «  Je 
te  serai  une  épouse  fidèle,  comme  ma  mère  me  l'a  prescrit,  comme 
mon  cœur  me  le  dicte.'»  Et  celui-ci  de  s'écrier  :  «  Tu  seras  mon 
chant  pour  l'éternité!  »  La  femme  parle  le  langage  de  la  société; 


LE    POÈTE    ANONYME    DE    LA   POLOGNE.  21 

lui,  il  répond  avec  l'accent  de  la  poésie!  Elle  est  fatiguée  du  bal 
bruyant  qui  forme  un  contraste  si  pénible  avec  les  douces  émotions 
de  son  cœur',  et  elle  tombe  presque  en  défaillance  ;  mais  le  comte 
l'a  trouvée  si  belle  dans  son  épuisement  et  sa  pâleur,  qu'il  la  prie 
de  retourner  à  la  danse.  «  Moi,  je  resterai  et  je  te  regarderai,  comme 
j'ai  regardé  souvent  dans  ma  pensée  des  anges  glissans.  »  Elle  lui 
jure  qu'elle  n'en  a  plus  la  force;  il  insiste,  il  supplie,  et  il  est 
obéi!...  C'est  par  de  tels  traits  que  le  poète  marque  dès  l'abord  ce 
caractère.  Aussi  n'est-on  plus  étonné  de  retrouver  bientôt  le  comte 
Henri  errant  dans  les  montagnes  par  des  nuits  sombres  et  poursui- 
vant de  nouveau  ses  fantômes  d'autrefois.  «  Depuis  mon  mariage, 
dit-il,  j'ai  dormi  du  sommeil  des  engourdis,  du  sommeil  des  goin- 
fres, du  sommeil  du  fabricant  allemand  auprès  de  sa  femelle  alle- 
mande. »  Sa  femme  est  née  pour  le  foyer  et  le  jardinet,  «  mais  non 
pour  lui;  »  ce  n'est  pas  celle  qu'il  avait  rêvée.  Les  accens  d'une 
grande  douleur  ne  lui  manquent  certes  pas,  non  plus  que  les  images 
puissantes;  mais  quel  sentiment  plus  profond  et  même  plus  poétique 
dans  ces  simples  paroles  de  la  jeune  femme  :  «  Hier  j'ai  été  à  con- 
fesse, et  je  me  suis  rappelé  tous  mes  péchés,  et  je  n'ai  pu  rien  trou- 
ver qui  ait  dû  t'offenser!  » 

Un  fds  naît  de  cette  union,  et  le  père  n'est  pas  présent  à  la 
cérémonie  du  baptême  au  moment  où  son  enfant  reçoit  un  nom  et 
entre  dans  la  cité  humaine.  La  mère  s'avance  chancelante,  l'œil  ha- 
gard et  troublé  par  le  délire;  elle  s'écrie,  à  la  stupéfaction  des  as- 
sistans  :  «  Je  te  bénis,  George,  je  te  bénis,  mon  enfant!  Sois  poète 
pour  que  ton  père  t'aime,  pour  qu'il  ne  te  renie  pas  un  jour!  Tu 
mériteras  bien  de  ton  père,  et  tu  lui  plairas,  et  alors  il  pardonnera 
à  ta  mère...  Je  te  maudis,  si  tu  ne  deviens  pas  poète!...  »  Elle  est 
folle,  et  on  l'emmène  dans  une  maison  d'aliénés.  A  cette  nouvelle 
foudroyante,  l'âme  du  mari  se  déchire  et  éclate  en  sanglots,  en  re- 
mords. «  Celle  à  qui  j'ai  promis  la  fidélité  et  le  bonheur,  je  l'ai 
jetée  de  son  vivant  dans  un  séjour  de  damnés.  J'ai  détruit  tout  ce 
que  j'ai  touché,  et  je  me  détruirai  moi-même.  L'enfer  m'a-t-il 
vomi  pour  que  je  sois  son  image  sur  la  terre?...  Sur  quel  oreiller 
va-t-elle  aujourd'hui  reposer  sa  tête?  Quels  sons  vont  l'entourer 
cette  nuit?  Les  cris  et  les  hurlemens  des  possédés!...  »  Il  poursui- 
vrait encore  longtemps  peut-être  ce  monologue,  si  une  voix  sar- 
donique  et  mystérieuse  ne  lui  criait  tout  à  coup  :  Tu  composes  un 
drame!...  Cette  folie  de  la  femme  est  d'une  invention  magistrale, 
et  c'est  avec  un  art  qui  semble  dérobé  au  génie  de  Shakspeare 
qu'on  voit  appliquer  ici  la  justice  poétique  au  héros  du  drame.  Il 
trouvait  sa  femme  trop  pratique,  dormant  tranquillement  à  des 
heures  réglées  et  ne  quittant  jamais  la  terre.  Eh  bien!  elle  quit- 


22  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tera  cette  terre  et  n'aura  plus  qu'un  sommeil  agité;  le  sens  des 
réalités  lui  échappera,  et  elle  perdra  la  raison  !  Il  était  rêveur,  elle 
deviendra  lunatique;  elle  pratiquera  avec  bonne  foi  l'exaltation,  et 
aux  élans  poétiques  du  mari  elle  répondra  par  le  délire  :  «  Tu  ne 
me  mépriseras  plus,  Henri,  lui  dit-elle  en  le  revoyant  dans  la  mai- 
son d'aliénés.  Je  suis  pleine  d'inspirations  maintenant,  mon  âme  a 
quitté  le  cœur  et  est  remontée  à  la  tête.  Regarde-moi,  ne  t'ai-je  pas 
égalé?  Je  saurai  maintenant  comprendre  tout,  l'exprimer,  le  chan- 
ter :  la  mer,  les  étoiles,  la  tempête,  la  bataille...  Oui,  la  bataille!  Il 
faut  que  tu  me  mènes  à  une  bataille;  je  regarderai  et  je  décrirai... 
les  cadavres,  le  drap  mortuaire,  le  sang,  là  vague,  la  rosée  et  le 
cercueil...  Que  je  suis  heureuse!  »  Ces  discours  incohérens,  dont 
chaque  mot  porte  cependant,  sont  entrecoupés  par  intervalle  de 
cris  plus  incohérens  encore,  partant  de  tous  côtés.  Ce  sont  les  cris 
des  aliénés  qui  habitent  les  autres  cellules  de  la  maison.  Qu'on  se 
garde  bien  de  ne  voir  en  tout  cela  que  la  recherche  puérile  d'un 
effet  scénique.  Ces  voix  ont  une  signification  profonde;  cette  sym- 
phonie de  la  démence  a  sa  clé  dominante  :  la  folle  poésie  de  la 
femme  est  traversée  à  dessein  par  ces  cris  qui  sont  les  signes  pré- 
curseurs du  prochain  délire  de  la  société  entière;  à  travers  le  mal- 
heur domestique,  on  entrevoit  déjà  d'ici  le  malheur  du  monde. 

Une  voix  d'en  haut.  —  Vous  avez  enchaîné  Dieu.  L'un  est  déjà  mort  sur 
la  croix  ;  moi  je  suis  le  second  Dieu  et  également  dans  la  main  des  bour- 
reaux. 

Une  voix  d'en  bas.  —  A  l'échafaud  les  têtes  des  rois  et  des  nobles!  Par 
moi  commence  la  liberté  des  peuples. 

Une  voix  du  côté  gauche.  —  La  comète  luit  déjà  au  ciel,  le  jour  du  ju- 
gement terrible  approche. 

Une  voix  d'en  bas.  —  J'ai  tué  de  ma  main  trois  rois,  dix  restent  encore, 
ainsi  que  cent  prêtres  qui  chantent  la  messe. 

«  N'est-ce  pas  que  ces  gens -là  ont  l'esprit  affreusement  dé- 
rangé? »  dit  la  femme  en  écoutant  ces  vociférations  d'enfer.  «  Ils  ne 
savent  pas  ce  qu'ils  disent,  poursuit -elle;  mais  moi  je  vais  t' an- 
noncer ce  qui  arriverait,  si  Dieu  devenait  fou.  »  Si  Dieu  devenait 
fou!  L'expression  est  d'une  brutalité,  mais  aussi  d'une  énergie  sans 
égale,  qui  ne  se  dément  pas  dans  le  développement  de  cette  étrange 
pensée. 

"  '^ïais  moi  je  te  dirai  ce  qui  arriverait,  si  Dieu  devenait  fou.  (EUe  la 

prend  pnr  In  main.)  Tous  les  moudcs  s'élèvent  daus  l'espace  ou  roulent  dans 
l'abîme.  Chaque  créature,  chaque  vermisseau  crie  :  Je  suis  Dieu!  et  ils 
meurent  tous  les  uns  après  les  autres ,  et  les  comètes  et  les  soleils  s'étei- 
gnent aussi.  Jésus-Christ  ne  nous  sauvera  plus;  à  deux  mains  il  a  pris  sa 


LE    POÈTE    ANONYME    DE    LA   POLOGNE.  23 

croix  et  l'a  jetée  dans  l'abîme.  Entends-tu  cette  croix,  espoir  de  millions 
de  malheureux,  tomber  d'étoile  en  étoile?  Elle  se  brise  enfin  et  couvre  de 
ses  débris  l'univers  tout  entier.  La  très  sainte  Vierge  seule  prie  encore,  et 
les  étoiles  ses  servantes  lui  sont  encore  fidèles  ;  mais  elle  ira  aussi  où  va 
le  monde  entier.  » 

Entre  ces  scènes  de  la  vie  privée  si  vigoureusement  esquissées 
et  celles  de  la  vie  publique  qui  se  dérouleront  bientôt  vient  se  pla- 
cer dans  le  poème  comme  une  idylle  mélancolique  :  c'est  une  suite 
d'épisodes  entre  le  père  et  l'enfant,  le  veuf  et  l'orphelin.  Rarement 
imagination  de  poète  a  créé  une  figure  d'une  grâce  aussi  pure  et 
d'un  symbolisme  aussi  profond  que  ce  petit  George.  Les  vœux  de  la 
pauvre  mère  n'ont  été  que  trop  exaucés  :  son  fils  est  poète  comme 
le  comte,  plus  que  lui  encore,  car  il  ne  recherche  pas  les  émotions, 
elles  naissent  spontanément  dans  son  cœur;  son  âme  vibre  comme 
une  harpe,  les  images  tourbillonnent  malgré  lui  dans  son  cerveau 
et  «  lui  font  mal  à  la  tête.  »  Il  récite  des  chansons  douces  et  harmo- 
nieuses, il  dit  les  savoir  de  sa  mère,  qu'il  n'a  pourtant  jamais  con- 
nue, et  il  assure  entendre  parfois  des  voix  célestes;  mais  il  est  chétif 
à  l'extrême  malgré  une  grande  puissance  nerveuse.  Arrivé  à  l'âge 
de  dix  ans,  l'enfant  dépérit,  devient  aveugle,  et  ne  regarde  plus 
qu'en  lui-même.  On  devine  aisément  que  le  poète  a  voulu  person- 
nifier dans  George  ces  natures  chastes  et  contemplatives,  telles  que 
l'on  en  rencontre  souvent  au  milieu  des  sociétés  agitées  et  dans  des 
temps  difficiles,  âmes  naïves  et  délicates,  à  la  pensée  haute  et  au 
sens  raffiné,  mais  craintives  et  renfermées  en  elles-mêmes,  aveugles 
aux  choses  de  la  terre,  ne  comprenant  rien  à  ces  vulgarités  du 
monde,  qui  en  sont  pourtant  les  nécessités.  Le  petit  George  a  l'in- 
stinct religieux  très  prononcé;  il  voudrait  toujours  prier,  il  rapporte 
toute  chose  à  Dieu.  iNe  nous  trompons  pas  cependant  :  ce  n'est  pas 
là  la  foi,  ce  n'est  que  le  besoin  de  croire,  c'est  plutôt  le  désir  que 
la  certitude.  La  piété  de  l'enfant  procède  encore  trop  de  la  poésie 
du  père,  et  l'auteur  l'indique  par  un  trait  ingénieux.  Le  comte 
mène  son  fils  au  cimetière;  George  s'agenouille  devant  la  tombe  de 
sa  mère  et  récite  VAve  :  «  Salut,  Marie  pleine  de  grâce  divine,  reine 
des  cieux,  maîtresse  de  tout  ce  qui  s'épanouit  sur  la  terre,  dans  les 
champs,  au  bord  des  fleuves...»  Le  père  l'arrête  et  le  reprend.  Il  re- 
commence :  «  Salut,  Marie  pleine  de  grâce,  le  Seigneur  est  avec 
vous,  vous  êtes  bénie  entre  tous  les  anges,  et  que  chacun  d'eux, 
quand  vous  passez,  arrache  un  rayon  de  ses  ailes  et  le  jette  sous 
vos  pieds  ! . . .  »  Qui  ne  connaît  ce  penchant  à  suppléer  à  la  foi  par  la 
poésie,  à  orner  les  paroles  de  l'Évangile  et  à  enjoliver  le  Golgotha! 
Est-ce  bien  là  de  la  religion?  C'est  une  religion  qui  pourra  procurer 
des  jouissances  intimes  et  des  ravissemens  mystérieux  :  elle  ne  don- 


24  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

nera  pas  des  dogmes  à  l'esprit  ni  des  règles  à  la  conscience,  et  ce 
n'est  pas  en  elle  qu'une  société  qui  s'ébranle  trouvera  un  appui. 
Dans  la  guerre  sociale  qui  éclate  bientôt,  le  petit  George  meurt 
d'une  balle  égarée. 

Nous  voici  tout  à  coup  en  effet  au  milieu  des  horreurs  de  la  révo- 
lution sociale.  La  transition  est  brusque  et  violente;  c'est  une  sur- 
prise dans  le  drame,  comme  elle  le  fut  un  peu  aussi  dans  l'histoire.  Le 
comte,  désabusé  par  l'âge  et  la  douleur,  guéri  de  ses  chimères  sur 
le  i)rogrès  du  genre  humain ,  a  pris  en  main  la  défense  de  la  so- 
ciété menacée,  et  cela  n'a  plus  besoin  de  commentaires.  Qu'on  re- 
marque toutefois  que,  dans  cette  nouvelle  transformation,  le  hé- 
ros ne  garde  pas  moins  le  vice  originaire  de  sa  nature,  le  péché 
capital  qui  consiste  à  courir  après  les  impressions  au  lieu  de  cher- 
cher la  vérité,  à  se  creuser  l'imagination  au  lieu  de  scruter  sa  con- 
science. Cette  guerre  civile,  il  ne  la  regarde  pas  seulement  comme 
un  devoir  poignant  et  fatal;  il  se  surprend  parfois  à  en  goûter  la 
sauvage  poésie,  à  se  représenter  d'avance  les  champs  de  bataille  et 
les  torrens  de  sang.  C'est  la  sublime  hoi-reur  du  canon  admirée  au 
point  de  vue.  opposé.  Son  orgueil,  latent  jusque-là,  éclate  ici  avec 
des  lueurs  sinistres.  Il  se  plaît  dans  son  rôle  de  titan,  et  on  est  sou- 
vent porté  à  se  demander  s'il  ne  s'exagère  pas  maintenant  à  plaisir 
la  perversité  de  la  nature  humaine,  comme  il  s'en  est  exagéré  au- 
trefois la  perfectibilité  indéfinie.  Les  dangers  qui  menacent  la  civi- 
lisation sont  pourtant  grands  et  réels,  et  la  dissolution  sociale  est 
peinte  avec  des  couleurs  effrayantes.  11  faut  lire  dans  la  Comédie 
infernale  cette  nouvelle  yiuit  de  Walpilrgis  à  laquelle  assiste  de  loin 
le  comte  Henri.  Il  faut  lire  ces  saturnales  de  la  tourbe  affamée  de 
meurtre  et  de  pillage,  dans  laquelle  notre  héros  distingue  de  vieilles 
connaissances,  d'anciens  compagnons  de  la  «  grande  œuvre  de  l'a- 
venir! »  11  faut  parcourir  tous  ces  tableaux  de  misère  et  de  carnage 
au  milieu  desquels  se  détache  une  scène  capitale,  l'entrevue  du 
comte  Henri  avec  le  chef  des  révoltés. 

La  plèbe  aura  beau  haïr  et  maudire  toute  supériorité  sociale, 
celle-ci  n'en  exercera  pas  moins  sur  elle  une  attraction  mystérieuse 
et  inquiiétante.  Dans  la  toile  ingénieuse  de  Paul  Delaroche,  le  Stuart 
décapité  impose  évidemment  k  Cromwell  du  fond  de  son  cercueil; 
il  lui  impose  jusque  par  sa  main  blanche,  longue  et  effilée,  si  adroi- 
tement rapprochée  du  poing  rude  et  osseux  du  chef  puritain .  Rien 
d'étonnant  donc  si  Pancrace  éprouve  le  désir  invincible  de  voir  son 
aristocratique  adversaire,  de  lui  parler,  s'il  a  même  parfois  la  vel- 
léité de  le  sauver;  mais  pourquoi  le  comte,  de  son  côté,  ressent-il 
une  attraction  égale  et  se  prête-t-il  à  une  entrevue  dont  il  prévoit 
bien  l'inutilité?  Hélas!  ce  qui  le  pousse,  c'est  l'entraînement  qui 


LE    POÈTE    ANONYME    DE    LA   POLOGNE.  25 

nous  fait  parfois  ouvrir  une  tombe  pour  y  contempler  un  visage  dé- 
formé, repoussant,  et  autrefois  chéri.  Dans  ce  miroir  brisé,  pour 
employer  l'expression  poétique  de  Shakspeare,  le  comte  veut  con- 
templer sa  propre  image,  si  étrangement  défigurée.  Chose  triste 
et  bien  faite  pour  désespérer  :  dans  cette  dispute  du  comte  et  de 
Pancrace,  il  n'y  a  de  juste  et  de  fondé  que  les  griefs  réciproques; 
aucune  étincelle  de  vérité  ne  jaillit  du  contact  de  ces  deux  pôles  né- 
gatifs. «  Vous  tous,  dit  Pancrace,  vieillis,  pourris,  repus,  pleins  de 
mangeaille  et  de  boisson  et  de  vers  rongeurs,  faites  place  à  ceux 
qui  sont  jeunes,  affamés  et  robustes.  —  Je  te  connais  aussi,  toi  et 
ton  monde,  répond  le  comte;  j'ai  visité  pendant  la  nuit  ton  camp, 
j'ai  vu  la  danse  des  fous  de  cette  foule  dont  les  têtes  te  servent  de 
marchepied.  J'ai  reconnu  tous  les  crimes  du  vieux  monde  habillés 
à  neuf,  entonnant  une  chanson  nouvelle,  et  qui  finira  par  le  refrain 
séculaire  :  de  la  chair,  de  l'or  et  du  sang!  —  Tes  ancêtres  étaient 
des  bandits,  dit  l'un.  —  Les  tiens  étaient  des  esclaves,  »  répond 
l'autre.  Les  adversaires  se  séparent,  la  lutte  recommence,  plus 
acharnée  et  plus  implacable,  et  au  moment  suprême,  quand  le  der- 
nier bastion  croule,  le  comte  se  donne  la  mort  en  s' élançant  du  haut 
de  la  tour.  Il  avait  déjà  bien  avant  entendu  l'arrêt  du  ciel,  qui  le 
condamnait  «  pour  n'avoir  rien  aimé,  rien  estimé  que  soi-même  et 
ses  pensées,  »  et  c'est  son  propre  fils  qui  lui  avait  expliqué  ces  voix 
venues  d'en  haut.  La  fin  de  Pancrace  est  plus  subite;  elle  est  im- 
prévue, non  préparée,  et  par  cela  même  profondément  significative. 
A  peine  arrivé  triomphant  sur  le  haut  des  remparts,  le  chef  victo- 
rieux s'affaisse  tout  à  coup  et  sans  cause  apparente;  il  chancelle  et 
expire,  indiquant  seulement  de  la  main  une  croix  sanglante  qui  pa- 
raît au  ciel,  et  proférant  ces  seuls  mots  :  Galilœe,  vicistH... 

Ce  qui  désole  le  plus  dans  la  Comédie  infernale,  nous  l'avons  dit, 
c'est  précisément  cette  fin  sans  solution,  ce  triomphe  universel  du 
néant  qui  a  englouti  tous  les  principaux  acteurs  du  drame,  le  comte, 
sa  femme.  Pancrace,  et  jusqu'au  pauvre  George.  Faut-il  donc  dés- 
espérer à  jamais?  Ou  bien  est-ce  parmi  les  acteurs  de  second  rang 
qu'il  faudra  chercher  une  figure,  une  ombre  à  laquelle  pourraient 
s'attacher  un  intérêt,  une  espérance?  J'entrevois  surtout  le  jeune 
Léonard,  le  disciple  chéri  de  Pancrace,  l'enthousiaste  sincère  qui 
a  partagé  toutes  les  haines,  toutes  les  idées  du  maître,  mais  qui  ne 
s'est  pas  souillé  de  sang,  et,  soit  hasard,  soit  instinct,  soit  bonheur, 
n'a  pas  de  crimes  à  se  reprocher.  Le  rôle  conciliateur  est-il  réservé 
à  Léonard,  type  de  la  génération  naissante  qui  a  assisté  à  nos  luttes, 
vu  nos  misères,  partagé  nos  folies,  mais  qui  est  restée  pure  de  nos 
horreurs?  Le  rôle  de  cette  génération  sera  dans  tous  les  cas  im- 
mense; elle  aura  beaucoup  à  oublier  et  beaucoup  à  apprendre.  Elle 


26  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

aura  surtout  à  bien  peser  ces  paroles  adressées  à  notre  héros  tra- 
gique par  son  bon  génie  :  «  Tu  veux  saluer  le  soleil  nouveau,  et  tu 
fixes  pour  cela  tes  yeux  sur  le  point  le  plus  haut  du  ciel.  Regarde 
plutôt  à  tes  horizons!  »  —  Regardons  à  nos  horizons!  mesurons 
bien  et  cultivons  le  champ  laissé  à  notre  action  individuelle,  remon- 
tons du  connu  à  l'inconnu,  de  nous-mêmes  au  genre  humain,  et  qui 
sait  si  nous  ne  nous  retrouverons  pas  en  face  du  dieu  perdu? 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  est  certain,  hélas!  que  nous  ne  sommes  pas 
au  bout  de  nos  épreuves ,  et  que  la  comédie  infernale  sera  encore 
pour  longtemps  le  drame  de  l'avenir.  Les  dangers  que  court  la  so- 
ciété nous  feront  encore  plus  d'une  fois  préférer  l'ordre  établi  à 
l'ordre  moral,  et  nous  nous  surprendrons  en  plus  d'une  occurrence 
à  invoquer  les  fantômes  du  moyen  âge  dans  la  crainte  du  spectre 
rouge,  à  jouer  aux  fils  des  croisés  sans  être  même  enfans  de  la 
croix,  et  à  nous  proclamer  papistes  sans  être  catholiques. 

A  vrai  dire,  et  pris  dans  un  sens  plus  général,  le  problème  que 
développe  la  Comédie  infernale  n'est  nullement  restreint  au  temps 
présent;  il  a  déjà  traversé  plus  d'une  phase  et  trouvé  son  expres- 
sion dans  plus  d'un  chef-d'œuvre.  Le  problème  n'est  autre  que  la 
lutte  de  V idéal  et  de  la  société,  la  situation  faite  à  l'homme  qui, 
portant  dans  sa  conscience  un  type  rêvé  de  justice  et  de  bonheur, 
veut  le  retrouver  dans  le  monde  qui  l'entoure  ou  le  lui  imposer. 
Déjà  le  moyen  âge  avait  essayé  de  formuler  poétiquement  ce  pro- 
blème dans  la  création  du  Perceval,  ce  héros  à  l'âme  pure  et  aux 
hautes  aspirations,  qui  prend  les  premiers  passans  pour  des  anges, 
cherche  à  travers  des  épreuves  et  des  luttes  sans  nombre  une  cité 
idéale,  et  finit  par  la  trouver  (ce  qui  est  très  conforme  au  génie 
ascétique  de  l'époque)  dans  un  ordre  monastique  et  mystérieux,  au 
milieu  de  ces  templistes,  gardiens  du  Saint-Graal,  dont  il  devient 
le  roi.  Mais  c'est  surtout  Shakspeare  qui  a  créé  dans  Hamlet  le  type 
éternellement  tragique  de  l'homme  placé  entre  l'idéal  et  la  société, 
de  riiomme  tel  que  l'ont  fait  la  renaissance  et  la  réforme  :  avec  une 
immense  étendue  de  connaissances  sans  nulle  puissance  intérieure 
pour  la  gouverner,  avec  le  don  précieux  de  regarder  toute  chose 
sous  ses  divers  aspects  sans  une  certitude  instinctive  et  naïve,  avec 
cette  conscience  chatouilleuse  et  sensible,  devenue  par  cela  même 
plus  hésitante,  plus  incertaine  devant  le  bien  comme  devant  le  mal, 
enfin  avec  cette  imagination  excitée  et  exubérante,  qui  ne  supplée 
que  trop  souvent  par  le  factice  à  l'absence  de  volonté  ou  de  force. 

Magnifique  est  l'idée  qu'Mamlet  se  fait  de  l'homme  dans  l'abstrac- 
tion de  sa  philosophie;  il  le  trouve  «  si  semblable  à  Dieu,  si  grand, 
si  sublime!  »  Combien  peu  conforme  à  cet  idéal  lui  paraît  en  même 
temps  la  société  au  milieu  de  laquelle  il  est  appelé  à  vivre!  Qu'il 


LE  POÈTE  ANONYME  DE  LA  POLOGNE.  27 

sait  bien  railler  et  flétrir  les  fourbes  et  les  méchans  qui  régnent  et 
gouvernent,  «les  politiques  qui  voudraient  tromper  jusqu'au  bon 
Dieu,  »  et  que  son  âme  est  pleine  de  tristesse  indignée  contre  «  les 
fléaux  et  les  injures  du  monde,  les  injustices  de  l'oppresseur,  l'ou- 
trage de  l'honneur  superbe,  les  délais  des  lois,  l'insolence  des  ma- 
gistrats et  les  mépris  que  des  gens  infâmes  font  subir  au  mérite 
patient!...  »  Ses  nobles  inspirations,  ses  intérêts  les  plus  chers, 
enfin  des  sommations  venues  de  l'autre  monde,  tout  l'engage  et  le 
pousse  à  entreprendre  une  œuvre  de  réparation.  La  tâche  est  pour 
lui  en  quelque  sorte  une  question  personnelle  :  il  a  un  père  à  venger 
et  un  trône  à  reconquérir;  mais,  placé  en  face  de  cette  tâche,  il 
faiblit,  il  hésite,  il  se  perd.  Sa  conscience  raffinée  lui  suggère  en 
même  temps  les  scrupules  les  plus  subtils,  ainsi  que  les  cruautés 
les  plus  perfides ,  et ,  après  avoir  tout  pesé  et  scruté ,  il  arrive  à 
l'étrange  conclusion  que  u  rien  par  soi-même  n'est  ni  bon  ni  mau- 
vais, et  que  notre  penser  seul  le  fait  tel  !  »  Il  se  rejette  dans  l'ima- 
gination, et  noie  toute  action  dans  des  monologues  profonds  et 
brillans.  Il  se  compose  un  drame,  se  donne  lui-même  en  spectacle 
et  jouit  de  son  succès  en  artiste;  il  choisit  les  moyens  les  plus  ingé- 
nieux pour  l'objet  le  plus  simple,  et  oublie  le  but  pour  les  moyens. 
A  force  d'avoir  voulu  tout  prévoir  et  ne  laisser  rien  ni  au  hasard  ni 
au  remords,  il  finit  par  devenir  le  jouet  des  plus  fortuites  circon- 
stances, et  par  commettre  des  crimes  aussi  atroces  qu'inutiles.  Il 
épargne  l'ennemi  et  frappe  les  seuls  êtres  qui  l'avaient  aimé  ou 
ceux  qui  ne  lui  avaient  fait  aucun  tort,  et  se  juge  lui-même  par  ces 
paroles  douloureuses,  qui  témoignent  à  la  fois  de  son  désir  du  bien 
et  de  son  impuissance  à  l'accomplir  :  «  Le  monde  a  déraillé;  honte 
et  malédiction  que  ce  soit  moi  qui  aie  été  appelé  à  le  redresser!...  » 
Lo  héros  de  la  Comédie  infeniale  rappelle  par  plus  d'un  trait  le 
prince  de  Danemark  :  il  a  la  même  sensibilité  et  la  même  imagina- 
tion; il  aime  à  faire  des  monologues  et  à  se  composer  un  drame; 
aux  aspirations  généreuses  et  élevées  il  joint  la  faiblesse  et  l'im- 
puissance, et  sa  conscience,  raffinée  à  l'excès,  finit  par  s'endurcir  et 
se  prêter  aux  actions  les  plus  cruelles.  On  pourrait  découvrir  plus 
d'un  ressort  commun  à  ces  deux  œuvres,  et  la  justice  poétique  entre 
autres  qui  venge  l'exaltation  voulue  du  comte  Henri  par  la  démence 
de  sa  femme  est  presque  la  même  qui  punit  le  jeu  feint  d'Hamlet 
par  la  folie  trop  réelle  d'Ophélia.  Qu'on  ne  se  méprenne  pas  pour- 
tant :  si  le  caractère  est  resté  le  même,  la  situation  s'est  aggravée 
et  est  devenue  beaucoup  plus  désolante.  Le  héros  du  poète  polo- 
nais ne  rappelle  pas  seulement  le  type  inventé  par  Shakspeaie  :  il 
le  continue,  il  le  continue  dans  les  conditions  nouvelles  et  bien  plus 
navrantes  encore  créées  par  les  catastrophes  contemporaines.  Certes 


28  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

il  est  douloureux  de  vouloir,  d'entrevoir  même  le  bien ,  et  de  se 
sentir  impuissant  contre  le  mal  ;  le  prince  de  Danemark  a  éprouvé 
ces  terribles  angoisses;  mais  il  a  été  réservé  à  l'homme  de  nos  jours 
de  subir  un  tourment  bien  plus  affreux,  —  celui  d'aspirer  vers  le 
bien,  et  non -seulement  d'être  contraint  à  tolérer  le  mal,  mais 
même  à  le  défendre  —  par  la  crainte  du  pire,  par  l'appréhension 
de  l'abîme  et  du  néant!  Hamlet  défendant  le  règne  des  imbéciles  et 
des  fripons,  des  Polonius  et  des  Osric,  Hamlet  faisant  de  sa  poi- 
trine et  de  son  cœur  un  rempart  au  trône  du  brigand  couronné  Clo- 
dius ,  et  tout  cela  pour  échapper  à  la  logique  avinée  des  fossoyeurs, 
qui  trouvent  que  «  la  plus  haute  noblesse  jdevrait  appartenir  aux 
tanneurs  et  aux  croque-morts  :  »  à  coup  sûr  l'ironie  est  amère,  sata- 
nique!  C'est  pourtant  là  le  rôle  dévolu  au  comte  Henri,  le  combat 
auquel  est  appelé  quelquefois  l'homme  libéral  du  xix^  siècle.  La 
lutte  est  bien  autrement  triste  et  décevante  qu'elle  ne  l'a  été  dans 
des  temps  encore  assez  rapprochés  des  nôtres,  car  dans  cette  lutte 
nous  nous  surprenons  à  manquer  non-seulement  de  foi,  mais  souvent 
même  de  bonne  foi,  et  le  drame  devient  d'autant  plus  poignant  que, 
pour  être  tragique  et  infernal,  il  n'en  ressemble  pas  moins  parfois 
à  une  comédie. 

III. 

Une  chose  frappe  surtout  dans  l'ensemble  de  l'œuvre  du  poète 
anonyme  :  la  marche  en  quelque  sorte  descendante  de  son  esprit  des 
questions  universelles,  embrassant  toute  l'humanité,  à  des  ques- 
tions nationales  et  psychologiques.  Le  phénomène  est  d'autant  plus 
surprenant  que  ce  n'est  pas  là  la  marche  ordinaire  du  génie  poé- 
tique. Prenez  Dante,  Shakspeare  ou  Goethe;  ils  s'élèvent  tous  gra- 
duellement du  spécial  au  général,  du  fini  à  l'infini,  de  la  Vita  nuova 
au  chant  du  Paradis ,  du  drame  historique  et  national  et  de  Ro7tiéo 
aux  conceptions  vastes  et  profondes  de  Macbeth  et  d' Hamlet,  de  Wer- 
ther et  de  Goetz  von  Berlichingen  aux  secondes  parties  de  Faust  et 
de  Wilhelm  Meister.  Sans  sortir  des  régions  de  la  poésie  polonaise, 
la  carrière  de  Miçkiewicz  oflre  au  plus  haut  degré  le  spectacle  d'un 
développement  toujours  ascendant.  Il  débute  par  des  ballades  et 
des  romances  empruntées  aux  traditions  et  aux  légendes  populaires, 
c'est-à-dire  à  ce  qu'il  y  a  de  plus  inhérent  au  sol  natal,  de  plus  cir- 
conscrit par  l'horizon  domestique.  \\  s'élève  ensuite  au  conte  de 
Grazyna,  où  se  reflètent  les  souvenirs  d'un  passé  féodal,  et  au  Wal- 
lenrod,  où  se  laisse  voir  le  présent  de  la  nation  avec  toutes  ses 
préoccupations  fiévreuses;  on  y  entend  déjà  le  tocsin  de  1830.  En- 
suite le  Sieur  Thadée  représente  la  vie  nationale  dans  l'ensemble 


LE  POÈTE  ANONYME  DE  LA  POLOGNE.  29 

de  ses  mœurs ,  souvenirs  et  coutumes ,  dans  les  détails  les  plus  mi- 
nutieux et  les  plus  intimes  de  son  existence,  et  ce  n'est  qu'alors  que 
le  poète,  dans  ses  Pèlerins  et  dans  le  Konrad  des  Aïeux,  aborde  les 
problèmes  de  l'avenir.  C'est  tout  le  contraire  chez  le  poète  ano- 
nyme. A  l'âge  de  vingt-trois  ans  et  au  début  même  de  sa  carrière, 
il  s'élance  du  premier  vol  au  plus  haut  degré  de  la  spéculation,  en- 
veloppe d'un  seul  regard  la  société  tout  entière;  mais  cette  sphère 
une  fois  parcourue,  ou  plutôt  traversée,,  il  n'a  garde  d'y  retourner: 
il  replie  à  dessein  ses  ailes  et  se  trace  des  cercles  de  plus  en  plus 
étroits,  et  le  choix  des  genres  successivement  adoptés  par  le  poète 
est  comme  une  image  de  ce  développement  intérieur.  Pour  ses  pre- 
mières œuvres,  il  affectionne  le  drame  allégorique,  la  forme  la  plus 
vaste  et  la  plus  libre  que  puisse  trouver  l'inspiration;  puis  il  s'as- 
treint au  conte,  au  conte  fantastique,  il  est  vrai,  ou  plutôt  vision- 
naire, mais  déjà  bien  plus  uni  et  régulier  que  l'allégorie  dramatique, 
et  il  finit  par  arriver,  en  dernier  lieu,  à  l'expression  la  plus  concen- 
trée et  la  plus  individuelle,  à  un  lyrisme  mesuré  et  sévère. 

On  pourrait  sans  doute  chercher  à  expliquer  ce  phénomène  d'un 
développement  si  différent  chez  Miçkiewicz  et  chez  le  poète  ano- 
nyme par  des  circonstances  purement  extérieures,  en  se  rappelant 
que  Miçkiewicz  avait  longtemps  vécu  dans  son  pays  et  n'était  arrivé 
que  graduellement  à  une  position  pour  ainsi  dire  cosmopolite,  tan- 
dis que  le,  poète  anonyme  avait  été  de  bonne  heure  violemment  jeté 
dans  les  contrées,  les  idées  et  les  préoccupations  de  l'Occident,  et 
n'est  revenu  que  par  l'effort  de  la  pensée  et  de  la  volonté  aux  sen- 
timens  et  aux  besoins  de  la  patrie.  Il  y  a  cependant  une  cause 
bien  plus  profonde  et  plus  inhérente  à  ce  phénomène.  Une  ques- 
tion morale  prime  ici  la  question  historique  ou  littéraire,  et  le  dé- 
veloppement concentrique  du  génie  du  poète  répond  à  l'idée  prin- 
cipale qu'il  s'était  formée  sur  les  devoirs  du  présent,  sur  la  mission 
de  l'homme  et  des  nations  dans  l'époque  critique  que  nous  tra- 
versons. La  Comédie  infernale  a  été  plutôt  un  adieu  qu'un  salut, 
adressé  par  le  poète  aux  inspirations  humanitaires;  elle  a  été  une 
protestation  énergique  contre  la  fatale  illusion  du  siècle,  qui  croit 
pouvoir  régénérer  l'humanité  sans  avoir  d'abord  régénéré  l'homme, 
et  établir  le  droit  universel  sans  avoir  d'abord  affermi  l'individu 
dans  ses  devoirs.  Le  beau  précepte  que  ((  pour  saluer  le  soleil  le- 
vant il  fallait  surtout  regarder  aux  horizons ,  »  le  poète  était  ré- 
solu à  le  pratiquer.  Il  regarda  à  ses  horizons -,  il  s'efforça  de  re- 
connaître de  plus  en  plus  le  champ  laissé  à  son  action  et  à  sa 
bonne  volonté,  de  définir  toujours  plus  rigoureusement  la  mission  de 
l'individu  dans  le  milieu  où  il  se  trouve  placé,  et  c'est  ainsi  qu'en 
rétrécissant  successivement  les  cercles  il  arriva  à  un  point,  à  l'âme 


30  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

humaine,  à  V âme  polonaise,  selon  le  mot  national,  «  à  ce  point  im- 
perceptible qui  a  en  même  temps  une  périphérie  infinie,  puisqu'elle 
contient  Dieu.  » 

Au  premier  aspect  pourtant,  la  seconde  œuvre  qui  suivit  de  bien 
près  la  Comédie  infernale  (1836)  lui  ressemble  à  plus  d'un  égard. 
Au  point  de  vue  de  la  forme,  c'est  encore  une  allégorie  dramatique, 
aux  scènes  changeantes,  hardiment  esquissées  et  entrecoupées  de 
digressions  lyriques.  Quant  au  sujet,  il  représente  aussi  la  chute 
d'un  monde,  l'écroulement  d'une  société.  Toutefois  ce  qui  dis- 
tingue dès  l'abord  VIridion  de  la  Comédie  infernale,  c'est  que  le 
drame  ne  s'y  joue  plus  dans  l'avenir;  il  s'accomplit  dans  un  passé 
bien  connu  et  déterminé.  Avec  une  rare  intelligence  des  grandes 
conceptions,  le  poète  s'est  placé  au  nœud  même  de  ces  trois  élé- 
mens  :  —  l'élément  classique,  l'élément  barbare  et  l'élément  chré- 
tien, —  dont  le  tissu,  providentiellement  combiné  et  développé  par 
les  siècles,  a  formé  la  civilisation  moderne  Le  triple  nom  que  porte 
le  héros  du  poème,  —  Iridion,  Sigurd,  Hieronymus, — indique  déjà 
ce  point  d'intersection  dans  l'histoire  de  l'humanité  où  se  trouve 
fixé  le  drame.  Est-ce  grâce  à  ce  fond  historique  en  général  que  cette 
seconde  œuvre  a  sur  la  première  l'avantage  d'un  dessin  plus  ferme 
et  plus  plastique?  Ne  doit-on  pas  l'attribuer  bien  plutôt  au  monde 
spécial  choisi  cette  fois  par  le  poète,  à  ce  monde  antique  dont  le 
génie,  pris  même  dans  l'époque  du  déchn,  semble  avoir  le  don  de 
prêter  à  tout  ce  qu'il  touche  de  la  clarté  et  de  la  transparence?  Il 
est  certain,  dans  tous  les  cas,  que  cette  seconde  composition  a  plus 
de  relief  et  d'ordonnance  harmonieuse  que  la  Comédie  infernale -, 
les  figures  n'y  sont  plus  de  simples  symboles,  elles  ont  des  traits 
marqués  du  burin  le  plus  ferme,  elles  ont  un  grand  cachet  d'indi- 
vidualité; les  caractères  sont  largement  développés.  Cependant  ce 
qui  distingue  le  plus  ce  poème,  comparé  à  la  Comédie  infermile^ 
c'est  qu'au  lieu  d'une  tendance  humanitaire  et  cosmopolite  il  a  une 
portée  patriotique  :  il  vise  à  une  situation  spéciale  faite  à  la  Po- 
logne depuis  son  démembrement,  et  qu'il  ne  faut  pas  oublier. 

L'histoire  connaît  sans  doute  plus  d'iln  pays  qui  a  rongé  avec 
désespoir  les  chaînes  de  la  domination  étrangère,  elle  connaît  même 
des  nations  qui,  comme  la  Grèce  de  nos  jours,  se  sont  réveillées 
dans  toute  l'énergie  du  sentiment  patriotique  après  des  siècles 
d'oppression  ;  mais  à  l'exception  de  l'Espagne  sous  le  joug  des 
Maures,  elle  n'oflre  peut-être  pas  une  nation  qui,  autant  que  la 
Pologne,  ait  lutté  contre  son  assujettissement.  Un  siècle  s'est  écoulé 
depuis  le  partage  de  la  Pologne,  et  combien  de  soulèvemens  ne 
compte- t-elle  pas  déjà  dans  ses  annales,  combien  d'efforts  toujours 
domptés  et  toujours  renaissans!  Et  quelle  amertume  aussi  ne  dut 


LE   POÈTE    ANOiNYME    DE    LA    POLOGNE.  31 

point  s'amonceler  dans  des  cœurs  meurtris  et  obstinés  à  battre! 
N'oublions  pas  surtout  que  la  plupart  des  générations  nées  après  le 
partage  n'ont  point  connu  dans  sa  réalité  vivace  cette  patrie  pour 
laquelle  elles  combattaient  sans  cesse,  que  la  patrie  n'était  pour  elles 
qu'un  souvenir  douloureux,  le  souvenir  d'un  grand  grief,  d'un  crime 
resté  impuni  et  appelant  la  vengeance.  Notons  aussi  qu'au  démem- 
brement matériel  avait  répondu  un  démembrement  moral,  un  mou- 
vement d'émigration  qui  se  renouvelait  après  chaque  catastrophe, 
et  qui  avait  sa  seule  raison  dans  un  sentiment  permanent  de  protes- 
tation contre  l'œuvre  des  envahisseurs.  De  là  est  sortie  toute  une 
situation  étrange,  en  dehors  des  règles  ordinaires  de  la  vie  d'un 
peuple,  une  situation  constamment  tendue,  fiévreuse,  délétère,  et 
qui  minait  à  plus  d'un  égard  la  moralité  de  la  nation,  qui  menaçait 
de  pervertir  chez  elle  le  sens  du  droit  et  du  juste.  Ce  n'est  pas  seu- 
lement par  ce  qu'elle  se  permet  contre  l'opprimé  que  la  domination 
étrangère  est  odieuse  ;  elle  l'est  encore  bien  plus  peut-être  par  ce 
que  l'opprimé  se  croit  permis  contre  elle. 

L'existence  faite  à  la  Pologne  par  le  triple  joug  se  résumait,  à  l'in- 
térieur, dans  la  nécessité  de  simuler  et  de  dissimuler,  dans  la  ruse 
élevée  à  la  hauteur  d'un  devoir  civique,  dans  l'art  de  tromper  les 
maîtres  devenu  une  vertu.  A  l'extérieur,  pour  les  enfans  rejetés  dans 
l'exil,  elle  créait  la  mission  de  lutter  contre  l'ennemi  sur  tous  les 
champs  de  bataille  et  par  toutes  les  voies.  Le  seul  exemple  de  Bem 
suffit  pour  faire  entrevoir  le  péril  que  peut  courir  le  sentiment  intime 
d'une  nation  dans  une  pareille  lutte  à  outrance.  Que  le  soldat  glorieux 
d'Ostrolenka  et  de  la  Transylvanie  ait  embrassé  la  foi  de  Mahomet 
dans  l'unique  espoir  de  guerroyer  encore  contre  les  Russes,  certes 
cela  peut  démontrer  à  quelle  éclipse  de  sens  moral  est  sujette  parfois 
l'âme  la  plus  héroïque;  mais  que  le  renégat  illustre  n'ait  rien  perdu 
pour  cela  de  son  prestige  auprès  de  la  nation  la  plus  fervente  dans 
sa  foi  et  dont  toute  l'histoire  ne  fut  qu'un  combat  sans  relâche 
contre  l'islamisme,  que  le  paysan  de  Posen  ait  continué  à  entendre 
et  à  saluer  dans  le  son  des  cloches  de  son  église  le  nom  toujours 
magivque  et  vénéré  de  «  Bem,  »  ceci  est  tout  autrement  grave  et 
montre  de  quels  sentimens  la  nation  est  animée  pour  ceux  qui  l'ai- 
ment. Et  que  dire  de  ces  idées  d'un  panslavisme  vengeur  qui  com- 
mençaient à  germer  et  à  égarer  les  esprits  précisément  à  l'heure  où 
le,  poète  anonyme  méditait  sa  seconde  œuvre?  Que  dire  de  cette  doc- 
trine étrange,  satanique,  qui  prêchait  le  suicide  pour  pouvoir  donner 
la  mort,  qui  recommandait  la  servitude  volontaire,  l'accord  avec  le 
plus  cruel,  mais  aussi  le  plus  fort  des  adversaires,  pour  se  venger 
des  moins  coupables,  et  se  complaisait  dans  l'espoir  de  préparer  un 
nouvel  Attila  à  ce  monde  resté  spectateur  impassible  de  la  crucifi- 


32  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

cation  d'un  peuple?...  Aux  heureux  de  la  terre,  à  ceux  qui  jouissent 
d'une  patrie  indépendante  et  libre,  il  est  difficile,  il  est  presque  im- 
possible de  comprendre  tout  l'enfer  de  tentations,  de  supplices,  qui 
se  résume  pour  un  peuple  subjugué  dans  ce  seul  mot  :  l'esclavage; 
mais  le  poète  anonyme  comprit  cet  enfer  et  en  frémit.  En  se  plon- 
geant dans  les  profondeurs  de  «  l'âme  polonaise,  »  il  y  rencontra 
tout  d'abord  ce  courant  d'idées  sombres,  farouches,  «  et  il  eut  froid.» 
11  eut  peur  de  ce  sentiment  national  qui  ne  se  nourrissait  que  de 
haine  contre  les  dominateurs  ;  il  eut  peur  de  cet  amour  de  la  patrie 
plus  fort  que  la  mort,  mais  qui  n'avait  que'  des  pensées  de  mort.  Il 
voulut  donner  un  avertissement  à  son  peuple,  et  il  ècvW\i\ Iridion. 

La  douleur  patriotique  née  de  l'oppression  étrangère,  le  poète 
anonyme  la  représenta  dans  tout  ce  qu'elle  pouvait  avoir  de  plus 
beau  et  de  plus  légitime.  Quoi  de  plus  émouvant  en  effet,  de  plus 
attrayant  pour  notre  imagination  que  le  souvenir  de  l'Hellade,  terre 
classique  de  l'art,  de  la  poésie,  de  la  liberté  et  de  cet  amour  de  la 
patrie  qui  enfanta  tant  de  héros  et  tant  d'actions  illustres?  Quoi 
de  plus  justifié  aussi  que  le  ressentiment  d'un  descendant  de  Thé- 
mistocle  et  de  Miltiade  contre  «  le  peuple  né  d'une  louve,  »  contre 
ce  Romain  arrivé  jadis  à  Gorinthe  comme  ami  et  libérateur,  puis 
devenu  le  maître  cruel  et  orgueilleux  de  la  Grèce  et  du  monde  en- 
tier ?  Le  drame  nous  montre  le  génie  hellénique  méditant  une  grande 
œuvre  de  vengeance  après  des  siècles  d'assujettissement  et  d'op- 
probre. L'action  est  placée  à  l'époque  des  Caracalla  et  des  Hélio- 
gabale,  au  temps  du  plus  profond  abaissement  de  l'empire,  lors- 
que Rome  n'avait  plus  de  grand  que  sa  monstruosité,  et  semblait 
donner  une  prise  facile  à  toute  tentative  courageuse.  Ainsi  rehaussée 
par  l'éclat  d'un  passé  magnifique,  justifiée  par  les  griefs  les  plus 
fondés,  favorisée  par  les  circonstances  les  plus  propices,  l'entreprise 
d' Iridion  porte  encore  en  elle  une  autre  garantie  de  succès  :  elle 
n'est  pas  éclose  subitement  de  la  pensée  et  de  la  volonté  d'un  seul 
âge,  elle  est  le  fruit  d'un  long  et  douloureux  travail  ;  elle  a  été  pré- 
parée de  bien  loin  par  une  génération  qui  s'était  résignée  d'avance 
à  semer  sans  récolter  et  à  ne  vivre  que  dans  ses  successeurs.  C'est 
là  la  pensée  profonde  du  prologue,  où  se  dessinent  deux  person- 
nages qui  sont  destinés  à  mourir  avant  que  le  véritable  drame  n'ait 
commencé,  mais  qui  donneront  le  jour  au  futur  héros,  au  fils  delà 
vengeance. 

Amphiloque,  Hellène  de  race  illustre  et  qui  comptait  Philopœmen 
parmi  ses  ancêtres,  avait  ressenti  toutes  les  douleurs  de  son  peuple 
subjugué;  «esclave  par  sa  nation,  il  fut  par  son  esprit  un  ven- 
geur. »  Avec  la  clairvoyance  de  la  haine,  nous  dirions  presque  de 
la  haine  d'émigré,  il  avait  aperçu  à  l'horizon  encore  serein  le  point 


LE  POÈTE  ANONYME  DE  LA  POLOGNE.  33 

noir  d'où  devait  un  jour  venir  la  tempête,  et  pressenti  dans  la  race 
barbare  des  Germains  les  destructeurs  futurs  de  la  ville  éternelle. 
11  se  rendit  dans  la  Chersonèse  cimbrique,  «  dans  la  terre  aux  tor- 
rens  argentés  »  et  au  milieu  de  ces  peuples  Scandinaves,  non  pas 
pour  les  entraîner  vers  l'ennemi  commun,  mais  pour  y  trouver  une 
épouse  :  un  oracle  lui  avait  prédit  que  d'une  telle  alliance  naîtrait 
le  malheur  de  Rome.  L'opposition  du  génie  hellénique  cultivé  jus- 
qu'au raffinement  et  du  génie  germain  inculte  et  héroïque  est  indi- 
quée brièvement,  mais  avec  un  art  supérieur.  Le  Grec  fixe  son  choix 
sur  la  plus  pure  des  vierges,  sur  Grimhilde,  la  fille  du  roi  Sigurd, 
la  grande -prêtresse  d'Odin  :  c'est  l'Othello  civilisé  charmant  une 
Desdemona  barbare.  «  Je  ne  connais  pas  ta  patrie,  lui  dit-elle,  tes 
ennemis,  je  ne  les  connais  pas;  le  pays  où  tu  me  mènes,  je  ne  l'ai 
jamais  vu,  même  dans  mes  songes.  Et  pourtant  j'irai,  ô  malheu- 
reuse, ô  vierge  déshonorée,  j'irai  frappée  de  la  malédiction  d'Odin.  » 
Une  réelle  grandeur  empreint  cette  scène  où  Grimhilde  vient  s'as- 
seoir pour  la  dernière  fois  sur  la  pierre  sacrée  et  chanter  son  der- 
nier chant  dans  la  forêt  sainte  du, dieu  du  Nord,  au  milieu  des 
chefs  de  hordes,  des  seigneurs  des  champs,  des  rois  de  la  mer  et 
de  leurs  matelots.  Inspirée,  les  yeux  plongés  dans  l'espace  infini, 
elle  pressent  les  siècles  qui  viendront,  entend  le  marteau  de  Thor 
réduisant  en  poussière  les  casques  et  les  boucliers,  les  crânes  et  les 
poitrines  des  hommes;  elle  voit  ses  frères,  ses  peuples  abandonner 
((  la  terre  aux  torrens  argentés  »  et  se  précipiter  sur  une  ville  im- 
mense, une  ville  à  sept  collines,  dont  elle  essaie  en  vain  de  trouver 
le  nom  :  ce  nom  la  sufïbque  et  ne  peut  s'échapper  de  sa  poitrine 
torturée.  Alors  le  Grec  s'avance  hors  des  rangs  de  la  foule  haletante; 
à  la  stupéfaction  et  à  l'indignation  de  tous,  il  franchit  la  terrible 
enceinte,  et,  penché  sur  la  prêtresse,  il  lui  dit  :  «  Par  le  nom  de 
Homa,  nom  de  tes  ennemis  et  des  miens,  je  te  rappelle  à  la  vie  I  — 
Lève-toi,  Grimhilde.  »  Puis  il  se  tourn;>  vers  la  foule,  et  trois  fois 
il  crie  Uomal  La  jeune  fille  se  lève,  répète  après  lui  le  nom  mys- 
térieux, et  elle  suit  l'étranger  comme  l'épouse  suit  l'époux... 

C'est  de  cette  union  si  étrangement  assortie  par  le  destin,  c'est  de 
ces  deux  époux  établis  dans  une  île  de  la  mer  ionienne  où  tout  rap- 
pelle le  passé,  que  naissent  deux  enfans,  gages  d'amour,  gages 
surtout  de  vengeance,  deux  enfans  qu'Amphiloque,  au  retour  de 
ses  expéditions  dans  les  archipels  voisins,  bénissait  pendant  leur 
sommeil  en  leur  disant  :  «  Souvenez-vous  de  haïr  Piome  !  Devenus 
grands,  que  chacun  de  vous  la  poursuive  de  sa  malédiction  :  toi, 
par  le  fer  et  la  flamme;  toi,  par  l'inspiration  et  toutes  les  perfidies 
de  la  femme.  »  Le  prologue  finit  par  le  tableau  émouvant  de  la 
mort  de  Grimhilde. 

TOME   XXXMI.  3 


3â  REVUE    DES    DEUX    iMONDES. 

Bien  des  années  ont  passé,  et  nous  voici  à  Rome.  Amphiloque  y 
a  transporté  les  cendres  de  sa  femme,  ses  pénates  et  sa  haine,  Il 
est  mort,  lui  aussi,  et  il  a  légué  sa  pensée  à  son  fils,  beau  comme 
un  demi-dieu,  «  mais  pâle  de  tout  le  sang  romain  qui  manquait  à 
ses  joues.  »  Il  lui  a  laissé  pour  conseil,  pour  directeur  et  pour  ami 
Masinipsa,  vieillard  qu'il  avait  rencontré  autrefois  au  pays  des  Gé- 
tules  un  jour  qu'il  s'était  égaré  à  la  poursuite  d'un  tigre;  c'est  le 
waidelote  du  Wallenrod  classique.  L'œuvre  de  l'Hellène  a  mûri, 
et  Iridion  dispose  de  forces  immenses  destinées  à  être  employées 
contre  la  ville  maudite.  Par  son  père,  il  tient  à  THellade  et  à  toute 
l'Asie  si  profondément  hellénisée;  par  sa<mère,  à  ces  Germains  qui 
commencent  à  affluer  en  Italie  et  à  remplir  les  rangs  des  cohortes 
et  des  légions.  11  a  pour  lui  le  monde  antique  et  le  monde  moderne; 
il  a  même  pour  lui  les  Romains,  —  non  pas  ces  affranchis  abjects 
que  le  vainqueur  de  Numance  avait  déjà  répudiés  avec  mépris  et 
qui  forment  maintenant  le  senatus  populusque,  mais  les  vrais  Ro- 
mains, les  descendans  légitimes  des  anciens  patriciens.  Il  y  a  une 
très  belle  scène  où  un  misérable  du  nom  de  Sporus  vient  assassiner 
Iridion  sur  l'ordre  du  bouffon  d'Héliogabale;  mais  il  avait  faim,  et 
dans  le  palais  d' Amphiloque  on  lui  a  donné  à  manger;  il  avait  soif, 
et  on  lui  a  présenté  du  vin  ;  il  a  entendu  ses  frères  les  gladiateurs 
bénir  le  nom  du  Grec,  —  et  il  livre  à  Iridion  son  secret  et  sa  per- 
sonne. Iridion  est  frappé  du  langage  de  l'esclave  :  «  Les  restes 
d'une  grandeur  passée  brillent' sur  ce  front  comme  le  rayon  à  tra- 
vers une  lampe  funéraire...  —  Ton  nom?  —  Sporus,  mais  autrefois 
Scipio;  je  t'amènerai  un  Verres,  un  Cassius,  un  Sylla,  tous  gladia- 
teurs comme  moi,  »  —  et  le  fils  d' Amphiloque  se  pâme  de  joie. 
Tout  cela  ne  lui  suffit  point  encore  ;  il  lui  faut  une  vengeance  plus 
raffinée;  il  veut  surtout  s'assurer  contre  le  fatum  de  la  ville  éter- 
nelle. S'il  parvenait  à  gagner  contre  l'empire  l'empereur  lui-même! 
S'il  pouvait  faire  que  le  successeur  d'Auguste  devînt  l'instrument 
de  sa  vengeance,  et  que  le  dernier  des  césars  détruisît  de  sa  propre 
main  le  dernier  des  Romains!...  Cela  serait-il  si  impossible?  îSéron 
n'a-t-il  pas  déjà  essayé  de  brûler  la  ville,  et  celui  qui  occupe  main- 
tenant son  trône,  le  fol  enfant  du  fou  Caiacalla,  n'est-il  pas  encore 
plus  insensé  que  Néron,  même  plus  artiste  que  lui?  Déjà  du  reste  le 
Grec  a  prise  sur  le  césar  :  Héliogabale  est  tombé  amoureux  d'Elsi- 
noé,  celle  qu'Amphiloque  a  sacrée  dès  l'enfance  afin  de  poursuivre 
son  œuvre  u  par  les  inspirations  et  toutes  les  perfidies  de  la  femme.  » 

Le  drame  s'ouvre  précisément  par  les  adieux  d' Iridion  à  sa  sœur, 
qu'on  va  emmener  au  palais  des  césars.  Le  poète  possède  au  su- 
prême degré  cet  art  si  difficile  de  créer  des  caractères  féminins,  et 
son  œuvre  contient  toute  une  galerie  de  ces  figures  d'une  origina- 


LE    POÈTE    ANONYME    DE    LA    POLOGNE.  35 

lité  profonde  et  émouvante.  Quant  à  la  fille  d'Amphiloque,  elle  a  été 
élevée  depuis  son  enfance  dans  l'idée  d'être  la  victime  expiatoire  de 
la  honte  de  ses  pères  et  de  la  souffrance  de  milliers  de  nations;  elle 
a  reçu  les  enseignemens  de  Masinissa,  et  les  volontés  de  son  frère 
sont  une  loi  pour  elle.  Pourtant,  au  moment  fatal  où  sa  destinée  doit 
s'accomplir,  son  âme  se  révolte,  et  elle  éclate  en  lamentations  d'An- 
tigone  sur  son  sort,  sur  sa  jeunesse  condamnée  et  sur  sa  beauté  vouée 
à  la  profanation.  Iridion  reste  inébranlable  et  «  défie  toute  tentation 
de  la  pitié.  »  11  conduit  Elsinoé  auprès  de  la  statue  de  leur  père. 

«  Autrefois,  lui  dit-il,  le  sacrifice  de  la  vie  d'un  homme  suffisait  aux  na- 
tions; aujourd'lîui  c'est  l'honneur  qu'il  faut  sacrifier...  Femme,  écoute-moi 
comme  un  mourant,  comme  si  tu  ne  devais  plus  entendre  ma  voix.  Tu  en- 
treras dans  la  maison  d'un  homme  exécré,  tu  vivras  au  milieu  des  maudits, 
tu  livreras  ton  corps  au  fils  de  l'opprobre;  mais  que  ton  esprit  demeure 
pur  et  libre!  Que  jamais  le  césar  ne  s'endorme  sur  ton  sein,  qu'il  n'entende 
parler  que  de  prétoriens  appelant  aux  armes,  de  patriciens  conspirant  sans 
cesse,  de  peuples  brisant  les  portes  du  palais!  Et  lentement,  jour  par  jour, 
goutte  par  goutte,  enivre-le  de  folie  et  de  rage,  bois  toute  la  vie  de  son 
cœur...  Et  maintenant  lève-toi,  incline  la  tête.  Conçue  dans  le  désir  de  la 
vengeance ,  grandie  par  l'espoir  de  cette  vengeance ,  destinée  à  l'opprobre 
et  à  la  perdition,  je  te  voue  aux  dieux  infernaux,  aux  mânes  d'Amphiloque 
le  Grec! » 

Il  a  été  donné  parfois  à  la  poésie  de  rendre  l'histoire  vraisem- 
blable, et  c'est  ainsi  pair  exemple  que  le  Richard  III  des  chroniques 
ne  devient  possible  pour  notre  intelligence,  acceptable  pour  l'ima- 
gination, que  dans  la  tragédie  de  Shakspeare.  Lq  poète  anonyme  a 
réussi  de  même  à  nous  faire  croire  à  la  réalité,  à  l'existence  d'un  de 
ces  césars  de  Rome  qui,  malgré  Tacite  et  Suétone,  nous  sembleront 
toujours  des  énigmes  inexplicables.  C'est  par  un  art  ingénieux  et 
profond  que  l'auteur  est  arrivé  à  démêler  tous  les  élémens  de  cet 
être  bizarre  et  fantasque  qui  s'appelle  Héliogabale.  Né  sous  le  ciel 
brûlant  de  l'Asie,  le  fils  de  Garacalla  devint  grand-prêtre  d'Émèse 
à  l'âge  de  quatorze  ans,  et  connut  toutes  les  voluptés  sanguinaires 
du  culte  de  Mithra.  A  seize  ans,  il  fut  césar,  maître  du  monde,  et, 
placé  sur  cette  hauteur  vertigineuse,  le  jeune  homme  épuisa  vite 
tous  les  sentimens  et  toutes  les  sensations.  C'est  un  enfant  aux  in- 
stincts de  vieillard  décrépit;  il  n'a  plus  de  passion;  son  âme  n'est 
plus  traversée  que  par  le  feu  follet  de  la  lubricité.  Des  mondes  ne 
pourraient  remplir  l'ennui  de  son  cœur;  c'est  le  vide  incarné.  Du 
faîte  de  sa  puissance,  son  regard  ne  voit  qu'une  chose,  l'abîme  où 
sont  tombés  tant  de  ses  prédécesseurs;  la  pensée  de  la  mort  le 
poursuit  partout,  et  ce  qu'il  redoute  le  plus  en  elle,  c'est  de  livrer  au 
peuple  ses  membres  blancs  comme  la  neige,  car  il  est  artiste  à  sa 


36  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

manière;  il  est  amoureux  de  ses  formes  divines,  et  s'il  doit  un  jour 
mourir,  il  veut  que  «  son  sang  coule  sur  des  diamans  avant  d'arri- 
ver à,  l'Érèbe.  »  11  a  fait  préparer  une  grande  cour  pour  s'y  précipi- 
ter de  son  palais  au  moment  du  danger  suprême. 

On  comprend  maintenant  les  calculs  que  peut  fonder  Iridion  sur 
une  telle  âme,  dès  qu'elle  sera  secouée,  torturée  par  un  bras  vigou- 
reux comme  le  marteau  de  Thor,  souple  comme  le  serpent,  blanc 
comme  le  lis,  —  et  Elsinoé  sait  bien  son  rôle.  Devant  cet  enfant 
exténué  de  l'Asie,  elle  se  retrouve  la  vierge  forte  qu'a  portée  le 
sein  de  Grimhilde,  la  ralkîrie  Scandinave,  aux  regards  superbes 
et  aux  suprêmes  dédains.  Que  lui  parle-t-il,  le  césar,  de  ses  divi- 
nités de  la  lumière,  et  du  génie  de  la  nuit,  et  de  ses  sacrifices  ad- 
mirés par  les  premiers  pontifes  de  l'Orient?  La  fille  des  glaces  et 
des  neiges  méprise  les  dieux  efféminés  qui  se  noient  dans  les  fumées 
de  l'encens,  bercés  par  le  son  des  flûtes  et  arrosés  du  sang  des  bi- 
ches et  des  enfans  nouvellement  nés!  Il  est  bien  autre,  son  dieu  à 
elle,  le  dieu  de  sa  mère,  l'Odin  fait  de  chêne  et  d'acier,  qui,  tran- 
quille sous  les  pluies,  le  givre  et  les  vents,  tient  dans  sa  main  une 
coupe  fumante  du  sang  des  héros,  et  regarde  les  mers  du  ^^ord  se 
brisant  à  ses  pieds!  Que  lui  parle-t-il  de  partager  ses  magnificences, 
sa  grandeur  et  sa  puissance  infinie?  On  sait  bien  comment  finissent 
les  césars  :  le  premier  centurion  venu  peut  d'un  moment  à  l'autre 
enfoncer  sa  dague  dans  le  cou  de  cygne  du  fils  de  Caracalla  et  jeter 
aux  orties  cette  majesté  divine!  Son  plus  proche  parent,  Alexandre 
Severus,  ne  conspire-t-il  pas  déjà  contre  lui  dans  son  propre  palais, 
et  les  cohortes  ne  se  sont-elles  pas  ameutées  aux  portes  mêmes  de 
la  capitale?  Avant  de  prétendre  faire  palpiter  dans  ses  bras  le  corps 
chaste  d'une  vierge  d'Odin ,  qu'il  essaie  de  ne  pas  trembler  devant 
le  dernier  de  ses  eunuques  et  de  ses  prétoriens;  elle  n'a  pas  de  nuit 
de  bonheur  pour  celui  qui  n'a  pas  de  lendemain!  Héliogabale  écume 
de  désir,  de  dépit,  de  rage  1 1  de  peur,  —  de  peur  surtout.  Oui,  c'est 
vrai,  il  est  entouré  de  pièges  et  d'embûches;  il  sera  écrasé,  et  il 
n'est  donné  à  personne  de  le  sauver. . .  —  Si,  répond  la  valkirie  :  dans 
sa  pitié  pour  le  maître  misérable  du  monde,  elle  a  prié  ses  dieux 
tout-puissans,  et  ces  dieux  lui  ont  révélé  celui  qui  pourra  assurer 
pour  jamais  le  trône  du  césar:  mais  elle  ne  le  nommera  pas,  à  quoi 
bon?  L'empereur  n'aura  pas  le  courage  de  faire  appel  à  l'homme 
de  la  destinée;  il  craindra  ses  eunuques!  —  Elle  se  laisse  pourtant 
arracher  à  la  fin  le  nom  du  sauveur  :  c'est  le  fils  d'Amphiloque,  c'est 
son  frère.  Héliogabale  fait  mander  Iridion. 

Le  palais  des  césars  s'ouvre  donc  devant  le  descendant  de  Phi- 
lopœmen ,  et  ce  n'est  pas  en  grœnihis  qu'il  y  entre,  ainsi  que  l'a- 
vaient fait  tant  de  ses  frères,  en  poète  timide,  en  rhéteur  rampant 


LE    POÈTE    ANONYME    DE    LA    POLOGNE.  37 

OU  en  amuseur  méprisé  :  il  vient  en  maître  qui  dictera  ses  volontés 
et  jettera  un  regard  insolent  à  la  foule  hideuse  qui  encombre  Y  aida. 
Il  lui  est  facile  d'augmenter  encore  les  terreurs  d'Héliogabale,  de 
lui  présenter  sa  situation  comme  désespérée,  la  trahison  couvant 
partout  et  l'émeute  près  d'éclater  sous  ses  pas;  mais,  après  avoir 
ainsi  mis  le  comble  aux  frayeurs  de  l'enfant  couronné,  il  change 
brusquement  de  ton  et  lui  dit  de  prendre  courage ,  car  dans  cette 
guerre  éternelle  entre  l'homme  et  la  ville  la  victoire  ne  restera-t-elle 
pas  enfin  à  Vhomme?  Et  alors  il  lui  développe  toute  une  philosophie 
de  l'histoire  étrange,  infernale  :  il  lui  montre  Rome  sans  cesse  en 
lutte  avec  ses  empereurs,  leur  rendant  tout  gouvernement  impos- 
sible, rêvant  toujours  la  république,  et  se  vengeant  de  ses  maîtres 
par  l'opposition  stoïque  ou  par  la  méchanceté  spirituelle,  soudoyant 
les  émeutes  des  prétoriens.  Rome  a  conspiré  sans  cesse  et  massacré 
ses  césars  :  eh  bien!  que  César  soit  à  son  tour  le  conspirateur, 
qu'il  frappe  mortellement  sa  mortelle  ennemie!  Il  ne  s'agit  pas  ici 
d'Alexandre  Severus,  de  telle  cohorte  ou  de  tel  sénateur  :  il  s'agit 
du  grand  et  implacable  persécuteur,  de  cette  cité  de  tout  temps 
acharnée  contre  les  successeurs  d'Auguste;  il  s'agit  de  la  ville  éter- 
nelle, —  pas  plus  éternelle  cependant  que  Rabylone  ou  Jérusalem. 
Que  le  fils  de  Caracalla  ait  une  volonté  ferme,  qu'il  devienne  ce  que 
quelques  héros  seulement  ont  osé  être,  qu'il  devienne  destructeur, 
et  laisse  la  ville  toujours  rebelle  en  héritage  aux  serpens  et  aux 
scorpions!  La  source  du  mal  une  fois  tarie,  il  retournera  au  pays  où 
il  est  né,  «  là  où  les  hommes  parlent  librement  aux  étoiles,  »  sous 
ce  beau  et  radieux  ciel  de  l'Asie,  et  il  y  fondera  un  nouvel  empire. 
Délivré  de  nuits  sans  sommeil,  pontife  et  césar  à  la  fois,  ressem- 
blant aux  demi-dieux  égyptiens,  il  passera  des  jours  heureux  au 
milieu  des  vapeurs  odorantes  de  l'aloès  et  de  la  myrrhe;  les  grands 
noms  du  passé  s'éteindront  devant  le  sien,  et  il  n'y  aura  plus  ni 
sénateurs  ni  légistes  rêvant  la  république  et  osant  se  moquer  de 
Mithra  ou  rire  des  manches  pendantes  du  costume  oriental  de  l'em- 
pereur... La  perspective  est  d'une  horreur  sublime,  faite  pour  em- 
braser le  cerveau  d'un  fils  de  Caracalla;  mais  ce  qu'il  y  a  de  saisis- 
sant dans  celte  scène  fantastique,  c'est  qu'elle  a  un  côté  réel,  qu'elle 
décèle  une  pensée  qui  germera  dans  l'avenir  et  deviendra  une  fata- 
lité historique.  Les  temps  arriveront  en  effet  où  les  césars  se  retire- 
ront peu  à  peu  de  la  ville  baignée  par  le  Tibre,  où  ils  sacrifieront 
Rome  pour  sauver  l'empire,  où  enfin  Constantin  transportera  en 
Orient  la  capitale  de  l'univers,  et  il  est  curieux  de  voir  ainsi  dans 
cette  scène  la  vengeance  et  la  folie  pressentir  l'œuvre  future  des 
siècles.  Quant  à  l'exécution  de  ce  plan  destructeur,  que  César  se 
repose  en  toute  confiance  sur  le  fils  d'Amphiloque.  Il  laissera  péné- 


38  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

trer  dans  la  ville  les  troupes  ameutées  et  qui  sont  en  marche  pour 
acclamer  Alexandre  Severus;  il  fera  avancer  contre  elles  les  préto- 
riens restés  fidèles,  et  pendant  que  ces  deux  armées  s'entr'égorge- 
ront,  il  lâchera  les  esclaves,  les  gladiateurs,  les  barbares,  et  «  les 
confesseurs  du  prophète  nazaréen.»  La  mêlée  sera  grandiose,  la 
dévastation  générale,  et  il  en  sortira  la  ruine  de  Rome  et  la  paix  des 
successeurs  d'Auguste.  Héliogabale  est  fasciné  par  cette  poésie  du 
néant;  le  frère  d'Elsinoé  lui  paraît  un  Prométhée  qui  a  su  ravir  le 
feu  du  ciel.  Il  le  nomme  préfet  du  prétoire,  remet  en  ses  mains  les 
insignes  du  commandement  et  lui  confie  la  fortune  des  césars. 

L'unique  et  grave  souci  d'iridion  n'est  plus  que  du  côté  des 
chrétiens,  ces  «  confesseurs  du  prophète  nazaréen,  »  dont  on  vient 
d'entendre  pour  la  première  fois  prononcer  le  nom,  mais  qui  ont 
été  depuis  longtemps  l'objet  de  la  sollicitude  du  fils  de  la  ven- 
geance, car  Masinissa  lui  avait  prédit  que  du  sein  de  ces  sectaires 
pourrait  venir  le  seul  danger  d'une  seconde  renaissance  de  Rome. 
A  part  même  cette  sinistre  prévision,  la  société  chrétienne  doit  né- 
cessairement entrer  dans  les  calculs  de  celui  qui  veut  réunir  tous 
les  élémens  de  l'empire  pour  les  déchaîner  contre  l'empire  lui- 
même.  Obscure,  méprisée,  persécutée  et  menant  une  vie  souter- 
raine, la  communauté  nouvelle  ne  s'est  pas  moins  recrutée  de  tout 
ce  que  le  monde  d'alors  recelait  de  vivace,  aussi  bien  parmi  les  Ro- 
mains que  parmi  les  Barbares;  elle  a  grandi,  elle  est  devenue  une 
force  imposante.  Déjà  Alexandre  Severus  a  dû  compter  avec  elle: 
il  s'est  fait  chrétien.  Le  fils  d'Amphiloque,  lui  aussi,  s'est  affdié  à 
ces  adorateurs  d'un  Dieu  crucifié;  il  s'est  fait  baptiser.  Iridionpour 
les  Grecs,  Sigurd  pour  les  Germains,  pour  eux  il  s'appelle  Hiéro- 
nymus;  mais  c'est  seulement  un  signe  extérieur  et  un  nom  qu'il  leur 
a  empruntés.  Il  n'a  rien  compris  à  leurs  dogmes  mystiques,  et  leur 
doctrine  de  résignation  et  de  pardon  ne  fait  que  l'irriter;  il  recon- 
naît vaguement  que  de  là  naîtra  pour  lui  la  plus  dangereuse  des 
résistances.  Il  ne  désespère  pourtant  pas  d'enchaîner  cet  élément 
rebelle.  11  prend  confiance  en  voyant  poindre  dans  l'câme  des  plus 
jeunes,  au  milieu  des  sentimens  de  charité  et  de  pardon,  de  secrètes 
et  involontaires  malédictions  contre  les  bourreaux. 

Après  la  Rome  du  Forum  et  des  palais,  c'est  ici  la  Rome  des  ca- 
tacombes. L'histoire  et  la  poésie  se  sont  plu  maintes  fois  à  opposer 
ainsi  l'empire  du  Christ  à  l'empire  des  césars,  la  pureté  des  chré- 
tiens primitifs  à  la  corruption  abjecte  du  paganisme  expirant,  et 
elles  en  ont  tiré  une  glorification  du  vrai  Dieu  qui,  pour  être  écla- 
tante, ne  manquait  pas  moins  d'équité.  La  comparaison  ne  serait 
équitable  en  effet  que  si  en  face  du  monde  nouveau  dans  toute  la 
plénitudo  <]n  sn  vigoureuse  jeunesse  et  dans  la  pureté  de  ses  ori- 


LE    POÈTE    ANONYME    DE    LA    POLOGNE.  39 

gines  on  plaçait  le  monde  antique  dans  ce  qu'il  a  eu  de  vrai  et  de 
bon,  dans  la  beauté  de  son  époque  virile.  L'avantage  n'en  resterait 
pas  moins  à  coup  sûr  à  la  loi  nouvelle,  il  serait  même  bien  plus 
grand  encore;  mais  les  proportions  n'auraient  point  été  faussées  à 
plaisir.  Auprès  d'un  cadavre,  tout  être  animé  triomphera  à  peu  de 
frais.  Quoi  qu'il  en  soit,  l'auteur  anonyme  s'est  gardé  de  commettre 
une  telle  injustice.  La  conception  de  cette  figure  symbolique  de 
l'Iridion,  idéal  de  l'Hellade  ancienne  et  héroïque,  a  permis  au  poète 
de  faire  pour  ainsi  dire  violence  aux  temps,  de  rapprocher  des 
époques  éloignées,  et  de  placer  en  face  du  christianisme,  plein  de 
sève  et  de  vie,  le  génie  classique  dans  la  plus  belle  de  ses  manifes- 
tations. Du  paganisme  de  cet  âge  de  décadence,  le  poète  n'a  pris 
que  la  seule  chose  grande  qui  relève  l'ère  néfaste  des  césars  :  le 
grand  esprit  de  législation  qui,  sous  le  plus  inique  des  régimes, 
rassemblait  les  assises  du  code  futur,  de  ce  droit  romain  réservé 
à  un  avenir  si  glorieux.  Avec  un  rare  bonheur,  le  poète  a  su  faire 
du  célèbre  légiste  Llpien  le  représentant  vigoureux  de  l'ancienne 
vertu  romaine  en  même  temps  que  l'antagoniste  décidé  des  iNaza- 
réens.  L'âme  de  Gaton  habite  le  sein  de  ce  confident  d'Alexandre 
Severus,  pour  l'avènement  duquel  il  conspire  en  vrai  fils  de  la 
belle  antiquité.  Imbu  de  la  philosophie  stoïcienne,  portant  dans  son 
cœur  l'image  de  la  cité  autrefois  si  glorieuse  et  libre,  Ulpien  ne 
Croit  pas  cependant  le  retour  à  la  république  possible  :  c'était  déjà 
trop  tard  même  aux  jours  de  Gassius;  il  supplie  seulement  les  dieux 
de  donner  à  Rome  un  maître  qui  rajeunisse  l'empire  décrépit,  dût-on 
voir  dans  sa  main,  au  lieu  de  la  branche  d'olivier,  la  hache  des 
licteurs.  Mais  qu'on  ne  lui  parle  pas  de  la  foi  à  un  Dieu  crucifié,  et 
qu'on  n'y  cherche  pas  surtout  un  moyen  de  force  nouvelle!  On  ne 
réédifiera  jamais  la  ville  éternelle  qu'à  l'aide  des  choses  sur  les- 
quelles elle  s'était  élevée  jadis  :  «  les  rits  mystérieux  des  ancêtres 
et  leur  inflexible  audace.  » 

G-e  n'est  pas  là  toutefois  la  négation  suprême  de  la  doctrine  du 
Sauveur.  Gette  négation,  le  poète  l'a  incarnée  dans  cette  figure  de 
Masinissa,  qui  est  peut-être  la  conception  la  plus  profonde  et  la 
plus  originale  du  drame.  Le  conseiller  d'Iridion  n'est  point  un 
simple  waideloie;  c'est  le  génie  même  du  mal,  c'est  le  Satan  en 
personne,  —  mais  le  Satan  ingénieusement  réduit  aux  proportions 
antiques,  tel  qu'aurait  pu  l'imaginer  une  mythologie  toujours  amou- 
reuse de  la  beauté  et  de  la  sérénité ,  même  dans  les  plus  lugubres 
de  ses  créations.  Masinissa  n'a  ni  l'ironie  amère  et  désespérante 
de  Méphistophélès ,  ni  la  fureur  immense  de  l'ange  déchu  de  Mil- 
ton  :  c'est  un  vieillard  majestueux  et  grave.  Ne  cherchez  pas  en 
lui  cette  «  négation  éternelle  et  infinie  »  que  Goethe  a  prêtée  au 


40  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mal  :  sa  haine  est  au  contraire  bien  déterminée,  et  pour  ainsi  dire 
toute  plastique.  Le  christianisme  lui  répugne  par  ce  qu'il  devait 
avoir  de  profondément  blessant  pour  tout  esprit  vraiment  antique, 
par  l'absence  apparente  d'énergie  virile  et  de  formes  gracieuses. 
La  doctrine  de  soumission  et  de  résignation  que  prêchent  sans  cesse 
les  confesseur^;  de  la  croix  lui  paraît  indigne  d'un  esprit  mâle  et 
d'un  homme  libre;  il  la  nomme  une  lâcheté,  et  il  n'y  a  pas  jusqu'à 
cette  réhabilitation  de  la  femme,  un  des  bienfaits  immenses  de 
ri^ivangile,  qui  ne  révolte  tous  ses  instincts.  «  Ils  adorent  une  fille, 
dit-il,  un  être  dont  l'enfance  est  éternelle  et  la  vieillesse  précoce; 
des  débris  de  la  volupté  ils  ont  créé  je  ne  sais  quel  couple  mys- 
térieux, et  ils  se  sont  prosternés  devant  la  femme,  devant  l'esclave 
du  mari!...  »  Ainsi,  peu  fait  pour  inspirer  des  actions  vigoureuses, 
l'idéal  chrétien  lui  semble  de  plus  essentiellement  laid,  u  Ils  sont 
tout  adoration  pour  ce  corps  crucifié,  pour  ces  traits  qu'ils  imagi- 
nent si  beaux  dans  ce  qu'ils  nomment  le  triomphe  de  l'amour!... 
Ils  ne  l'ont  pas  connu,  ils  ne  l'ont  pas  vu,  quand  il  agonisait  en 
proie  aux  hideurs  de  la  souffrance,  quand  il  s'affaissait  sous  la 
douleur,  couvert  de  sang  et  les  cheveux  en  désordre  sous  le  vent 
qui  soufflait  sur  sa  tête!...  »  C'est  bien  là  le  beau  naturalisme  du 
monde  ancien  protestant  contre  le  spiritualisme  moderne,  qui  exalte 
l'esprit  aux  dépens  de  la  forme.  Qu'on  observe  un  instant  tout  ce 
groupe  antique  que  le  poète  a  mis  en  opposition  avec  l'esprit  chré- 
tien, on  aura  une  juste  idée  du  grand  sentiment  d'équité  et  de  poé- 
sie qui  a  présidé  à  cette  composition. 

Impartial  dans  ses  peintures  du  monde  antique,  l'auteur  ne  l'est 
pas  moins  dans  le  tableau  de  la  société  chrétienne  des  premiers 
temps.  Il  s'est  bien  gardé  de  lui  prêter  cette  placidité  béate  et  ce 
détachement  de  toute  passion  humaine  que  lui  attribue  si  volontiers 
une  science  banale  et  toute  de  convention.  Dans  l'église  primitive 
telle  que  la  représente  le  drame ,  l'Esprit  seul  est  grand  et  infail- 
lible, l'homme  est  faible  comme  toujours,  sujet  aux  tentations  et 
aux  chutes.  Ce  n'est  pas  que  la  société  chrétienne  ne  compte  des 
caractères  sublimes  d'abnégation  et  de  sainteté,  d'une  fermeté  iné- 
branlable et  d'une  pureté  évangélique,  tels  que  l'évêque  Victor,  ce 
serviteur  selon  Dieu,  ce  chef  admirable  de  la  communauté  reli- 
gieuse; mais  à  côté  de  Victor  et  de  ceux  qui  réalisent  comme  lui 
l'idéal  chrétien  dans  toute  sa  pureté,  on  voit  aussi  des  fidèles  moins 
résignés,  aigris  par  la  douleur,  et  aspirant  au  soleil,  à  la  vie.  «  Ils 
sont  des  hommes,  ils  souffrent  comme  des  hommes,  ils  espèrent 
comme  des  hommes;  il  faut  une  base  terrestre  à  leurs  actions,  et  ils 
voudraient  arracher  la  croix  des  entrailles  de  la  terre  et  la  planter 
sur  le  Forum  romain.  »  Remarquez  surtout  ce  Simon  de  Corinthe, 


LE    POÈTE    ANOiNYME    DE    LA    POLOGWE.  M 

figure  épisodique,  mais  dessinée  à  grands  traits,  comme  sait  le  faire 
le  poiHe  anonyme.  Il  a  aimé  autrefois;  un  jour,  un  seul,  le  séparait  en- 
core du  bonheur,  quand  un  centurion  vint  lui  arracher  sa  fiancée 
pour  la  jeter  dans  le  cirque  Flavien.  Un  crâne,  c'est  tout  ce  que  lui  a 
laissé  la  dent  du  tigre  !  Depuis,  il  a  embrassé  la  croix  avec  ferveur, 
un  ascétisme  brûlant  a  épuré  son  âme  de  toute  pensée  de  vengeance; 
mais  il  a  profondément  médité  sur  la  passion  divine,  il  a  ressenti  un 
amour  immense  au  souvenir  du  Golgotha...  «  Et  puisque  Dieu  lui- 
même,  pour  sauver  le  monde,  a  pris  un  corps,  pourquoi  son  épouse, 
son  église,  pour  sauver  ce  monde,  ne  saurait-elle  prendre  un  corps? 
Jusqu'à  présent  elle  n'a  été  que  par  l'esprit;  mais  où  est  son  tem- 
ple, où  est  sa  maison,  où  est  sa  puissance?  »  —  a  Arriver  en  un  seul 
jour,  —  s'écrie-t-il  dans  une  de  ses  extases  solitaires,  —  à  possé- 
der le  monde,  non  celui  qui  étincelle  sous  l'or,  qui  gémit  dans  les 
fers,  mais  ce  monde  immense,  ce  monde  des  âmes,  et  y  régner  en 
ton  nom,  ô  Dieu!  »  Vous  voyez  déjà  d'ici  le  spirituel  méditant  le 
règne  sur  le  temporel,  et  dans  les  visions  de  Simon  vous  pouvez  dis- 
tinguer l'ambition  future  des  Grégoire  et  des  Dominique.  Sur  des 
esprits  disposés  de  la  sorte,  l'action  d'Iridion  ne  laisse  pas  d'avoir 
une  grande  prise ,  et  il  est  écouté  quand ,  au  lieu  de  «  la  victoire  à 
la  face  du  Seigneur  »  que  promet  Victor,  il  leur  parle,  lui,  «  d'une 
lutte  et  d'un  triomphe  qui  sont  de  ce  monde  et  plus  près  de  nous.  » 
Avant  tout  cependant  le  fils  d'Amphiloque  doit  gagner  à  sa  cause 
Cornelia  Metella,  la  vierge  sainte  que  les  chrétiens  adorent.  Le  poète 
a  réuni  toutes  les  grâces  autour  de  cette  noble  victime,  et  le  fils  de 
la  vengeance  lui-même  se  sent  troublé  par  le  charme  divin  qu'elle 
exhale  autour  d'elle  ;  mais  Masinissa  la  lui  a  désignée  comme  l'in- 
strument principal  et  indispensable  de  son  œuvre.  Pour  associer  le 
christianisme  à  son  travail  destructeur,  pour  incarner,  lui  a-t-il  dit, 
en  des  passions  humaines  «  une  force  qui  n'est  pas  de  ce  monde,  » 
il  lui  faut  une  temme.  Ils  adorent  une  vierge,  ces  Nazaréens!  Eh 
bien  !  qu'il  choisisse  donc  la  plus  pure  et  la  plus  sainte  parmi  leurs 
femmes,  qu'il  l'enflamme  de  ses  idées  et  qu'il  la  jette  parmi  eux! 
Avec  une  perspicacité  satanique ,  le  terrible  vieillard  a  entrevu  le 
danger  que  court  le  cœur  féminin  dans  le  mysticisme  chrétien,  la 
pente  de  tout  amour  extatique  à  se  matérialiser  par  l'excès  même 
de  son  raffinement,  et  il  a  tracé  à  son  élève  sa  ligne  de  conduite  : 
«  Loué  son  Dieu,  adore  chacune  de  ses  plaies,  parle  avec  attendris- 
sement des  clous  qui  ont  percé  ses  membres,.  .  et  puis  détache  sa 
pensée  du  crucifié  et  fais  qu'elle  la  repose  sur  toi...  Lui,  il  est  loin, 
il  a  été  sur  la  terre,  il  ne  reviendra  plus  :  toi,  tu  vis,  tu  existes,  tu 
es  à  ses  côtés,  —  tu  deviendras  son  dieu  !...  Quand  sa  tête  s'appuiera 
sur  ta  poitrine,  quand  son  sein  tressaillera  comme  le  sein  d'une  es- 


/l2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

clave,  l'âme  s'oubliera  dans  les  ardeuis  du  corps,  —  et  alors,  ô  mon 
fils,  mon  esprit  sera  avec  toi,  tu  auras  alors  des  serviteurs  dans  les 
catacombes!  »  La  lutte  qui  s'engage  entre  Iridion  et  Cornelia,  entre 
l'idéal  de  la  beauté  classique  et  le  spiritualisme  ascétique  "du  cœur 
chrétien,  est  un  des  épisodes  les  plus  émouvans  et  les  plus  passion- 
nés du  drame.  Le  fils  d'Amphiloque  fait  éclater  devant  la  sainte 
toute  la  violence  de  son  amour  et  de  sa  haine,  il  l'embrase  de  son 
souflle  ardent,  et  il  lui  explique  en  même  temps  tout  le  passé  odieux 
de  Rome,  il  lui  crie  d'aimer,  de  vivre  et  de  venger  le  Sauveur.  La 
chrétienne  résiste,  mais  elle  est  fascinée;  pour  la  première  fois  elle 
a  peur  des  morts  qui  l'entourent,  elle  fait  un  eflbrt  pour  s'élancer 
vers  le  Christ,  pour  fuir  ce  Grec  qui  lui  apparaît  toujours  comme  un 
prophète,  comme  un  archange.  Enfin  arrive  le  moment  décisif.  De- 
vant le  tombeau  des  martyrs,  prenant  les  saints  ossemens  pour  té- 
moins, le  Grec  arrache  le  voile  de  Cornelia,  perdue  dans  la  prière, 
et  flétrit  d'un  impur  baiser  le  front  chaste  de  la  vierge,  qui  croit  re- 
connaître en  lui  l'envoyé  du  ciel. 

Maître  de  Cornelia,  Iridion  court  à  VEloim,  le  lieu  le  plus  saint 
des  catacombes,  là  où  sont  assemblés  tous  les  fidèles.  Couvert  de 
son  armure  et  le  glaive  dans  la  main,  il  déclare  aux  justes  que  le 
temps  de  la  résignation  est  passé,  que  la  mesure  est  comblée.  Le 
moment  est  suprême  :  la  division  est  dans  la  ville,  le  fils  de  i'im- 
pudicité  chancelle  sur  son  trône,  les  prétoriens  ont  détourné  de  lui 
leurs  cœurs;  le  peuple,  troublé  comme  la  mer,  ne  sait  à  quel  vent 
se  livrer.  Dans  toute  l'Asie,  les  légions  se  soulèvent  :  aux  abords  du 
Rhin,  les  Germains  se  révoltent,  le  césar  et  Alexandre  Sevei*us  se 
préparent  à  leur  dernier  combat;  mais  qu'importe  aux  chrétiens  le 
vainqueur?  Quel  qu'il  soit,  n'aura-t-il  pas  sur  les  lèvres  un  blas- 
phème contre  le  Christ?  Tels  sont  les  signes  qui  ont  été  prédits  : 
qu'on  les  reconnaisse  donc,  qu'on  ait  une  volonté  ferme  et  qu'on  soit 
libre!...  Mais  qui  lui  a  confié  le  soin  de  conduire  le  peuple  de  Dieu? 
lui  demandent  les  récalcitrans.  Qui  se  lèvera  pour  dire  que  c'est  le 
Seigneur  qui  l'a  armé?  Simon  de  Gorinthe  se  lève;  c'est  lui  qui  té- 
moignera de  la  mission  d' Iridion.  Il  supplie  ses  frères  de  ne  pas 
laisser  échapper  ce  moment  propice.  De  cette  minute,  qui  ne  re- 
viendra plus,  qu'on  fasse  jaillir  l'étincelle  de  vie,  car  c'est  en  elle, 
en  elle  seule,  que  dorment  en  germe  les  siècles  futurs...  A  ce  mo- 
ment, Cornelia  accourt,  éperdue,  inspirée,  et  criant  :  Aux  armes! 
Le  témoignage  de  la  chrétienne  finit  par  entraîner  les  vacillans. 
I^es  barbares  baptisés  sont  surtout  heureux  de  trouver  le  Messie 
dans  le  petit-fils  de  Sigurd  ;  les  jeunes,  les  forts,  ceux  qui  sentent 
et  qui  vivent  lui  jurent  d'être  exacts  au  rendez-vous;  les  vieux, 
les  purs,  les  saints  résistent  et  supplient.  La  confusion  est  à  son 


LE    POETE    ANONYME    DE    LA    POLOGNE.  AS 

comble  ;  la  terre  tremble,  et  la  communauté  se  disperse  de  toutes 
parts,  les  uns  acclamant  le  vengeur,  les  autres  oriant  anathème  et 
miséricorde.  La  scène  reste  vide,  et  dans  VEloim  ainsi  délaissé  des 
chrétiens  apparaît  Masinissa  au  milieu  des  esprits  infernaux  qui 
chantent  victoire.  Ici,  et  pour  cette  seule  fois,  le  génie  du  mal 
semble  sortir  du  cadre  que  lui  a  ingénieusement  tracé  le  poète  : 
pour  cette  seule  fois,  il  prend  les  proportions  démesurées  du  Satan 
chrétien  et  trahit  la  haine  immense  de  Lucifer  ;  mais  aussi  le  spec- 
tacle qu'il  vient  de  voir  était  bien  fait  pour  gonfler  son  orgueil.  Il  a 
vu  la  première  scission  survenir  dans  cette  communauté  chrétienne 
fondée  sur  la  paix,  l'union  et  l'amour,  et  cette  scission  lui  apparaît 
comme  le  présage  de  tous  les  schismes  futurs,  des  persécutions  au 
nom  de  la  foi  et  des  guerres  religieuses  qui  déchireront  dans  les 
siècles  à  venir  l'humanité,  que  le  Christ  a  voulu  racheter.  Son  âme 
se  dilate  à  cette  espérance,  et  il  jette  le  défi  au  Christ,  à  l'ennemi  : 

«  Ennemi!  tu  sais  que  l'esprit  des  hommes  s'est  égaré  depuis  le  premier 
printemps  du  monde.  Dorénavant  il  ne  se  passera  pas  de  jour  où,  disputant 
de  ta  nature  et  de  ta  substance,  ils  n'éveillent  de  stériles  querelles! 

«  En  ton  nom,  ils  vont  se  lever  et  détruire,  massacrer  et  brûler;  en  ton 
nom,  ils  vont,  extatiques  abrutis,  s'enfermer,  se  taire  et  pourrir. 

«  Et  ils  te  crucifieront  sans  cesse  dans  leur  sagesse  comme  dans  leur 
ignorance,  dans  leur  raison  comme  dans  leur  folie,  dans  les  prières  de  leur 
sommeillante  humilité  comme  dans  le  blasphème  de  leur  orgueil! 

«  Au  sommet  de  ton  ciel,  tu  videras,  toi,  la  coupe  d'amertume  jusqu'à 
ce  que  tu  les  maudisses  à  leur  tour! 

«  Au  sommet  de  ton  ciel,  au  milieu  de  ta  toute-puissance  et  de  ta  gloire, 
tu  sauras  enfin  la  douleur,  tu  sauras  ce  que  c'est  que  notre  enfer!  » 

Le  dénoûment  approche,  et  Iridion  redouble  d'activité.  Envoyé 
par  le  césar  pour  traiter  avec  les  troupes  révoltées  qui  sont  en 
marche  sur  la  ville  et  auxquelles  est  venu  se  joindre  Severus,  il  les 
irrite  à  dessein  et  rend  tout  accommodement  impossible.  Revenu  à 
Rome,  il  dispose  les  prétoriens  pour  les  mener  au  combat  contre  les 
envahisseurs,  et  en  même  temps  il  apprête  les  esclaves,  les  gladia- 
teurs, les  barbares,  pour  qu'ils  tombent  sur  les  deux  partis,  mas- 
sacrent et  incendient  la  ville  dès  qu'ils  l'auront  vu  apparaître  à  la 
tête  des  chrétiens.  Il  retourne  encore  chez  Héliogabale  pour  lui  ar- 
racher le  dernier  signe  du  pouvoir,  l'anneau  impérial  où  se  trouve 
gravé  le  génie  de  Rome.  Possesseur  de  ce  talisman,  il  ne  songe  plus 
au  fils  de  Caracalla;  mais  un  autre  a  pensé  à  l'enfant  couronné  : 

«  Elsinoé.—  Et  lui,  que  deviendra-t-il? 

«  Iridion.  —  Que  m'importe  sa  vie  ou  sa  mort?  Ce  qu'il  a  été  (montram  la 
bague),  le  voici  dans  ma  main;  ce  qui  reste  de  lui  ne  vaut  pas  une  pensée  de 
moi. 


àh  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  Elsinoé.  —  Alors  approche-toi ,  plus  près  encore;  entends-tu  ma  voix 
siffler?... 

«  Iridion.  —  Qu'aS-tu,  ma  sœur,  que  veux-tu  de  moi?  Ta  main  tremble 
dans  la  mienne,  et  à  travers  mon  armure  je  sens  les  battemens  de  ton  cœur. 

a  Elsinoé. — Que  les  yeux  sous  lesquels  je  me  suis  fanée  s'éteignent  !  que 
les  deux  bras  qui  ont  enlacé  mon  cou  retombent  comme  des  vipères  écra- 
sées !  que  les  lèvres  qui  une  fois  ont  osé  toucher  les  miennes  se  consument 
au  milieu  des  flammes I... 

«  Iridion.  —  Il  périra.  « 

Enfin  le  moment  de  l'exécution  est  là.  Tous  ont  tenu  leur  parole; 
les  Nazaréens  seuls  n'arrivent  pas...  Qu'attendent-ils?  Simon  a  pour- 
tant juré  d'être  à  trois  heures  à  la  tète  des  siens;  tout  l'espoir  du 
vengeur  est  en  eux.  L'angoisse  d'Iridion  est  extrême;  «  c'est  l'an- 
goisse de  Prométhée  quand  un  nuage  seulement  le  séparait  de  la 
flamme  qu'il  devait  ravir.  —  Pourquoi  te  taire?  Parle -moi,  Masi- 
nissa;  vive  mon  Hellade!  —  Je  me  tais,  répond  le  vieillard,  parce 
que  l'heuie  marquée  pour  leur  arrivée  vient  de  passer  sur  nos  tètes, 
et  que  chaque  plume  de  son  aile  bruissait  à  mon  oreille  comme  un 
rire  moqueur.  »  Le  fils  d'Amphiloque  sent  que  le  travail  de  toute 
sa  vie  lui  échappe;  il  se  précipite  de  son  palais  vers  le  lieu  où  sont 
les  chrétiens,  l'épée  à  la  main,  la  tète  nue  :  pour  vaincre,  il  a 
assez  de  son  glaive;  pour  mourir,  il  n'a  pas  besoin  de  casque!... 
On  se  doute  bien  de  ce  qui  s'est  passé  dans  les  catacombes.  Le  saint 
évêque  Victor  a  arrêté  sur  le  seuil  àEloim  tous  les  hommes  armés 
qui  marchaient  sur  la  ville.  Quand  Iridion  pénètre  dans  le  sanc- 
tuaire, tous  les  esprits  ont  déjà  tourné.  Simon  seul  persiste  dans 
la  révolte,  et  il  est  excommunié.  Gornelia,  elle  aussi,  ne  cesse  de  re- 
connaître dans  le  fils  d'Amphiloque  l'envoyé  du  ciel,  de  crier:  Aux 
armes!  et  autour  de  cette  âme  égarée  Victor  et  Iridion  se  livrent  le 
dernier  combat.  Exorcisée  par  l'évèque,  touchée  par  la  croix,  elle 
s'affaisse  enfin  et  meurt  en  reniant  l'esprit  malin.  Iridion  lance  une 
dernière  imprécation  aux  lâches  dont  toute  la  foi  était  la  parole 
d'une  femme,  et  il  sort  pour  combattre  sans  l'espoir  de  vaincre.  La 
victoire  n'est  plus  possible  en  effet,  la  défection  des  chrétiens  a  tout 
fait  manquer;  les  j)rétoriens  n'ont  pas  résisté  aux  troupes  de  Seve- 
rus;  les  gladiateurs,  les  esclaves  et  les  barbares,  ayant  en  vain  at- 
tendu le  signal,  se  sont  rués  sans  plan  et  sans  direction,  et  ont  été 
repoussés.  Le  fils  d'Amphiloque  vendra  pourtant  encore  cher  sa  dé- 
faite; il  réunira  tous  ceux  qui  lui  sont  dévoués,  combattra  encore 
longtemps  et  rej)ousscra  avec  dédain  le  pardon  que  lui  apportera 
L'ipien  au  nom  du  nouveau  maître.  Dans  cette  longue  et  admirable 
scène  entre  le  héros  et  Ulpien  vient  retentir  de  nouveau  et  se  ré- 
sumer avec  éclat  le  débat  entre  l' Hellade  et  P»ome,  entre  le  génie  de 


LE    POÈTE    ANOAYME    DE    LA    POLOGNE.  A5 

la  belle  liberté  antique  et  celui  de  la  dure  domination.  Les  négocia- 
tions sont  rompues,  et  la  lutte  recommence;  mais  l'issue  n'est  plus 
douteuse.  Héliogabale  a  été  tué,  Elsinoé  s'est  donné  la  mort;  Rome 
reste  debout,  et  Alexandre  Severus  est  proclamé  empereur.  Le 
triomphe  de  Severus,  cet  homme  qui,  dans  les  vertus  antiques 
comme  dans  les  vertus  chrétiennes,  ne  dépasse  pas  le  niveau  moyeu, 
est  une  des  profondes  leçons  que  contient  le  drame,  et  c'est  à  des- 
sein que  le  poète  a  donné  au  fds  de  Mammée  un  caractère  effacé. 
Dans  une  lutte  grandiose  de  deux  principes  titaniques,  la  victoire 
ne  reste  trop  souvent  qu'à  la  médiocrité.  Heureux  encore  si  cette 
médiocrité  est  honnête,  et  Alexandre  Severus  Test  en  réalité. 

Pour  Iridion,  le  moment  arrive  où,  épuisé  de  forces,  délaissé  même 
des  plus  fidèles,  rassasié  d'amertume,  il  monte  sur  le  bûcher  pour 
finir  ses  jours.  A  ce  moment  apparaît  Masinissa,  qui  s'était  éclipsé 
depuis  la  défection  des  chrétiens.  11  le  prend  dans  ses  bras,  l'enlève 
et  le  dépose  sur  une  montagne  près  de  la  mer.  De  là  encore  le  héros 
peut  voir  Rome  entière  immobile ,  «  montrant  ses  marbres  au  soleil 
comme  les  dents  blanches  du  tigre.  »  Alors  le  premier  doute  vient  au 
fils  d'Amphiloque  sur  la  légitimité  de  son  œuvre;  alors  il  se  demande 
pour  la  première  fois  si  le  Dieu  de  Gornelia  n'était  point  le  plus 
grand  de  tous,  si  les  Nazaréens  ne  possédaient  pas  l'unique  vérité 
du  monde?...  «  Les  Nazaréens?  lui  répond  en  ricanant  Masinissa, 
oui,  tu  leur  dois  bien  des  obligations  pour  le  passé  comme  pour  les 
temps  futurs'...  Ta  mère  Grimhilde  n'a  point  menti,  ses  prédic- 
tions s'accompliront  :  les  peuples  du  Nord  sillonneront  encore  cette 
Italie  en  ]a  couvrant  de  sang  et  de  cendres;  mais  sais-tu  alors  qui 
leur  arrachera  la  ville  maudite  des  mains  de  tes  frères  ?  sais-tu  qui 
saisira  au  vol  la  pourpre  tombante  des  césars?  C'est  le  Nazaréen! 
En  lui  sera  la  perfidie  du  sénat,  en  lui  vivra  la  cruauté  du  peuple 
tyran,  comme  un  éternel  héritage;  son  cœur  sera  inflexible  comme 
celui  du  premier  Caton  :  seulement  il  aura  quelquefois  la  parole 
douce  et  efféminée.  Et  les  guerriers  du  Nord  tomberont  en  enfance  à 
ses  pieds  ,  et  pour  la  seconde  fois  il  déifiera  Rome  devant  toutes  les 
nations  de  la  terre  !  —  Comment!  s'éciie  le  Grec  avec  un  accent  dé- 
chirant, après  Rome  il  y  aura  encore  une  Rome?  La  ville  maudite 
sera  donc  éternelle?  »  Et  c'est  cette  annonce  que  le  confident  d'Am- 
philoque a  réservée  au  fils  de  Grimhilde  pour  l'heure  de  sa  mort!... 
— Ne  désespère  point,  lui  dit  Masinissa,  un  jour  viendra  où  l'ombre 
de  la  croix  pèsera  sur  les  nations  conume  une  chaleur  torride,  où 
lui  aussi  il  étendra  en  vain  les  bras  pour  serrer  contre  son  sein 
ceux  qui  l'abandonneront.  Les  uns  après  les  autres  ils  se  lèveront 
et  diront  :  Nous  ne  voulons  plus  te  servir.  Alors  on  entendra  à  toutes 
les  portes  de  cette  ville  des  gémissemens  et  des  plaintes,  et  le  génie 


h6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  Rome  couvrira  sa  face,  et  ses  pleurs  seront  infinis;  l'humiliation 
sera  aussi  grande  que  grand  a  été  l'orgueil.  »  Le  cœur  d'Iridion  re- 
commence à  battre,  ses  yeux  se  raniment  :  «  Oh  !  voir  ce  jour  de  châ- 
timent et  de  vengeance,  jouir  du  spectacle  deVurbs  ainsi  avilie!  » 
—  Soit,  répond  le  maître;  il  arrachera  son  élève  à  la  vie  terrestre, 
il  l'endormira  sur  le  sein  du  néant  et  de  l'oubli  pour  ne  le  réveiller 
qu'après  bien  des  siècles,  au  jour  désiré, 

«  Lorsque  sur  le  Forum  il  n'y  aura  plus  que  poussière,  —  lorsque  sur  le 
cirque  il  n'y  aura  plus  que  décombres,  —  lorsque  sur  le  Capitole  il  n'y  aura 
plus  que  honte  !  » 

Le  drame  antique  est  fini,  et  l'épilogue  nous  transporte  dans  les 
temps  modernes,  dans  la  Rome  de  nos  jours.  Iridion  a  dormi  pendant 
des  siècles  du  sommeil  d'Épiménide;  ni  les  jours  terribles  d'Âlaric 
et  d'Attila,  ni  le  renouvellement  de  l'empire  par  Karl  le  Grand,  ni 
les  éclats  du  tribun  Rienzi  n'ont  pu  arracher  le  fils  d'Amphiloque  à 
sa  léthargie,  «  et  les  saints  maîtres  du  Vatican  ont  glissé  l'un  après 
l'autre  comme  des  ombres  devant  cette  ombre;  »  mais  de  nos  jours 
il  s'est  réveillé.  Masinissa  a  tenu  sa  parole;  il  place  de  nouveau  son 
élève  en  face  de  cette  Rome  «  entourée  de  lierre  rampant  et  d'un 
peuple  rampant.  »  Le  fils  des  siècles  traverse  maintenant  le  Forum 
désert  et  promène  ses  regards  autour  de  la  cité  désolée,  «  dont 
chaque  ruine  est  pour  lui  une  récompense.  » 

«  Sous  les  portiques  d'une  basilique  se  tiennent  deux  vieillards  revêtus 
d'un  manteau  de  pourpre;  quelques  moines  les  saluent  du  nom  de  princes 
de  l'église  et  de  pères;  sur  leur  visage,  on  lit  l'indigence  de  la  pensée.  Ils 
montent  dans  une  voiture  traînée  par  deux  chevaux  noirs  et  maladifs;  der- 
rière eux  est  un  serviteur  tenant  une  lanterne  pareille  à  celle  que  la  veuve 
suspend  au-dessus  de  son  enfant  mourant  de  faim;  sur  les  panneaux  de 
cette  voiture,  on  voit  des  restes  de  dorure.  Les  roues  gémissantes  ont  passé. 
et  avec  elles  les  deux  têtes  blanches  et  penchées  ont  disparu. 

«  Ce  sont  les  successeurs  des  césars!  C'est  le  char  de  la  fortune  ei  des 
triomphateurs!  «  dit  le  guide. 

«  Et  le  fils  de  la  Grèce  regarde  et  bat  des  mains  !  » 

Si  saisissant  que  soit  ce  tableau  final,  si  bien  qu'il  semble  ré- 
pondre aux  préoccupations  et  aux  passions  du  moment  même  que 
nous  traversons,  on  aurait  tort  cependant  d'y  voir  la  pensée  intime 
du  drame,  on  aurait  tort  surtout  de  ne  pas  remarquer  la  transfor- 
mation subie  par  le  héros,  car  si  Rome  n'est  plus  reconnaissable,  le 
fils  d'Amphiloque,  lui  aussi,  a  bien  changé  pendant  le  long  som- 
meil des  siècles.  Il  ne  hait  plus  la  croix,  «  dont  le  sort  lui  paraît  triste 
comme  autrefois  celui  de  son  Hellade;  »  sous  les  rayons  de  la  lune, 
il  a  senti  que  le  signe  de  la  rédemption  est  saint  à  jamais,  il  l'a  en- 


LE    POÈTE    ANONYME    DE    LA    POLOGNE.  47 

touré  de  ses  bras,  et  Masinîssa  s'est  éloigné  pas  à  pas...  Là  gît  en 
effet  la  tendance  du  poème  ;  elle  éclate  surtout  dans  cette  voix  du 
ciel  qui  envoie  Iridion  vers  la  Pologne  pour  y  subir  une  seconde  et 
glorieuse  épreuve, 

«  Va,  lui  crie  la  voix  du  ciel,  va  vers  le  nord  au  nom  du  Christ,  va  et  ne 
t'arrête  que  dans  le  pays  des  tombes  et  des  croix  1  Tu  le  reconnaîtras  au 
silence  de  ses  guerriers  et  à  la  tristesse  de  ses  petits  enfans;  tu  le  recon- 
naîtras aux  chaumières  incendiées  du  pauvre,  au  palais  renversé  de  l'exilé; 
tu  le  reconnaîtras  aux  gémissemens  de  mes  anges  qui  y  passent  la  nuit.  Va 
habiter  parmi  les  nouveaux  frères  que  je  te  donne!  Là  sera  ta  seconde 
épreuve!  Pour  la  seconde  fois  tu  verras  l'objet  de  ton  amour  agoniser, 
transpercé,  et  tu  ne  pourras  mourir,  et  les  angoisses  de  milliers  d'âmes 
s'incarneront  en  toi  !  -vS 

«  Va  et  aie  foi  dans  mon  nom!  Ne  songe  point  à  ta  gloire,  mais  au  bien 
de  ceux  que  je  te  confie.  Sois  calme  devant  l'orgueil,  l'oppression  et  le  mé- 
pris des  injustes.  Ils  passeront,  mais  ma  pensée  et  toi,  vous  ne  passerez  pas! 

«Et  après  un  long  martyre  j'allumerai  mon  aube  au-dessus  de  vous,  je 
vous  donnerai  ce  que  j'ai  donné  à  mes  anges  il  y  a  des  siècles,  le  bonheur! 
ce  que  j'ai  promis  aux  hommes  du  sommet  du  Golgotha,  la  liberté! 

«  Va  et  agis!  Alors  même  que  ton  cœur  se  dessécherait  dans  ta  poitrine, 
alors  même  que  tu  douterais  de  tes  frères,  alors  même  que  tu  désespérerais 
de  mon  secours ,  agis,  agis  sans  cesse  et  sans  repos  !  Et  tu  survivras  à  tous 
les  vains,  à  tous  les  heureux,  à  tous  les  illustres  ;  tu  ressusciteras  non  plus 
d'un  stérile  sommeil ,  mais  du  travail  des  siècles ,  et  tu  deviendras  un  des 
fils  libres  du  ciel  !  » 

Tel  est  ce  poème  dramatique  d' Iridion  dans  son  ensemble  ori- 
ginal et  puissant.  Qu'une  telle  œuvre  ait  été  jusqu'ici  à  peu  près 
inconnue  de  l'Occident,  —  si  avide  pourtant  de  connaître  et  de 
goûter  les  productions  littéraires  de  tous  les  peuples,  si  près  de 
réaliser  cette  ((  littérature  universelle  »  (  Wclililteratur)  qui  fut  le 
rêve  du  vieux  Goethe,  —  cela  prouve  combien  durement  pesait  en- 
core naguère  sur  la  patrie  du  poHe  anonyme  l'oubli  du  monde; 
cela  prouverait  peut-être  aussi  combien  la  jouissance  facile  des 
productions  légères  et  vides  d'idées  nous  a  rendus  méfians  pour 
toute  œuvre  sérieuse.  Ce  n'est  pas  dans  tous  les  cas  pour  ceux  qui 
prétendent  pénétrer  le  sens  de  Faust  et  de  Manfred  que  Y  Iridion 
peut  présenter  la  moindre  des  obscurités.  Il  est  au  moins  certain 
que  la  Pologne  a  bien  vite  saisi  l'idée  dominante  du  poème  et  a 
démêlé  facilement  la  signification  profonde  de  cette  allégorie.  Le 
drame  de  l'auteur  anonyme  lui  disait  en  effet  que  la  douleur  pa- 
triotique ne  crée  rien,  quand  elle  n'est  que  la  négation  et  la  haine. 
Il  lui  disait  de  plus  que  l'ennemi  peut  retrouver  une  force  de  vie 
nouvelle  et  de  rajeunissement  là  même  où  une  vengeance  peu  scru- 


48  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pilleuse  ne  rechercherait  contre  lui  que  des  armes  mortelles,  que 
Rome  a  rencontré  une  seconde  ère  de  grandeur  dans  le  christia- 
nisme, dont  Iridion  a  cru  pouvoir  faire  l'instrument  de  sa  haine, 
ainsi  qu'en  rencontra  une  pareille  l'ordre  teutonique  dans  la  réforme, 
ainsi  que  la  rencontrera  peut-être  encore  la  Russie  dans  la  civilisa- 
tion matérialiste  de  notre  siècle.  Ce  que  la  Pologne  comprit  surtout, 
ce  fut  cette  voix  mystérieuse  qui  envoyait  Iridion  vers  le  nord  pour 
y  subir  une  seconde  épreuve,  qui  envoyait  u  au  pays  des  tombes  et 
des  croix»  cet  idéal  du  patriotisme  hellénique,  du  patriotisme  le 
plus  énergique  et  le  plus  beau  qu'ait  connu  l'humanité,  mais  qui 
l'envoyait  en  même  temps  transformé,  épuré  de  tout  sentiment  hai- 
neux et  païen,  illuminé  par  la  foi  chrétienne  et  soulevant  la  croix 
dans  ses  bras.  La  pensée  nationale  du  Wallenî'od  subit  ainsi  une 
transfiguration  morale  et  complète  dans  cette  création  de  Y  Iridion, 
après  avoir  eu  sa  transition  dans  la  figure  si  admirable  et  significa- 
tive du  Robak  dans  le  Sieur  Thadée.  Et,  qu'on  veuille  bien  le  re- 
marquer, cette  épuration  successive  du  sentiment  patriotique  dans 
la  poésie  ne  s'accomplissait  pas  dans  des  temps  relativement  apai- 
sés et  recueillis  :  elle  coïncidait  avec  une  période  de  poignantes 
souffrances;  c'était  l'époque  des  plus  dures  et  des  plus  implacables 
persécutions  qui  aient  marqué  le  règne  de  l'empereur  Nicolas.  L'an- 
née même  où  paraissait  V Iridion  voyait  s'ouvrir  une  adjudication 
assurément  fort  nouvelle  dans  les  annales  du  monde  :  on  mettait 
aux  enchères  publiques,  à  Varsovie  et  dans  les  principales  villes  du 
pays,  le  transport  de  milliers  d'enfans  polonais  dans  les  steppes  et 
aux  monts  Oural.  Certes,  si  le  sentiment  de  la  haine  nationale  a 
jamais  été  permis  aux  poètes,  c'était  bien  à  ceux  qui  s'inspiraient 
de  tant  de  souffrances  infligées  à  une  nation  malheureuse,  et  c'est 
l'originale  grandeur  du  poète  anonyme  d'avoir  élevé  précisément  à 
une  telle  époque  une  protestation  si  énergique  contre  toute  idée  de 
vengeance,  d'avoir  placé  M  éternel  amour  non-seulement,  comme 
Dante,  aux  portes  de  la  cité  des  douleurs,  mais  au  plus  profond 
môme  des  cercles  de  l'enfer!... 

IV. 

La  haine  est  impuissante,  la  vengeance  ne  crée  rien;  pour  triom- 
pher de  l'ennemi,  il  ne  suffit  pas  d'avoir  des  griefs  légitimes,  il  faut 
encore  le  primer  par  la  supériorité  morale.  —  Tel  fut  l'enseigne- 
ment que  le  poHe  anonijme  donna  à  sa  nation  subjuguée...  Mais 
comment  arriver  à  cette  supériorité?  comment  s'y  maintenir?—  Par 
le  dévouement,  répondait  le  poète,  par  le  sacrifice!  Attendre  la  dé- 
livrance, non  pas  du  mal  qu'on  pourrait  souhaiter  ou  faire  à  l'op- 


LE    POÈTE    ANONYME    DE    LA   POLOGNE.  49 

presseur,  mais  du  bien  qu'on  développerait  p'ans  son  propre  sein; 
s'en  rapporter  à  Dieu  pour  le  moment  de  la  justice  définitive,  et  re- 
noncer à  tout  travail  de  dissimulation  et  de  conspiration,  qui  ne  fait 
que  ternir  le  caractère  national  et  obscurcir  la  pureté  àQ  V âme  po- 
lonaise; persévérer  dans  sa  croyance  malgré  toutes  les  épreuves, 
défier  le  ciel  par  la  foi  qu'on  a  en  lui ,  et  dans  les  grandes  occa- 
sions témoigner  de  sa  vie  en  recevant  la  mort  sans  la  donner,  en 
allant  au  supplice  comme  les  premiers  chrétiens,  la  croix  en  main 
et  la  confession  sur  la  lèvre,  —  c'est  ainsi  que  le  patriote  inspiré 
comprenait  ces  devoirs  de  la  servitude  polonaise  qu'il  résumait  par 
le  mot  de  sacrifice.  Autour  de  cette  pensée  roul-eront  désormais 
toutes  les  œuvres  de  l'auteur  de  VIridion;  elle  les  éclairera  de  ses 
rayons,  elle  en  sera  l'âme  même.  L'écrivain  anonyme  passa  toute 
sa  vie  à  développer  cette  doctrine  sous  les  formes  les  plus  variées, 
dans  les  créations  les  plus  diverses  ;  on  la  retrouve  dans  la  Tenta- 
tion comme  dans  le  Rêve  de  Cesara,  dans  ///  Nuit  de  Noël  comme 
dans  le  Jour  présent,  dans  le  Dernier  comme  dans  l'Aurore,  les 
Psaumes  de  l'Avenir  et  le  Resurrecturis, 

Assurément,  et  abstraction  faite  du  talent  qui  éclate  dans  ces  di- 
verses œuvres,  il  y  a  quelque  chose  d'imposant  rien  que  dans  cette 
persévérance  à  prêcher  une  idée  aussi  en  dehors  des  procédés  ordi- 
naires du  temps  où  nous  vivons.  Il  fallait  de  plus  un  grand  courage 
et  une  foi  non  moins  grande  pour  tenter  de  convertir  à  une  telle 
doctrine  un  des  peuples  les  plus  bouillans  et  les  plus  fougueux  de 
l'univers.  Aussi  quel  art,  quelle  passion  n'employa-t-il  pas  pour 
persuader  à  la  nation  les  vérités  dont  il  se  sentait  pénétré  !  Que  la 
Pologne  fût  une  fois  affermie  dans  cette  croyance  au  martyre  pur 
et  fécond,  et  le  poète  ne  craignait  plus  pour  elle  ni  les  revers  de  la 
fortune  ni  les  tentations  du  désespoir;  il  acceptait  même  avec  joie 
tout  ce  qui  la  séparait  des  vivans,  tout  ce  qui  la  rendait  étrangère 
aux  heureux  de  ce  monde.  Qu'importe  à  la  Pologne  que  d'autres  la 
déclarent  a  aussi  obstinée  qu'impuissante,  »  qu'ils  lui  crient  de 
s'arranger  pour  mourir  au  plus  vite  et  ne  plus  les  importuner  par 
le  râle  de  son  agonie?  Les  temps  viendront  où  ces  raffinés  et  ces 
endurcis  la  supplieront  de  se  lever  et  de  marcher!  En  attendant,  il 
faut  subir  avec  calme  jusqu'à  ces  outrages  prodigués  au  malheur, 
regarder  fièrement  en  haut  «  comme  une  orpheline  seule  a  le  droit 
de  regarder,  »  et  à  l'orgueil  insultant  opposer  une  dignité  silen- 
cieuse. «  L'ange  de  l'orgueil  avant  sa  chute,  dit-il  quelque  part, 
avait  une  sœur  dans  le  ciel,  qui  y  est  restée,  —  et  elle  se  nomme 
la  dignité!  » 

Cette  idée  de  sacrifice  et  de  dévouement,  le  poète  ne  se  bornait 
pas  à  la  prêcher  pour  le  présent  et  l'avenir  :  il  voulut  l'étendre  jus- 

Touii  xx;ivii.  "  .4 


50  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

qu'au  passé  de  son  peuple,  la  lui  présenter  comme  l'âme  même  de 
toute  son  existence  séculaire.  Avec  autant  d'art  que  de  conviction, 
il  s'eflbrçait  de  prouver  que  la  Pologne  a  de  tout  temps  réalisé 
l'idéal  d'une  nation  chrétienne,  toujours  désintéressée  pour  elle- 
même,  toujours  dévouée  à  l'humanité,  et  il  en  trouvait  la  preuve 
jusque  dans  les  calamités  qui  ont  fini  par  accabler  le  pays.  Là  est  le 
seul  côté  contestable  de  sa  généreuse  doctrine;  là  même,  à  certains 
égards,  est  ce  qu'elle  a  de  dangereux.  On  ne  peut  nier  que  l'his- 
toire de  Pologne  ne  porte  en  elle  un  grand  cachet  de  générosité 
chevaleresque  et  de  sacrifice.  Ce  peuple'  a  toujours  défendu  le 
christianisme  contre  ses  plus  dangereux  ennemis,  ne  demandant 
rien  à  l'Europe  en  échange  des  services  rendus,  ne  prétendant  à 
aucun  salaire,  ne  s'étonnant  même  pas  de  l'ingratitude.  Notons 
aussi  que  l'histoire  do  ce  pays  n'a  jamais  connu  ces  cruautés,  ces 
régicides,  ces  révolutions  de  palais  et  ces  guerres  de  religion  qui 
ont  ensanglanté  les  annales  de  tant  de  peuples,  et  que  la  Pologne 
a  toujours  donné  un  asile  généreux  à  toutes  les  victimes  de  la  per- 
sécution :  c'est  dans  son  sein  que  se  réfugiaient  les  Juifs,  les  émi- 
grés des  guerres  des  hussites,  de  la  réforme  et  de  trente  ans,  et  ils 
y  ont  trouvé  non-seulement  la  tolérance  la  plus  large,  mais  même 
la  faculté  étrange  de  se  régir  d'après  leurs  lois  propres.  Il  faut 
bien  le  dire  toutefois,  plus  d'un  de  ces  mérites  tenait  d'un  défaut 
autant  que  d'une  qualité,  et  a  été  plutôt  l'effet  d'une  générosité 
irréfléchie  que  le  résultat  d'une  volonté  ferme  et  raisonnée.  C'est 
une  vertu  en  définitive,  si  l'on  veut,  mais  une  vertu  singulièrement 
favorisée  par  l'imprévoyance  et  l'insouciance  de  l'esprit  natio- 
nal. Si  donc  le  penseur  ne  peut  accepter  sans  réserve  cette  glorifi- 
cation d'un  peuple  dans  tout  son  passé,  il  protestera  bien  plus 
énergiquement  encore  contre  l'extension  de  cette  idée  aux  temps 
mêmes  de  la  décadence ,  contre  cette  image  du  Christ  des  nattons 
à  laquelle  l'auteur  de  l'Aurore  et  des  Psaumes  a  donné  un  dévelop- 
pement si  étrange.  La  Pologne,  selon  l'auteur  anonyme,  n'a  pas  seu- 
lement été  crucifiée  comme  le  Christ  pour  ressusciter  comme  lui,  elle 
est  morte  aussi  volontairement  pour  racheter  les  péchés  des  autres 
nations,  elle  est  morte  pure  de  toute  faute  et  de  tout  reproche!... 
Kst-il  besoin  de  réfuter  une  telle  doctrine?  Outre  ce  qu'elle  a  de 
profondément  orgueilleux  et  peut-être  même  d'irréligieux,  elle 
blesse  la  vérité  historique  et  cache  plus  d'un  poison  pour  ceux-là 
mêmes  dont  elle  est  destinée  à  raviver  la  foi. 

Malheureusement  la  Pologne  n'a  que  faire  de  prétendre  expier  les 
fautes  des  autres  nations;  elle  ne  plie  déjà  que  trop  sous  le  far- 
deau de  ses  propres  fautes.  Elle  n'a  pas  le  droit  de  se  proclamer 
innocente  de  ses  calamités  :  elle  y  a  contribué  pour  la  plus  grande 


LE    POÈTE    ANONYME    DE    LA    POLOGNE.  51 

part;  elle  fut  coupable  d'une  inertie  immense,  d'une  insouciance 
frivole,  d'un  laisser-aller  honteux.  Tout  cela  ne  justifie  en  rien  sans 
doute  le  meurtre  commis  sur  elle,  et  ce  meurtre  est  d'autant  plus 
odieux  qu'il  fut  consommé  au  moment  où  la  Pologne  commençait  à 
se  relever,  à  sortir  de  sa  torpeur  anarchique,  au  moment  où  elle  se 
donnait  cette  constitution  du  3  mai  1791  qui  sera  son  éternelle  dé- 
fense contre  le  dénigrement;  mais  ce  généreux  effort  même,  ainsi 
que  toutes  les  tentatives  qui  l'ont  suivi  depuis  plus  d'un  demi-siècle, 
prouve  que  la  Pologne  avait  beaucoup  à  réparer,  beaucoup  à  ap- 
prendre et  à  oublier.  Ce  n'est  pas  en  s' aveuglant  sur  ses  anciens 
travers,  c'est  au  contraire  en  s' éclairant  sincèrement  sur  les  fautes 
commises,  et  en  les  condamnant,  qu'elle  est  parvenue  à  se  sauver 
du  désastre  et  à  se  concilier  les  sympathies  de  tous  les  esprits  hon- 
nêtes. Puisque  la  Pologne  et  ses  poètes  aiment  tant  à  invoquer  la 
Bible  et  à  parler  du  peuple  de  Dieu,  il  serait  peut-être  utile  de 
rappeler  que  le  peuple  d'Israël  a  précisément  laissé  dans  le  livre 
des  livres  l'exemple  de  ses  trois  grands  prophètes,  dont  la  réunion 
forme  un  ensemble  complet  d'une  poésie  inspirée  par  un  patrio- 
tisme ardent.  C'est  d'abord  Isaïe,  qui  flétrit  les  fautes  de  la  nation 
et  prédit  le  châtiment;  c'est  ensuite  Jérémie,  qui,  le  joug  une  fois 
apesanti,  pleure  sur  les  ruines  de  la  cité  jadis  si  puissante;  c'est 
enfin  Ézéchiel,  qui,  dans  la  captivité  de  Babylone,  a  des  extases 
sublimes  et  voit  rebâtir  la  ville  et  le  temple.  Or  les  Jérémies  n'ont 
certes  pas  manqué  à  la  Pologne ,  non  plus  que  les  Kzéchiels  ;  mais 
ce  qui  lui  a  manqué  jusqu'à  présent,  c'est  un  ïsaïe  à  la  langue  de 
feu,  c'est  un  Dante  courageux  et  impitoyable  qui  lui  ait  dit  har- 
diment des  vérités  douloureuses,  mais  salutaires,  qui  ait  osé  sonder 
ses  plaies  au  lieu  de  les  caresser... 

C'est  surtout  dans  le  poème  de  V Aurore  (1843)  que  l'auteur 
anonyme  a  déposé  ses  vues  sur  le  passé  et  l'avenir  de  sa  nation 
dans  toute  l'exaltation  de  ses  généreuses  erreurs,  et  ce  poème  a  de 
plus  cet  intérêt,  qu'il  est  comme  le  monument  d'une  passion  du 
cœur;  c'est  la  seule  œuvre  où  l'auteur  ait  donné  place  à  des  épan- 
chemens  intimes,  à  un  sentiment  personnel,  épanchemens  d'ailleurs 
qui  n'ont  rien  de  vulgaire,  qui  prennent  au  contraire  une  forme  des 
plus  poétiques  et  des  plus  élevées.  De  même  que  Dante  fait  de 
Béatrix  le  symbole  de  sa  foi,  la  figure  de  la  théologie,  le  poète  ano- 
nyme fait  de  sa  bien-aimée  comme  l'image  et  l'idéal  de  ses  patrio- 
tiques aspirations.  Il  le  dit  expressément  :  il  a  passé  par  l'enfer 
comme  Dante,  et  comme  lui  il  a  eu  pour  guide  une  dame  de  grâce 
et  de  miséricorde,...  «  une  Béatrix  aussi  belle  que  l'autre,  mais  bien 
plus  chrélienney  car  elle  n'a  pas  choisi  le  ciel  pour  demeure ,  pour 
abri  contre  les  souffrances  d'ici-bas;  elle  est  restée  avec  son  frère 


52  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sur  la  terre.  »  Ils  se  sont  rencontrés,  tristes  et  sombres,  dans  des 
sphères  élevées,  «  comme  deux  nuages  noirs  qui ,  se  rencontrant 
dans  les  airs,  déversent  des  torrens  de  pleurs,  mais  font  aussi  jaillir 
l'éclair  qui  perce  la  voûte  du  ciel  et  laisse  entrevoir  la  demeure 
flamboyante  de  Dieu.  »  C'est  donc  cette  Béatrix  qui  est  la  confidente 
de  toutes  ses  pensées  sur  la  patrie;  c'est  à  elle  qu'il  raconte  toutes 
ses  émotions,  tous  ses  pressentimens  ;  sa  nation  et  sa  maîtresse  se 
confondent  dans  cette  suite  de  ran zone  intitulée  l'Aurore.  Le  poème 
commence  par  la  description  d'une  de  ces  belles  nuits  d'Italie  qui 
ont  déjà  éveillé  tant  d'émotions  profondes.  Perdu  dans  une  douce 
extase,  le  couple  amoureux  aspire  les  suaves  fraîcheurs  de  l'air  et 
regarde  l'immense  voûte  étoilée.  Quel  calme!  quelle  paix  divine! 
L'univers  est  comme  une  harpe  immense...  Un  chant  grandiose 
s'élève,  le  chant  de  l'accord,  de  l'harmonie  des  sphères...  Mais  dans 
cet  accord  un  ion  ne  manque-t-il  pas?  Dans  ce  faisceau  de  lumière 
un  rayon  n'est-il  point  brisé?  «  0  ma  sœur,  dis  le  ton  échappé  à  la 
harpe  de  la  vie;  indique  l'étoile  éclipsée,  mais  certes  non  éteinte; 
prononce,  prononce  ce  nom  :  Pologne!  Dieu  nous  écoute  peut-être 
à  une  telle  heure,  et  il  recueillera  de  tes  lèvres  ce  ton  perdu,  le  ren- 
fermera de  nouveau  dans  son  hymne  splendide...  Ah!  ta  bouche 
tremble,  et  ta  poitrine  oppressée  peut  à  peine  laisser  échapper  un 
soupir...  Dieu  te  comprendra,  ma  sœur;  Dieu  sait  bien  que  le  sou- 
pir, c'est  aujourd'hui  le  seul  nom  de  ta  patrie  !  »  Ce  n'est  là  que  le 
point  de  départ  de  cette  série  de  chants  où  le  poète  peint  avec  une 
pathétique  inspiration  les  malheurs  du  présent,  les  gloires  du  passé, 
les  espérances  de  l'avenir.  «  Nous  sommes  nés  orphelins,  dit-il  à  sa 
bien-aimée  en  parlant  des  générations  actuelles;  enfans  posthumes, 
nous  avons  eu  pour  berceau  la  tombe  même  de  notre  mère;  le  doux 
regard  maternel  n'a  jamais  illuminé  nos  sourires  innocens;  ce  n'est 
point  sur  un  sein  palpitant,  mais  sur  la  pierre  froide  des  cimetièies 
que  se  reposèrent  nos  jeunes  têtes.  » 

Une  des  plus  belles  de  ces  canzone  est  celle  où  le  poète  évoque  de 
leurs  tombeaux  les  anciens  sénateurs  et  les  héros  de  la  Pologne,  les 
capitaines  illustres  et  les  rois  glorieux.  Couverts  de  leurs  armures 
d'acier  et  de  leurs  casques  rouilles,  ils  se  dressent  en  un  cortège 
immense,  et  devant  cette  grande  diète  des  ombres  le  poète,  d'abord 
découragé,  accusant  presque  les  aïeux  d'avoir  dépensé  l'héritage 
de  leurs  enfans,  puis  ranimé  à  l'espérance  par  la  voix  d'un  des  hé- 
ros les  plus  purs  de  la  patrie ,  Etienne  Gzarniccki,  —  le  poète ,  di- 
sons-nous, reprend  cette  idée  favorite  du  «  Christ  des  nations.  »  Ce 
n'est  pas  seulement  la  Pologne  qu'il  voit,  c'est  l'humanité  entière 
qu'il  embrasse.  Ici ,  comme  dans  plus  d'une  de  ses  œuvres,  l'écri- 
vain se  complaît  à  comparer  notre  époque  à  celle  qui  a  précédé  l'ère 


LE    POÈTE    ANONYME    DE    LA    POLOGNE.  53 

chrétienne,  et  les  analogies  ne  lui  manquent  point.  Alors'comme  au- 
jourd'hui, des  guerres  sociales  avaient  bouleversé  le  sol  et  ruiné  les 
institutions  antiques;  alors  comme  aujourd'hui,  un  césar  apparut, 
un  génie  de  guerre  et  de  gouvernement,  qui  arrêta  la  société  sur 
l'abîme,  rétablit  l'ordre  matériel  et  inaugura  une  époque  de  grand 
épanouissement  pour  une  civilisation  matérialiste.  Alors  comme 
aujourd'hui,  le  malaise  était  général;  l'humanité  souffrait  dans  son 
âme  et  pressentait  un  grand  changement  moral.  Un  homme  vint 
enfin  pour  enseigner  à  ses  semblables  une  loi  inconnue  d'amour, 
pour  abolir  l'esclavage,  pour  prêcher  la  fraternité  entre  les  indi- 
vidus. II  fut  crucifié,  mais  il  ressuscita,  et  sa  loi  régna  sur  la  terre. 
Cette  loi  règne  encore  aujourd'hui;  malheureusement,  si  la  doc- 
trine divine  du  Sauveur  a  changé  et  amélioré  les  relations  entre  les 
individus,  elle  n'a  pas  pénétré  les  rapports  entre  les  nations  :  celles- 
ci  se  régissent  toujours  par  le  droit  ancien,  le  droit  païen,  celui  de 
la  conquête  et  de  l'oppression.  Un  seul  peuple  n'a  pas  suivi  cet 
exemple  ;  son  histoire  est  restée  pure  de  toute  injustice  internatio- 
nale; il  a  toujours  pratiqué  la  loi  du  Christ  dans  les  affaires  de  ce 
monde,  il  n'a  jamais  subjugué  ni  lésé  aucun  de  ses  voisins,  il  n'usa 
de  sa  puissance  que  pour  protéger  les  faibles,  pour  se  dévouer  au 
salut  des  autres,  et  ce  peuple  a  été  crucifié  comme  le  fut  le  Sau- 
veur. Les  dernières  canzone  célèbrent  la  résurrection  de  ce  mar- 
tyr, et  avec  elle  un  nouveau  règne  d'amour  entre  les  nations,  la 
fraternité  des  peuples  couronnant  et  réalisant  la  fraternité  des 
hommes  enseignée  par  le  Christ.  Comme  émotion  profonde,  comme 
richesse  d'images,  comme  pureté  de  formes,  l'auteur  anonyme  n'a 
rien  écrit  qui  ait  surpassé  ce  poème  de  l'Aurore,  et  il  semblait  y 
dire  un  éternel  adieu  à  la  poésie  quand,  enivré  par  cette  vision  d'un 
avenir  magnifique  et  prochain,  il  s'écriait  dans  la  strophe  finale,  que 
tant  de  cœurs  répétèrent  alors  avec  enthousiasme  :  «  Toute  notre 
âme,  ô  ma  sœur,  nous  l'avons  épanchée  dans  cet  hymne;  trêve 
maintenant  à  la  lyre,  et  trêve  à  la  parole  !  Que  des  enfans  s'amusent 
encore  à  fredonner  :  d'autres  voies  sont  ouvertes  devant  nous;  pé- 
rissez,  mes  chants,  et  levez-vous,  mes  actions  l  » 

Illusion  de  poète  que  partageait  de  plus  alors  une  grande  partie 
de  la  nation,  et  qui  ne  tarda  pas  à  être  suivie  dune  déception 
amère!  Le  cri  n'était  pas  moins  l'expression  d'un  pressentiment 
vrai.  Des  voies  nouvelles  devaient  en  effet  s'ouvrir  bientôt  devant 
l'auteur  anonyme,  et  nous  touchons  ici  à  la  dernière  période  de 
l'activité  poétique  de  l'écrivain,  la  plus  mêlée  aux  événemens  du 
jour  et  la  plus  douloureuse  de  toutes,  car  elle  fut  liée  à  une  cata- 
strophe terrible,  à  un  grand  malheur  national. 

Émue  et  charmée  par  les  accens  du  poète  anonyme,  la  Pologne 


5A  REVUE    DES    DEUX    MOiNDES. 

fut  d'abord  pourtant  loin  de  le  suivre  dans  les  régions  épurées  de 
vie  morale  qu'il  lui  indiquait.  Pour  ses  aspirations,  elle  en  était  en- 
core aux  illusions  du  comte  Henri  dans  sa  jeunesse,  et  Pancrace 
même  se  dessinait  à  l'horizon  sans  l'effrayer  trop.  La  révolution  de 
1831  avait  eu  pour  effet  de  jeter  des  milliers  de  Polonais  dans  cette 
France  alors  profondément  remuée  par  des  passions  républicaines. 
L'émigration  s'était  abreuvée  largement  à  cette  source  bouillante  et 
trouble,  et  une  propagande  démocratique,  qui  a  eu  ses  héros,  qui  a 
eu  même  ses  martyrs,  mais  surtout  ses  adeptes  aveugles,  imbus  de 
toutes  les  doctrines  de  la  terreur,  avait  conquis  bientôt  une  influence 
immense  sur  le  pays.  Que  ce  mouvement  eût  des  mobiles  généreux, 
un  désir  impatient  de  délivrer  la  patrie,  un  intérêt  vif,  quoique  peu 
éclairé*,  pour  la  cause  des  paysans,  certes  nous  sommes  loin  de 
vouloir  le  nier;  mais  il  est  également  liors  de  doute  que  la  déclama- 
tion creuse  et  surtout  la  manie  enfantine  de  singer  le  radicalisme 
de  l'Occident  y  eurent  la  plus  grande  part.  C'est  ainsi  par  exemple 
que  les  démocrates  polonais  imitèrent  leurs  frères  de  France  dans 
leur  haine  contre  le  catholicisme,  et  sapèrent  les  idées  religieuses 
de  la  nation  au  moment  même  où  l'empereur  Nicolas,  bien  plus 
avisé  que  ces  patriotes  exaltés,  renouvelait  contre  l'église  polonaise 
les  plus  rigoureuses  persécutions.  Les  esprits  forts,  les  coryphées 
de  la  propagande  ne  se  firent  pas  môme  faute  d'afficher  les  doc- 
trines les  plus  matérialistes  et  de  proclamer  une  incrédulité  cynique. 
«  Ils  voulaient  la  résurrection  d'un  peuple,  devait  dire  plus  tard  à 
ce  sujet  le  poète  anonyme,  et  ils  ne  croyaient  même  pas  à  l'immor- 
talité de  l'âme!  »  Mais  ce  fut  surtout  en  prêchant  la  haine  contre  la 
noblesse,  signalée  comme  «  la  classe  corrompue  et  pourrie,  ennemie 
du  peuple  et  obstacle  éternel  à  tout  progrès,  »  que  la  démocratie  po- 
lonaise montra  à  quel  point  l'esprit  d'imitation  avait  étouffé  en  elle, 
non-seulement  tout  sens  d'équité,  mais  jusqu'à  la  notion  de  la  plus 
évidente  des  réalités,  car  s'il  y  a  quelque  chose  d'évident  au  monde, 
c'est  que  la  noblesse  polonaise  ne  ressemble  en  rien  à  celle  de  tout 
autre  pays  d'Occident.  Elle  en  diffère  déjà  par  le  nombre  :  elle  n'est 
point  une  classe,  mais  toute  une  population.  Dans  le  passé,  elle  a 
été  le  seul  élément  en  qui  ait  pu  se  développer  dans  toute  sa  pléni- 
tude la  conscience  de  la  nationalité:  dans  le  présent,  c'est  encore 
elle,  c'est-à-dire  la  classe  des  propriétaires,  qui  porte  principale- 
mtmt  dans  son  sein  la  tradition  historique  aussi  bien  que  le  vif  sen- 
timent de  l'avenir.  Elle  constitue  la  force  morale  et  intelligente  du 
pays,  elle  est  tout  simplement  son  tiers-état  (la  Pologne  n'en  a  pas 
encore  d'autre),  et  au  lieu  d'être  opposée  aux  principes  modernes, 
elle  ne  penche  que  trop  vers  les  idées  extrêmes.  Prêcher  la  destruc- 
tion de  cette  noblesse,  c'était  tout  simplement,  comme  l'a  dit  avec 


LE   POÈTE    ANONYME    DE    LA    POLOGNE.  55 

'justesse  le  poète  anonyme,  «vouloir  se  suicider,  puis,  après  s'être 
suicidé,  vouloir  agir  et  vaincre  !  »  C'est  pourtant  ce  que  recomman- 
dait la  propagande  démocratique;  elle  invitait  le  peuple  à  délivrer 
la  patrie,  à  se  lever  comme  un  seul  homme,  à  se  défaire  au  premier 
moment  de  l'insurrection  de  tout  propriétaire  suspect,  à  se  partager 
les  terres  de  la  noblesse,  qui  n'aurait  droit  à  la  vie  nationale  qu'au- 
tant qu'elle  deviendrait  peuple  elle-même.  Ce  qu'il  y  a  de  tragi- 
quement bizarre  dans  toute  cette  œuvre  déplorable,  c'est  que  ses 
apôtres  aussi  bien  que  ses  adeptes  dans  le  pays  furent  eux-mêmes 
des  hommes  de  la  noblesse,  car  la  propagande  démocratique  n'a- 
vait nulle  action  sur  les  paysans,  ni  par  ses  publications,  ni  même 
par  ses  émissaires:  elle  s'adressait  aux  propriétaires,  aux  gentils- 
hommes, et  c'est  parmi  eux  qu'elle  trouvait  un  accueil  empressé 
et  qu'elle  organisait  une  vaste  conspiration,  prête  à  éclater  au  si- 
gnal donné.  Que  la  noblesse  du  pays  acceptât  alors  si  bénévole- 
ment et  presque  si  universellement  un  mot  d'ordre  venu  de  Paris, 
et  qui  était  pour  elle  le  signal  de  la  spoliation  et  de  la  mort,  cela 
prouve  certes  de  sa  part  un  grand  défaut  d'intelligence  politique, 
cela  prouve  peut-être  aussi  dans  quel  profond  désespoir  la  domi- 
nation étrangère  avait  jeté  le  pays;  mais  cela  devrait  prouver  sur- 
tout combien  injustes  et  cruelles  furent  alors,  comme  le  sont  encore 
aujourd'hui,  les  déclamations  des  radicaux  de  l'Occident  contre  l'es- 
prit aristocratique  et  égoïste  de  cette  pauvre  noblesse  polonaise, 
généreuse  jusqu'à  accepter  le  communisme,  dévouée  à  la  patrie 
jusqu'à  souscrire  à  son  suicide,  et  que  les  puissances  du  Nord  lors 
du  partage,  ainsi  que  Nicolas  en  1831,  dénonçaient  à  leur  tour 
comme  jacobine. 

Il  est  difficile  de  concevoir  la  rapidité  et  l'extension  de  ce  mou- 
vement démocratique  qui  emportait  alors  la  Pologne,  et  dont  le 
dénoûment  ne  pouvait  être,  pour  tout  esprit  un  peu  clairvoyant, 
qu'une  insurrection  impuissante  aggravée  d'un  déchirement  social 
horrible.  Spectacle  émouvant  que  celui  de  la  situation  faite  au  poète 
anonyme  dans  ces  événemens!  On  ne  saurait  nier  que  sa  poésie, 
belle  et  magnanime  entre  toutes,  n'ait  pourtant  péché  en  général, 
surtout  dans  les  compositions  qui  suivirent  Vln'dion,  par  un  excès 
d'optimisme  spirituel;  elle  oubliait  trop  les  conditions  de  ce  monde, 
elle  évangélisait  et  angélîsait  les  hommes,  sans  beaucoup  penser  à 
leur  condition  et  à  leurs  devoirs  de  citoyens,  et  l'influence  de  ces 
œuvres  est  encore  aujourd'hui,  à  plus  d'un  égard,  énervante  sur  les 
jeunes  esprits.  Eh  bien  !  le  poète  devait  être  rappelé  de  ces  sphères 
éthérées  et  nuageuses  par  la  plus  cruelle  des  réalités,  et  l'espace  de 
deux  ans  sépara  seulement  les  enivremens  extatiques  de  l'Aurore 
des  lamentations  déchirantes  des  Psaumes  de  V Avenir  (1845).  Le 


5(5  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

((  Clirist  des  nations,  »  qu'on  avait  proclamé  prêt  à  ressusciter  et  à 
porter  une  vie  nouvelle  au  genre  humain,  il  fallait  maintenant  le 
préserver  du  suicide-,  le  peuple  qu'on  avait  glorifié  comme  devant 
enseigner  au  monde  la  grande  loi  de  l'amour,  il  fallait  maintenant 
l'empêcher  de  commettre  le  crime  de  Caïn!...  Le  poète  ne  recula 
pas  devant  ce  devoir  douloureux,  et,  si  l'on  tient  compte  de  sa  si- 
tuation personnelle  et  de  l'état  général  des  esprits  alors,  ce  fut  de 
sa  part  un  grand  acte  de  courage  civique;  il  y  déploya  tout  ce  que 
son  cœur  possédait  de  feu,  d'éloquence,  de' larmes  et  de  raison.  Les 
deux  premiers  hymnes  se  tenaient  encore  dans  les  sphères  de  Vave- 
nif-y  et  représentaient  à  la  nation  l'idéal  qu'elle  avait  mission  de 
réaliser;  mais  dès  le  troisième  psaume  le  poète  abordait  la  question 
brûlante  du  moment,  prenait  corps  à  corps  la  propagande  néfaste  et 
prononçait  hardiment  ce  mot  du  «  massacre  de  la  noblesse,  »  qui 
était  dans  la  logique  de  la  nouvelle  doctrine  aussi  bien  que  dans 
celle  des  événemens.  A  ces  convenlionneh  de  convention,  qui  invo- 
quaient toujours  les  «  actes  vigoureux  »  de  la  terreur,  il  criait  que 
ce  n'était  pas  une  action  .qu'un  massacre  puéril,  et  qu'on  ne  se  ré- 
générait pas  par  la  destruction,  qu'il  n'y  avait  qu'une  seule  loi  vraie 
de  salut  public  pour  la  nation  :  «  la  noblesse  polonaise  avec  le  peuple 
de  la  Pologne.  »  Après  avoir  ainsi  rappelé  les  éternels  principes  de 
justice  et  d'humanité,  le  poète  prend  la  défense  de  celte  noblesse  po- 
lonaise si  décriée  par  le  radicalisme  aveugle.  iN'est-ce  pas  elle  «  dont 
la  poitrine  fleurit  toujours  en  cicatrices?  »  N'est-ce  pas  elle  qui  s'est 
de  tout  temps  offerte  en  holocauste  sur  l'autel  de  la  patrie?  Qui 
donc  a  toujours  combattu  et  toujours  souffert?  Qui,  dans  la  grande 
diète  de  1791,  a  ouvert  au  peuple  les  portes  dorées  de  l'avenir? 
N'est-ce  pas  cette  race  maudite  de  la  noblesse,  race  qui  n'a  jamais 
connu  de  trêve  avec  l'oppresseur,  qui  fut  moissonnée  sur  tout  champ 
de  bataille,  et  qui  a  peuplé  la  Sibérie?... 

«  Partout,  partout  sur  ce  globe,  je  vois  les  traces  de  mes  frères,  et  vous 
lie  les  effacerez  pas  par  vos  paroles!  Ce  sont  eux  qu'a' persécutés  le  monde, 
ce  sont  eux  qu'a  torturés  le  bourreau,  ce  sont  eux  qui  errent  dans  les  neiges 
polaires,  qui  encombrent  les  cachots  de  la  citadelle  1 

«Sur  les  hauteurs  arides  des  Alpes,  sur  les  azurs  ondoyans  de  la  Médi- 
terranée, sur  les  Apeuni:,s  de  l'Italie,  sur  les  sommets  des  sierras  d'Espagne, 
sur  les  plaines  vastes  de  la  Germanie,  sur  les  glaces  des  pays  moscovites, 
sur  les  champs  de  la  France  amie,  sur  toute  terre,  sur  tout  flot,  ils  ont  ré- 
pandu la  semence  de  la  patrie  future,  semence  divine,  sang  des  martyrs,  et 
vous  êtes  les  fils  de  ces  douleurs!  »> 

Ce  n'est  rien  que  la  persécution  pour  le  poète  anonyme  ;  le  mal 
terrible,  c'est  l'obscurcissement  de  la  vérité,  c'est  l'altération  du 


LE    POÈTE    ANONYME    DE    LA    POLOGNE.  57 

sentiment  de  la  vie  dans  l'âme  nationale  sous  l'influence  d'idées 
funestes.  «Ah!  l'esclavage  distille  un  venin  qui  décompose  jusqu'à 
l'âme!  dit-il:  ce  n'est  rien  que  la  SiiDérie,  ce  n'est  rien  que  le  knout 
et  les  tortures  qui  brisent  le  corps;  mais  l'esprit  de  la  nation,  quand 
il  est  empoisonné,  voilà  bien  la  plus  poignante  des  douleurs!  »  Et 
le  poète  conjure  sa  patrie  de  repousser  ces  maximes  perverses,  ces 
inspirations  de  la  démence.  «  Permis  aux  démagogues  de  hurler, 
permis  aux  jésuites  de  chuchoter  qu'un  but  élevé  et  mystérieux 
peut  justifier  des  moyens  infâmes,  que  le  règne  de  Dieu  peut  sortir 
de  l'enfer,  que  le  bonheur  de  tous  vaut  le  meurtre  de  quelques-uns, 
et  que  l'amour  peut  naître  d'une  œuvre  de  haine...  Non,  non!  on 
n'édifie  rien  avec  de  la  boue,  et  la  plus  haute  sagesse,  c'est  la 
vertu!  » 

Ainsi  continuait  le  patriote  inspiré,  invoquant  les  souvenirs  les 
plus  glorieux  du  passé  pour  le  salut  du  présent,  passant  des  éclats 
de  la  colère  aux  accens  de  la  pitié ,  et  mettant  toutes  les  richesses 
de  sa  fantaisie  au  service  du  bon  sens.  Ce  fut  une  voix  dans  le  dé- 
sert; elle  se  perdit  sans  écho,  au  milieu  de  la  prostration  des  gens 
clairvoyans  et  du  silence  dédaigneux  du  parti  de  l'action.  Ainsi 
que  cela  n'arrive  que  trop  souvent  dans  les  temps  d'eflervescence 
•générale,  l'auteur  ne  fut  point  jugé,  ni  même  discuté,  il  fut  classé: 
on  le  rangea  parmi  les  ennemis  du  progrès,  parmi  les  adversaires 
du  peuple,  et  tout  fut  dit  alors.  Il  se  trouva  pourtant  un  homme 
pour  donner  la  réplique  au  chantre  des  Psaumes,  pour  défendre 
l'honneur  de  la  propagande  ainsi  dénoncée,  pour  «venger  le  peu- 
ple outragé.  »  et  cet  homme  était,  lui  aussi,  un  poète,  un  ami 
naguère  encore  cher  à  l'auteur  anonyme.  Esprit  ardent  et  cha- 
grin ,  rongé  par  un  mysticisme  sombre  et  bien  plus  encore  par  un 
orgueil  jaloux  à  l'excès,  envieux  jusqu'au  dénigrement,  joignant 
du  reste  à  une  imagination  splendide  une  puissance  de  parole  que 
personne  n'a  égalée,  pas  même  Miçkiewicz ,  Jules  Slowaçki  entra 
tout  à  coup  en  lice,  et  apporta  à  la  propagande,  qui  lui  était  restée 
jusqu'alors  étrangère,  l'appui  de  son  talent  superbe.  Colère,  raille- 
rie, allusions  déguisées  et  emportemens  fougueux,  souffrances  vraies 
et  douleurs  factices,  il  fit  usage  de  toutes  ces  armes,  toujours  bril- 
lantes et  parfois  empoisonnées,  dans  sa  Réplique  à  l'auteur  des 
Psaumes. 

Résumons  brièvement  cette  Réplique,  qui  est  un  des  élémens  im- 
portans  de  ce  débat  caractéristique.  Slowaçki  en  appelait  de  l'au- 
teur des  Psaumes  aux  visions  mêmes  de  l'Aurore,  à  ce  cri  final  in- 
voquant les  «actions,  »  en  même  temps  qu'il  raillait  cruellement  les 
doctrines  séraphiques  du  noble  rêveur.  L'arme  à  double  tranchant 
reluit  dès  le  début.  «  A  t'en  croire,  mon  gentilhomme,  ce  serait  donc 


58  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

notre  vertu  à  nous  que  d'endurer  patiemment  l'esclavage?  Tu  trans- 
formes notre  triste  existence  dans  cette  vallée  de  pleurs  en  une  vie 
de  purs  esprits  dans  la  lune  argentée;  d'une  voix  d'enfant,  tu  cries: 
L'action,  l'action,  l'action!...  la  nation  se  dresse,  et  voilà  que  tu 
trembles  tout  à  coup,  quand  apparaît  la  face  du  peuple,  et  que  du 
buisson  qui  s'embrase  commence  à  retentir  la  voix  de  Dieu?  )>  —  Au- 
trefois, poursuit  Slowaçki,  les  élus  de  la  grande  poésie  étaient  tou- 
jours les  premiers  à  proclamer  les  vérités  nouvelles  et  à  entraîner  les 
masses  au  combat.  Aujourd'hui  quoi!  voilà  un  grand  seigneur,  un 
grand  chanteur,  qui  se  pose  en  prophète  du  peuple,  mais  en  prophète 
fashionable,  à  la  mode  du  beau  monde!  Dans  son  char  poétique,  il  a 
placé  le  Christ  comme  Ovide  son  Phaéton,  et  il  parcourt  avec  des 
chevaux  couleur  de  rose  les  espaces  vaporeux  d'un  idéal  inoffensif. 
Quand  l'univers  se  consume  dans  la  souffrance,  quand  monte  la  ma- 
rée des  actions,  le  voilà  qui  se  met  en  travers  comme  une  borne, 
défend  au  siècle  de  marcher,  et  de  sa  poitrine  agitée  par  la  peur  il 
ne  peut  plus  pousser  que  ce  cri  rauque  :  «  Au  nom  du  dieu  rouge, 
qui  que  tu  sois,  ne  tue  pas  la  noblesse  !  »  La  noblesse,  mais  où  la 
trouver?  A  quel  signe  la  reconnaître? —  Dans  une  strophe  célèbre, 
Slowaçki,  qui  plus  d'une  fois  s'est  souvenu  de  sa  noble  origine,  nie 
que  la  noblesse  polonaise  existe  encore,  et  ne  fait  qu'une  exception 
injurieuse  pour  le  prince  Gzartoryski,  en  lui  attribuant  des  ambi- 
tions dynastiques  :  —  misérable  accusation  que  lançaient  toujours 
au  patriote  éprouvé  d'ingrats  compagnons  d'exil. 

'<  Autrefois  vous  étiez  nombreux  en  effet;  autrefois  il  y  a  eu  des  cen- 
taines de  milliers  de  vos  nobles,  nobles  par  le  cœur  et  par  l'attitude!  De 
nos  jours  je  n'ai  connu  qu'un  seul  gentilhomme,  le  pays  entier  n'en  a  pas 
vu  d'autre.  Lui  seul,  par  le  supplice  du  cœur,  par  les  intentions,  sinon  par 
le  succès,  par  une  tristesse  graride,  silencieuse  et  fière,  par  une  main  tou- 
jours pleine  de  dons,  par  une  gloire  sourde,  antique,  il  fut  un  gentilhomme 
et  eut  le  droit  de  se  dire  tel...  Aujourd'hui  lui-même,  le  seul,  l'unique,  il 
a  abandonné  vos  rangs;  lui-même  ne  tient  plus  à  sa  dignité  :  il  est  allé 
pourrir  parmi  les  rois  ;  il  n'est  plus,  et  vous  n'êtes  plus  !  » 

C'est  d'ailleurs  l'éternelle  tactique  des  révolutionnaires  de  pré- 
senter leurs  programmes  sous  les  dehors  les  plus  inoffensifs,  et 
Slowaçki  n'a  garde  de  négliger  ce  moyen.  Il  demande  hardiment 
au  poète  «  où  donc  il  a  entendu  parler  de  massacre,  »  qui  donc  a 
menacé  du  couteau?  Visions  de  cerveau  troublé  que  tout  cela,  hal- 
lucination d'une  fantaisie  effrayée  !  «  Une  note  plaintive  de  l'Ukraine 
a  peut-être  passé  par  les  airs ,  une  dumka  célébrant  les  luttes  an- 
ciennes des  Zaporogues,  —  et  tu  as  eu  peur,  fils  de  noble  !  —  Ou  bien 
encore  un  beau  matin  un  rayon  de  soleil  est  entré  dans  la  chambre 


LE    POÈTE    ANONYME    DE    LA    POLOGNE.  59 

du  psalmiste,  a  percé  les  rideaux  cramoisis  du  lit  somptueux,  et 
le  seigneur  poêle,  brusquement  réveillé,  a  cru  voir  rouge,  —  et  tu 
as  eu  peur,  fils  de  noble!  »  Le  refrain  ironique  revient  ainsi  plus 
d'une  fois  et  aboutit  à  ces  paroles,  dont  on  comprendra  aisément  la 
cruauté  venimeuse  :  «  Tu  dois  respect  à  tes  parens  ;  or  le  peuple 
polonais,  c'est  ton  père,  tu  n'en  as  point  d'autre.  Crains-le!  »  Pour- 
tant Slowaçki,  en  défendant  la  démagogie  de  toute  pensée  venge- 
resse, a  soin  de  ne  point  trop  nous  tranquilliser;  il  rassemble  au 
contraire  tous  les  traits  de  son  imagination  fougueuse  pour  peindre 
l'état  de  misère  et  de  souffrance  dans  lequel  gémit  la  société  :  l'abais- 
sement des  caractères,  l'éclipsé  profonde  de  la  justice,  les  horreurs 
de  la  tyrannie,  Tinsolence  du  riche,  l'agonie  du  pauvre.  Pour  re- 
dresser le  monde  moral  sorti  de  son  orbite,  pour  arracher  l'huma- 
nité à  cet  abîme  de  honte  et  d'opprobre,  qui  sait  ce  que  jugera  né- 
cessaire \ Esprit,  «  l'éternel  révolutionnaire,  qui  torture  les  corps  et 
délivre  les  âmes?  »  Le  soleil  se  lève  toujours  dans  des  nuages  de 
pourpre,  et  toute  aurore  a  été  sanglante  ! 

La  réplique  de  Slowaçki  n'avait  pas  encore  eu  le  temps  de  per- 
cer dans  le  public,  que  déjà  les  événemens  s'étaient  chargés  de 
donner  à  l'auteur  des  Psaumes  une  réponse  bien  autrement  sé- 
rieuse. L'insurrection  préparée  de  longue  main  par  la  propagande 
avait  enfin  éclaté,  et  elle  se  montra  aussi  impuissante  contre  l'en- 
nemi que  meurtrière  pour  la  nation.  Ce  fut  surtout  en  Galicie  que 
le  désastre  éclata  dans  toute  sa  grandeur  et  sous  une  forme  tout  à 
fait  nouvelle.  Là  une  bureaucratie  aussi  violente  que  perfide  s'était 
bien  gardée  de  prévenir  l'explosion  :  elle  avait  au  contraire  ali- 
menté lentement  le  feu  souterrain  et  s'était  donné  le  temps  de  finir 
l'éducation  des  paysans,  si  heureusement  commencée  par  la  pro- 
pagande. Puisque  les  propriétaires  étaient  décidément,  et  de  leur 
aveu  même,  les  ennemis  farouches  du  peuple,  ne  valait-il  pas 
mieux  en  finir  tout  de  suite  par  une  justice  terrible,  que  le  gouver- 
nement paternel  serait  tout  prêt  à  seconder,  en  payant  même  cha- 
que tête  de  noble  d'une  bonne  somme  de  florins,  et  en  facilitant 
encore  la  chose  par  une  suspension  des  commandemens  de  Dieu 
pour  quinze  jours?  Que  la  cour  de  Vienne  ait  reconnu  de  la  sorte 
les  services  que  lui  avait  autrefois  rendus  la  nation  de  Sobieski, 
c'est  là  une  de  ces  immenses  ingratitudes  qui,  pour  ne  plus  éton- 
ner de  sa  part,  n'ont  pas  moins  laissé  un  souvenir  profond.  Et  qui 
en  voudra  aux  Polonais  de  voir  dans  les  calamités  qui  depuis  cette 
date  néfaste  de  1846  ont  successivement  accablé  la  maison  de  Habs- 
bourg le  juste  châtiment  de  l'un  des  plus  grands  crimes  enregistrés 
par  l'histoire?  L'effet  des  massacres  de  Tarnow  et  de  Rzeszow  fut 
immense  en  Pologne,  et  le  découragement  tel  que  ne  le  connut 


60  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

jamais  ce  pays,  même  après  les  plus  grands  désastres.  Disons-le 
sans  détours  :  la  Pologne  saigne  encore  aujourd'hui  de  cette  plaie 
de  Tarnow  et  de  Rzeszow;  les  massacres  de  Galicie  pèsent  encore 
sur  elle  comme  un  souvenir  et  comme  une  appréhension;  ils  l'ont 
rendue  immobile  pendant  quinze  ans,  et  à  l'heure  même  qu'il  est 
ils  ne  cessent  de  paralyser  son  action. 

La  jacquerie  de  18/i6  fut  suivie  d'une  prostration  des  âmes  qui  se 
traduisit  par  un  silence  morne  dans  la  sphère  de  la  pensée.  Ce  si- 
lence dura  longtemps,  et  ne  fut  interrompu  pour  un  moment  que 
par  ce  phénomène  caractéristique  de  la  Lettre  d'un  gentilhomme 
polonais  au  prince  de  Metternich  (1),  où  le  marquis  Wielopolski, 
devenu  depuis  si  fameux,  posa  pour  la  première  fois  sans  ména- 
gement, avec  un  désespoir  concentré,  la  question  de  l'anéantisse- 
ment volontaire  dans  le  sein  d'un  panslavisme  vengeur.  On  se  dou- 
tera facilement  de  quel  poids  étouffant  les  événemens  de  18^6 
durent  accalîler  l'âme  du  poHe  anonyme.  Il  ne  recouvra  la  parole 
qu'au  bout  de  deux  ans,  et  il  commença  alors  une  nouvelle  série  de 
Psaumes  y  où  il  s'efforça  de  verser  du  baume  dans  les  plaies  encore 
saignantes  et  de  rallumer  l'espoir  dans  les  cœurs  meurtris.  11  devait 
une  réponse  à  Slowaçki,  et  il  la  fit  avec  mesure,  avec  force  pour- 
tant, mais  aussi  avec  tristesse.  Le  reproche  de  lâcheté  que  lui  avait 
fait  Slowaçki  pesait  surtout  au  descendant  des  chevaliers  de  Bar. 
«  C'est  donc  la  peur,  dis-tu,  qui  a  parlé  par  moi,  alors  que  je  pres- 
sentais que  nous  allions  vers  les  ténèbres  et  non  vers  la  lumière,  et 
que  le  peuple  pourrait  bien  se  déshonorer?  Tu  dis  vrai  :  il  y  a  un 
certain  courage  dont,  pour  ma  part,  je  ne  m'enorgueillirai  jamais. 
Moi,  je  tremble  devant  le  supplice  de  mes  semblables;  je  n'aime 
point  à  pousser  dans  l'abîme.  A  la  vue  de  l'opprobre,  une  frayeur 
divine  s'empare  de  mon  cœur;  les  assassins  ne  me  seront  jamais 
des  frères  :  j'aime  le  sabre,  je  rougis  du  couteau!  »  Puis  l'auteur 
anonyme  élève  le  débat  et  discute  toutes  les  théories  destructives 
de  Slowaçki,  notamment  celle  de  (c  V Esprit,  éternellement  révolu- 
tionnaire et  torturant  les  corps  pour  délivrer  les  âmes.  »  Il  fait  appel 
à  la  régénération  par  l'amour,  par  un  développement  continu.  «  Et 
c'est  là  aussi  un  grand  péché,  ô  poète,  dit-il  ingénieusement,  de  ne 
parler  toujours  que  de  l'Esprit,  et  d'oublier  qu'il  procède  du  Père 
et  du  Fi/s,  »  de  faire  abstraction  des  générations  passées  et  de  renier 
le  travail  douloureux  des  siècles. 

La  solution  de  continuité  entre  les  époques  qui  ont  précédé  et 
suivi  la  révolution,  la  rupture  de  toutes  les  traditions,  l'absence  de 
racines  dans  les  entrailles  de  l'histoire,  qui  fait  dessécher  ou  tom- 

(l)  Voyez  la  Revue  dvi  15  août  184G. 


LE    POÈTE    ANONYME    DE    LA    POLOGNE.  61 

ber  cet  arbre  de  la  vie  nouvelle  que  nous  ne  cessons  d'arroser  de 
nos  larmes  et  de  notre  sang,  tout  cela  a  été  plus  d'une  fois  remar- 
qué et  déploré  de  nos  jours,  surtout  après  que  la  catastrophe  de 
février  nous  eut  amenés  à  scruter  plus  profondément  le  problème 
de  notre  existence  moderne  et  à  rechercher  les  causes  intimes  du 
malaise  moral  dans  lequel  nous  nous  débattons.  Ces  vérités  n'é- 
taient pas  si  généralement  aperçues  lorsque  le  poète  les  exposait 
dans  ses  Psaumes,  et  dans  tous  les  cas  il  savait  leur  donner  une 
forme  ingénieuse  et  émouvante  qui  n'était  qu'à  lui.  11  voyait  en 
outre  le  gouffre  s'élargir  de  plus  en  plus  entre  les  classes  supé- 
rieures et  intelligentes  et  les  classes  inférieures,  les  unes  condam- 
nées à  reculer  pour  conserver,  les  autres  ne  pouvant  espérer  de 
conquêtes  qu'en  marchant  en  avant  vers  l'inconnu,  et  il  pressentait 
le  conflit  possible,  imminent,  entre  les  deux  grandes  factions  euro- 
péennes; mais  dans  ce  conflit  même  il  trouvait  de  la  place  pour 
l'espoir  :  il  espérait  dans  sa  patrie.  Il  croyait  la  Pologne  destinée  à 
contre-balancer,  par  la  nature  de  ses  instincts  et  l'influence  de  ses 
actes,  <(  les  atroces  lâchetés  du  parti  rétrograde  aussi  bien  que  les 
épouvantables  fureurs  du  parti  radical.  »  C'est  ainsi  que  l'auteur 
des  Psaumes  revenait  après  un  long  détour,  et  par-dessus  même  le 
gouffre  sanglant  de  Tarnow,  aux  visions  radieuses  de  l'Aurore,  et 
qu'il  s'écriait,  après  comme  avant  le  massacre  :  «  0  ma  patrie,  re- 
garde et  espère;  l'amour  sans  bornes,  c'est  la  vie  sans  fini,..  »  On 
jugera  comme  on  voudra  ces  espérances  du  poète;  mais  on  s'in- 
clinera toujours  devant  la  foi  et  la  charité  qui  ont  pu  inspirer  de 
telles  paroles  après  de  telles  épreuves. 

Au  moment  où  paraissaient  ces  nouveaux  Psaumes,  la  révolution 
de  février  éclatait,  et  bientôt  elle  eut  son  contre-coup  jusque  dans 
la  capitale  de  l'Autriche.  Le  poète  anonyme  suivait  les  événemens 
sans  en  méconnaître  certes  la  gravité,  mais  sans  se  faire  la  moindre 
illusion.  Fidèle  à  son  système,  il  concevait  l'époque  présente  comme 
l'enfantement  douloureux  d'une  seconde  ère  chrétienne,  comme 
préparant  «  une  nouvelle  éruption  du  christianisme,  »  pour  parler 
le  langage  de  M.  de  Maistre;  il  voyait  même  dans  le  cataclysme  de 
18A8  l'annonce  du  jugement  de  Dieu  «  sur  les  deux  mille  ans  qu'a 
vécu  la  chrétienté,  »  et  d'une  palingénésie  selon  l'Évangile;  mais 
dans  l'avenir  le  plus  rapproché  il  ne  distinguait  que  des  malheurs. 
Les  nations  lui  semblaient  aussi  peu  sages  que  les  gouvernemens. 
«  Il  n'y  a  pas  de  privilège  devant  vous,  ô  Seigneur;  peuples  aussi 
bien  que  rois,  dès  qu'ils  vous  deviennent  infidèles,  sont  également 
destinés  à  déchoir,  —  puisque  vos  anges  mêmes  sont  déchus  par 
myriades  !  »  Dès  les  premiers  jours  de  la  révolution  de  i8/i8,  il  prédit 
les  horreurs  de  juin  dans  un  tableau  fatidique.  Ses  pressentimens 


62  KEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

allèrent  bien  plus  loin  encore ,  et  il  crut  pouvoir  annoncer  le  mo- 
ment prochain  où  l'Occident,  sapé  dans  ses  bases  et  troublé  dans 
sa  foi  à  la  liberté,  croirait  à  la  vérité  <i  de  celui  qui  est  resté  seul 
inébranlé  sur  le  rocher  de  Pétersbourg.  »  Ce  sera  alors,  affirmait  le 
poète,  la  dernière  et  la  plus  cruelle  épreuve  pour  la  Pologne  cruci- 
fiée, et  il  conjurait  sa  patrie  de  garder  dans  ce  moment  suprême  sa 
religion  intacte,  de  conserver  dans  toute  sa  pureté  cette  «  âme  polo- 
naise, »  qui  sera  tentée  par  les  deux  forces  opposées  et  également 
brutales  :  le  panslavisme  des  tsars  et  le  radicalisme  de  l'Europe.  Il  y 
a  quelque  chose  d'étrangement  émouvant  dans  le  début  même  du 
célèbre  psaume  de  la  bonne  volonté,  où  le  fils  d'une  nation  saignante 
encore  d'un  massacre.,  comptée  pour  morte,  dépouillée  de  tous  les 
biens  de  la  terre,  où  le  fils  d'une  telle  nation  s'écrie  :  «  Vous  nous 
avez  tout  accordé,  ô  Seigneur,  tout  ce  que  vous  pouviez  nous  don- 
ner du  trésor  éternel  de  la  grâce!...  Alors  même  que  nous  fûmes 
descendus  dans  la  tombe,  vous  nous  avez  maintenus  vivans  dans  les 
grandes  luttes  du  monde;  nous  n'étions  plus,  et  nous  fûmes  pour- 
tant présens  à  toute  action  glorieuse,  sur  tout  champ  de  bataille,  avec 
notre  aigle  d'argent  et  notre  lame  d'acier;  vous  nous  avez  ôté  la  terre, 
vous  nous  avez  abaissé  le  ciel ,  et  votre  cœur  immense  nous  a  cou- 
verts partout;  cadavres  en  apparence,  nous  fûmes  des  esprits  en  réa- 
lité. »  Pour  cette  Pologne,  à  laquelle  le  Seigneur  a  tout  accwdé,  le 
poète  ne  demande  plus  qu'une  dernière  grâce  :  une  volonté  pure  et 
sincère  au  milieu  de  l'ébranlement  du  monde,  une  volonté  qui  sache 
n'avoir  recours  qu'aux  actions  saintes  aujourd'hui  que  viennent  les 
tentations  extrêmes...  «  Aujourd'hui  que  votre  jugement  a  commencé 
dans  les  cieux  sur  les  deux  mille  ans  qu'a  vécu  la  chrétienté,  accor- 
dez-nous, ô  Seigneur,  dans  ce  moment  suprême,  de  nous  ressusciter 
nous-mêmes  par  des  actions  saintes  !  »  Cette  prière  revient  à  des  in- 
tervalles divers  dans  le  psaume  majestueux,  dont  le  rhythme  coule 
lent  et  grave  comme  les  accords  de  l'orgue;  elle  revient  au  moment 
le  moins  attendu ,  et  cependant  toujours  admirablement  préparée, 
amenée  par  l'enchaînement  musical  de  la  pensée  plutôt  que  par  son 
développement  logique,  rappelant  la  contexture  d'une  fugue  de 
Bach  et  en  produisant  l'effet  magique.  Un  tableau  merveilleux  de 
sentiment  catholique  clôt  cet  hymne.  On  sait  le  culte  qu'a  toujours 
porté  la  Pologne  à  la  mère  du  Christ.  Le  poète  représente  la  reine 
céleste  de  Pologne  plaidant  aujourd'hui  devant  son  fils  pour  ses  su- 
jets fidèles,  et  tendant  vers  lui  deux  calices,  dont  l'un  contient  le 
sang  du  Sauveur,  et  l'autre  le  sang  du  peuple  martyr. 

«t  Regardez-la,  ô  Seigneur'.  Entourée  d'un  cortège  d'âmes,  elle  monte 
vers  vous  à  travers  les  immensités.  Toutes  les  étoiles  se  sont  penchées  vers 


LE  POÈTE  ANONYME  DE  LA  POLOGNE.  63 

elle;  toutes  les  forces  qui  tourbillonnent  dans  l'univers  se  sont  amollies 
sous  le  charme  d'un  attendrissement  soudain.  Elle  monte  portée  par  les 
ombres  pâles  de  nos  martyrs;  elle  traverse  l'azur  et  les  voies  lactées,  elle 
passe  au-delà  des  soleils,  elle  monte  toujours  plus  haut  et  toujours  plus 
blanchissante. 

«  Regardez-la,  ô  Seigneur!  La  voilà  maintenant  agenouillée  au  pied  de 
votre  trône,  au  milieu  des  séraphins.  Sur  son  front  brille  la  couronne  po- 
lonaise, et  son  manteau  bleu  balaie  les  espaces  tissus  de  rayons.  Les 
sphères  se  sont  arrêtées  et  attendent.  Elle  prie  à  voix  basse  ;  derrière  elle 
pleurent  les  ombres  de  nos  pères,  et  de  ses  deux  mains  elle  lève  deux 
calices... 

«  C'est  votre  propre  sang,  ô  Seigneur,  qu'elle  vous  présente  ainsi  dans  le 
calice  qu'elle  tient  haut  dans  sa  main  droite,  et  dans  l'autre,  qui  est  plus 
bas,  —  plus  bas,  —  vous  reconnaissez,  ô  Seigneur,  le  sang  de  ses  sujets 
fidèles,  le  sang  de  ceux  qui  sont  crucifiés  sur  mille  croix,  le  sang  qui  coule 
sans  cesse  sous  un  triple  glaive  et  sur  trois  terres  qui  ne  sont  qu'une  pa- 
trie!... —  Au  nom  du  saint  calice  qui  déborde  d'amour,  elle  implore  votre 
miséricorde  pour  l'autre  qui  est  plus  bas,  —  plus  bas,  —  et  elle  prie  pour 
nous.  Père,  Fils,  Esprit! 

«  Elle  prie  pour  nous,  et  nous  prions  avec  elle,  que  vous  daigniez  nous 
accorder  la  grâce  des  grâces.  Ce  n'est  pas  l'espérance  que  nous  vous  de- 
mandons, ô  Dieu!  elle  tombe  sur  nous  comme  une  pluie  de  fleurs,  —  ni  la 
mort  de  nos  oppresseurs,  leur  fin  est  écrite  sur  le  nuage  de  demain;  —  ce 
n'est  pas  de  franchir  le  seuil  de  la  mort  :  il  est  franchi,  ô  Seigneur;  —  ce 
ne  sont  pas  des  armes  puissantes  :  les  tempêtes  nous  les  apportent;  —  ni 
des  secours  :  le  champ  de  l'action  est  ouvert  devant  nous  aujourd'hui.  Mais 
aujourd'hui  que  votre  jugement  a  commencé  dans  les  cieux  sur  les  deux 
mille  ans  qu'a  vécu  la  chrétienté,  accordez-nous,  ô  Seigneur,  une  volonté 
pure,  accordez-nous  une  volonté  sainte.  Père,  Fils,  Esprit!  » 

L'hymne  de  la  bonne  volonté  fut  le  dernier  des  Psaumes  du  poète; 
on  peut  dire  même  qu'il  fut  le  dernier  de  ses  chants.  Une  seule 
fois  encore  il  éleva  la  voix  dans  cette  petite  composition  de  Resur- 
recturis,  où  il  semblait  vouloir  résumer,  comme  dans  un  accord 
final,  ses  idées  sur  le  sacrifice  et  les  recommander  à  la  nation;  puis 
il  se  tut.  La  nation  se  tut  comme  lui;  elle  roula  longtemps  dans 
son  esprit  les  pensées  de  Ylridion,  de  l'Aurore  et  des  Psaumes,  et 
s'en  imprégna;  elle  entra  dans  une  carrière  de  labeurs  pénibles  et 
obscurs  qui  lui  seront  peut-être  comptés  un  jour,  mais  qui  pour  le 
moment  ne  firent  qu'épaissir  autour  d'elle  les  ténèbres  de  l'oubli. 
De  grands  événemens  passèrent  sans  changer  en  rien  son  sort;  la 
guerre  de  Grimée  même  ne  la  rappela  pas  sur  la  scène  de  l'action, 
et  au  milieu  de  tant  de  peuples  qui  faisaient  retentir  leur  nom  ou 
le  recouvraient,  elle  resta  longtemps  ignorée,  elle  devint  anonyme 
comme  son  poète.  Pendant  ce  temps,  l'auteur  des  Psaumes  se 
mourait  à  l'étranger,  et  il  n'y  eut  pas  jusqu'à  cette  fin  prématurée 


(36  •  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

qui  ne  portât  le  cachet  de  la  destinée  tragique  qui  a  pesé  de  son 
poids  de  plomb  sur  toute  cette  existence  douloureuse.  Un  vieillard, 
un  ancien  et  brave  soldat  venait  de  s'éteindre  au  milieu  de  l'in- 
diiïérence  de  ses  compatriotes,  qui  ne  fat  elle-même  que  de  la  gé- 
nérosité, et  si  la  nation  daigna  attacher  une  pensée  à  cet  événe- 
ment, ce  ne  fut  que  celle  du  répit  que  cette  mort  pourrait  donner 
à  la  vie  d'un  fils  resté,  lui,  fidèle  à  la  patrie;  mais  le  lien  fatal  qui 
unissait  ces  deux  existences  ne  devait  pas  se  rompre  môme  alors  : 
une  violente  maladie  emporta  subitement  le  poète  trois  mois  après 
qu'il  eut  perdu  son  père.  Il  mourut  ici  même,  à  Paris,  le  2/1  février 
1859,  et  le  silence  seul  vint  s'asseoir  sur  sa  tombe.  Pour  emprunter 
l'expression  pittoresque  d'un  écrivain  polonais  célèbre,  «  un  grand 
génie  s'en  allait  au  ciel,  et  dans  son  vol  il  ne  frôla  pas  la  terre,  même 
de  son  ombre...  » 

Le  silence  régna  de  même,  et  longtemps  encore,  sur  une  autre 
tombe  bien  plus  grande,  et  qui  s'appelait  la  Pologne;  mais  un  jour, 
il  y  a  de  cela  plus  d'un  an,  les  trois  monarques  du  Nord  convin- 
rent de  cette  entrevue  de  Varsovie  qu'à  tort  ou  cà  raison  l'opinion 
libérale  de  l'Europe  regardait  comme  le  point  de  départ  d'une  nou- 
velle sainte-alliance  :  on  disait  cette  entrevue  dirigée  contre  l'Italie 
et  les  tendances  générales  de  l'Occident.  A  cette  nouvelle,  la  Po- 
logne frémit  ;  la  nation  ensevelie  si  longtemps  dans  sa  douleur  et 
dans  son  travail  intérieur  secoua  son  linceul  et  sortit  tout  à  coup  de 
son  inaction.  Et  sait-on  bien  quel  fut  le  signal  de  cette  agitation 
polonaise  qui  depuis  n'a  cessé  de  croître?  Ce  fut  une  messe  funèbre, 
célébrée  à  la  même  date  dans  toutes  les  églises  du  pays  pour  le  re- 
pos de  l'âme  des  trois  poètes  :  Miçkiewicz,  l'auteur  des  Psaumes  et 
Slovvaçki.  Une  pieuse  pensée  d'amour  et  de  concorde  réunissait  ainsi 
devant  Dieu  et  dans  un  deuil  commun  les  deux  grands  adversaires 
qui  furent  longtemps  amis,  et  plaçait  au-dessus  d'eux  leur  maître 
à  tous,  l'immortel  viaîdelote.  Puis  vint  un  jour  où  le  peuple  de  Var- 
sovie se  leva;  il  se  leva  sans  armes,  ne  portant  dans  ses  mains  que 
son  drapeau  et  sa  croix  ;  il  ne  donna  pas  la  mort,  mais  il  la  reçut, 
et  quand  le  dominateur,  épouvanté  d'une  attitude  si  nouvelle,  lui 
demanda  ce  qu'il  voulait,  il  répondit  :  La  patrie!...  L'âme  du  chan- 
teur de  Resurrcriuris  dut  tressaillir;  l'idéal  qu'il  avait  rêvé  deve- 
nait une  réalité,  et  sa  poésie,  restée  si  longtemps  anonyme,  tout  un 
peuple  la  signait  de  son  nom. 

JULIAN    KlACZKO. 


CONFIDENCES 


D'UNE  AME  LIBÉRALE 


LETTRES  INEDITES  ET   JOURNAL  INTIME  DE  SISMONDI. 


Les  meilleures  pensées  d'un  écrivain  ne  sont  pas  toujours  celles 
qu'il  livre  volontairement  à  la  foule;  l'esprit  a  ses  délicatesses  et 
ses  pudeurs.  Un  jour,  au  sujet  d'un  tableau,  le  fougueux  critique 
du  xviii^  siècle  essaie  de  caractériser  l'inspiration  dans  les  arts,  et 
maintes  idées  hardies,  lumineuses,  maints  éclairs  d'un  spiritua- 
lisme imprévu  illuminent  tout  à  coup  le  papier  où  galope  sa  plume. 
Étonné  lui-même  de  ce  qu'il  vient  d'écrire,  il  en  a  presque  honte, 
et  comme  c'est  à  un  confident  qu'il  s'adresse,  il  ajoute  aussitôt  : 
«  Si  vous  avez  quelque  soin  de  la  réputation  de  votre  ami  et  que 
vous  ne  vouliez  pas  qu'on  le  prenne  pour  un  fou,  je  vous  prie  de 
ne  pas  confier  cette  page  à  tout  le  monde.  C'est  pourtant  une  de 
ces  pages  du  moment  qui  tiennent  à  un  certain  tour  de  tête  qu'on 
n'a  qu'une  fois.  »  Puisque  Diderot  a  éprouvé  ce  scrupule,  on  com- 
prend que  des  esprits  moins  impétueux,  même  parmi  ceux  qui  se 
consacrent  le  plus  loyalement  au  service  du  public,  dérobent  à  ce 
client  indiscret  toute  une  part  de  leur  vie  spirituelle.  Il  y  a,  en  un 
mot,  le  domaine  des  secrètes  pensées  comme  il  y  a  le  domaine  des 
pensées  publiques.  L'intelligence  poursuit  aux  yeux  de  tous  sa  route 
régulière  et  prévue;  le  cœur  a  sa  vie  à  part  et  ses  révolutions  ca- 
chées. Parlez  tout  haut  de  ce  qui  intéresse  les  sociétés  humaines, 
renouvelez  l'étude  de  l'histoire,  attaquez  les  problèmes  de  l'écono- 


TOME   XXX\'II. 


66  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

mie  politique,  soyez  un  écrivain  sérieux,  austère,  abondant,  atten- 
tif à  tout  ce  qui  peut  servir  le  progrès  général  :  tandis  que  ces  qua- 
lités excellentes  se  déploient  sans  donner  un  caractère  très  vif  à 
votre  physionomie,  il  se  peut  que  le  travail  intérieur  de  votre  âme, 
ces  éclairs  dont  vous  ne  dites  rien,  ces  tours  de  tcte  que  vous  cachez 
avec  sci'upule,  révèlent  un  jour  chez  vous  un  penseur  plein  de 
charme  et  d'originalité. 

On  aime  beaucoup  aujourd'hui  ces  publications  de  lettres  inédites 
qui  nous  font  pénétrer  familièrement  dans  les  replis  d'une  âme 
illustre  ou  dans  les  mystères  d'une  société  choisie.  A  notre  riche 
littérature  de  mémofres  expressément  composés  par  des  person- 
nages mêlés  au  drame  public,  à  cette  littérature  sans  égale  qui,  de 
Viliehardoin  à  Chateaubriand,  embrasse  toutes  les  périodes  de  notre 
histoire  et  qui  s'enrichit  encore  sous  nos  yeux,  les  Anglais,  jaloux 
de  notre  prééminence  sur  ce  point,  ont  opposé  leur  curieuse  fabri- 
cation de  mémoires  involontaires  et  posthumes,  pure  collection  de 
lettres,  de  notes,  de  papers  rassemblés  après  la  mort  de  celui  qui 
les  traça,  publiés  avec  ou  sans  son  aveu,  et  destinés  à  mettre  en 
lumière  tout  le  détail  d'une  grande  existence.  Une  fois  l'exemple 
donné,  ce  fut  bientôt  une  habitude  prise.  Les  deux  pays  qui,  avec 
l'Angleterre,  représentent  la  vie  intellectuelle  de  l'Europe,  n'eurent 
garde  de  demeurer  en  arrière.  Ce  genre  nouveau  d'ailleurs  répon- 
dait si  bien  à  l'esprit  de  notre  âge,  ces  indiscrétions  fournissaient 
souvent  de  si  vives  lumières  à  la  pénétrante  curiosité  de  la  critique 
moderne!  Aussi,  depuis  un  demi-siècle,  que  de  correspondances 
particulières  mises  au  jour  en  France  et  en  Allemagne  !  On  en  for- 
merait aisément  toute  une  bibliothèque,  bibliothèque  assez  mélan- 
gée, on  peut  le  croire,  et  qui,  attirant  les  curieux,  éloignerait  sou- 
vent les  délicats.  Là  plus  qu'ailleurs  se  confondent  le  bien  et  le 
mal,  le  piquant  et  l'ennuyeux,  les  témoignages  historiques  et  les 
insipides  bavardages.  Là  aussi,  à  côté  des  révélations  permises  il  y 
a  les  indiscrétions  coupables.  La  première  loi  de  toutes  ces  publi- 
cations posthumes  à  notre  avis,  c'est  celle  que  le  bon  goût  indique 
aussi  bien  que  la  loyauté  :  ne  rien  imprimer  à  la  hâte,  attendre 
qu'une  génération  ait  passé,  c'est-à-dire,  en  d'autres  termes,  évi- 
ter le  pire  des  charlatanismes,  celui  qui  fait  métier  de  scandales. 
L'éditeur  n'a  plus  ensuite  que  deux  questions  à  se  faire,  — Les  dé- 
tails que  renferment  ces  lettres  jettent-ils  quelque  jour  nouveau 
sur  une  époque?  Nous  font-elles  connaître  sur  le  développement 
secret  d'une  âme  des  détails  qui  intéressent  la  philosophie?  Intérêt 
historique  ou  intérêt  moral,  si  l'on  ne  trouve  ni  l'un  ni  l'autre  dans 
les  papiers  que  vous  avez  la  fantaisie  d'exhumer,  gardez -vous  de 
toucher  inutilement  à  la  cendre  des  morts! 


CONFIDENCES    d'uNE    AME    LIBERALE.  67 

Parmi  les  recueils  de  lettres  qui,  répondant  à  ces  deux  condi- 
tions, nous  donnent  un  commentaire  de  la  vie  des  peuples  ou  de  la 
vie  de  la  conscience,  nous  ne  cachons  pas  nos  préférences  pour  ces 
derniers.  Les  plus  belles  correspondances,  les  plus  nobles  journaux 
intimes  qu'ait  vu  publier  notre  siècle,  sont  ceux  qui  nous  font  as- 
sister aux  élévations  de  quelque  grande  âme.  Il  est  doux  de  trouver 
l'homme  meilleur  que  ne  le  montraient  ses  écrits.  Lorsque  Goethe, 
dans  ses  lettres  à  Schiller  ou  dans  ses  entretiens  avec  Eckermann, 
nous  donne  tant  de  preuves  de  cette  chaleur  de  cœur,  de  cette 
sympathie  prime-sautière  et  ardente  que  certains  critiques  s'obsti- 
nent encore  à  lui  refuser,  parce  qu'elles  s'associaient,  chez  ce  puis- 
sant génie,  à  la  pleine  possession  de  soi-même;  lorsque  les  lettres 
intimes  du  grand  théologien  Schleiermacher  nous  font  pénétrer  plus 
avant  dans  cette  âme  si  profonde  et  si  subtilement  complexe;  lors- 
que les  confidences  heureusement  retrouvées  de  Maine  de  Biran 
nous  révèlent  un  travail  si  noblement  religieux,  un  sentiment  si  vif 
de  l'invisible  et  du  surnaturel  chez  ce  sévère  enfant  du  xyiii*"  siècle, 
de  telles  conquêtes  valent  mieiix  assurément  que  la  découverte 
d'un  miUion  de  petits  faits  puérilement  consignés  par  le  marquis 
de  Dangeau,  l'abbé  Le  Dieu  ou  l'avocat  Barbier. 

Ces  exemples,  et  d'autres  encore,  nous  sont  venus  à  la  pensée 
pendant  que  nous  parcourions  maintes  lettres  de  Sismondi,  les  unes 
inédites  pour  la  plupart,  précieux  dépôt  que  conserve  la  biblio- 
thèque du  Musée-Fabre  à  Montpellier,  les  autres  recueillies  déjà 
par  des  mains  pieuses  et  publiées  à  Genève  il  y  a  quatre  ans,  mais 
qui  semblent  avoir  passé  inaperçues  (1).  En  étudiant  l'histoire  de  la 
comtesse  d'Albany,  nous  avons  eu  occasion  de  faire  quelques  em- 
prunts aux  lettres  inédites  du  Musée-Fabre ,  car  c'est  à  la  veuve 
de  Charles-Edouard,  à  l'amie  d'Alfieri,  que  ces  lettres  sont  adres- 
sées, et  c'est  par  M.  Fabre  que  la  ville  de  Montpellier  les  possède. 
Ces  emprunts  devaient  être  faits  avec  discrétion;  nous  étions  tenus 
de  choisir  ce  qui  se  rapportait  à  notre  histoire,  sous  peine  de  ra- 
lentir le  récit  et  de  substituer  un  sujet  à  un  autre.  Aujourd'hui 
nous  n'avons  plus  à  nous  occuper  de  la  comtesse  d'Albany  ;  ce  n'est 
plus  la  reine  de  Florence  que  nous  cherchons  dans  les  lettres  de 
Sismondi,  c'est  Sismondi  lui-même.  Or  ces  curieuses  pages,  si  on 
les  joint  à  celles  qui  ont  été  imprimées  à  Genève  en  1857,  nous  ré- 
vèlent, ce  semble,  un  Sismondi  tout  nouveau,  ou  du  moins  un  Sis- 
mondi que  les  esprits  pénétrans  ont  pu  soupçonner  çà  et  là  dans 
ses  œuvres,  mais  que  certainement  personne  ne  connaissait.  Grave, 


(1)  J.  C.  L.  de  Sismondi.  —  Fragmens  de  son  Journal  et  Correspondance,  1  vol  10-8"% 
Genève  1857. 


68  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

austère,  dévoué  au  service  de  l'humanité,  un  des  meilleurs  disciples 
du  xviii*  siècle,  un  disciple  souvent  supérieur  à  son  maître,  puis- 
qu'il n'en  avait  ni  les  petitesses  d'esprit  ni  les  irrévérences,  tel  nous 
apparaissait  Sismondi  dans  ses  savantes  histoires  comme  dans  ses 
traités  d'économie  sociale;  savait-on  qu'il  y  avait  en  lui  une  âme 
tendre,  aimante,  délicate,  initiée  à  toutes  les  grâces  de  la  charité, 
je  veux  dire  à  ses  joies  les  plus  exquises  et  à  ses  plus  touchans 
scrupules?  Savait-on  que  ce  grave  érudit  goûtait  avec  délices  l'in- 
struction fine  et  suave  que  donne  la  société  des  femmes?  Savait-on 
que  ce  républicain  genevois  était  Français  au  fond  de  l'âme,  que  ce 
protestant  grondeur  avait  parfois  des  tendresses  subites,  comme 
Alexandre  Vinet,  pour  certaines  choses  du  catholicisme,  que  ce  dis- 
ciple de  Voltaire,  ce  continuateur  de  Rousseau,  cet  ami  de  Bonstet- 
ten,  s'était  élevé,  en  dehors  de  tout  esprit  de  secte,  à  un  christia- 
nisme aussi  pur  qu'eflicace? 

Sismondi,  à  l'âge  de  vingt-cinq  ans,  c'est-à-dire  au  début  de 
cette  période  où  nos  deux  recueils  de  lettres  vont  nous  découvrir 
chez  lui  des  transformations  décisives,  fit  un  jour  un  rêve  singu- 
lier, qui  le  peint  très  exactement  à  cette  date.  Les  circonstances  de 
ce  rêve  l'avaient  tellement  frappé  qu'il  voulut  les  consigner  sans 
retard;  ce  fut  l'occasion  et  le  commencement  de  ce  journal  récem- 
ment publié  à  Genève.  Je  transcris  ses  paroles  :  «  9  octobre  1798. 
—  J'ai  eu  cette  nuit  un  songe  qui  m'a  donné  assez  d'émotion  :  je 
voulais,  en  me  levant,  l'écrire  tout  de  suite;  à  présent  qu'il  s'est 
passé  quelques  heures  depuis  mon  lever,  l'impression  est  affaiblie, 
et  peut-être  ne  me  le  rappellerais-je  pas  bien.  J'étais  à  Genève,  je 
crois,  en  tiers  avec  ma  sœur  et  M'""  Ant...  Je  ne  sais  comment 
j'amenai  celle-ci  à  dire  avec  franchise  ce  qu'elle  pensait  de  moi; 
elle  me  trouvait,  ce  me  semble,  des  vertus  et  de  la  rudesse,  du  ca- 
ractère et  des  connaissances,  mais  peu  d'esprit,  des  sentimens,  mais 
point  de  grâces.  Je  rendis  hautement  justice  à  son  discernement, 
lorsqu'elle  ajouta  :  «  J'ai  encore  un  reproche  impardonnable  à  vous 
faire,  c'est  d'avoir  abandonné  ma  patrie  et  d'avoir  voulu  renoncer 
au  caractère  de  citoyen  genevois.  »  Je  me  défendais  d'abord  en  re- 
présentant que  la  société  n'était  formée  que  pour  l'utilité  commune 
des  citoyens,  que  dès  qu'elle  cessait  d'avoir  cette  utilité  pour  but 
et  qu'elle  faisait  succéder  l'oppression  et  la  tyrannie  au  règne  de 
la  justice,  le  lien  social  était  brisé,  et  chaque  homme  avait  droit  de 
se  choisir  une  nouvelle  patrie;  mais  elle  a  répliqué  avec  tant  de 
chaleur  en  faisant  parler  les  droits  sacrés  de  la  patrie,  le  lien  indis- 
soluble qui  lui  attache  ses  enfans,  la  résignation,  la  constance  et  le 
courage  avec  lesquels  ils  doivent  en  partager  les  malheurs,  lui  en 
diminuer  le  poids,  qu'elle  m'a  communiqué  tout  son  enthousiasme. 


CONFIDENCES    d'UNE    AME    LIBERALE.  69 

Je  rougissais,  comme  si  je  reconnaissais  ma  faute;  cependant  j'al- 
léguais ma  sensibilité  extrême  pour  elle.  Je  ne  pouvais,  disais-je, 
supporter  de  voir  sa  chute,  son  avilissement  surpassait  ce  que  pou- 
vait souffrir  ma  constance  ;  mais  qu'elle  eût  besoin  de  moi,  et  du 
bout  du  monde  j'étais  prêt  à  retourner  à  elle;  qu'elle  eût  essayé  de 
se  défendre  contre  les  Français,  qu'elle  tentât  encore  à  présent  de 
secouer  leur  joug,  et  j'aurais  couru,  j'aurais  volé,  je  volerais  en- 
core... Je  disais  tout  cela  avec  tant  de  chaleur,  même  d'enthou- 
siasme et  d'éloquence,  que  je  me  suis  réveillé;  mais  l'impression 
profonde  que  m'a  faite  cette  conversation  s'est  conservée  toute  la 
matinée.  »  Ainsi  des  vertus  mêlées  de  rudesse ,  du  savoir  sans  es- 
prit, des  sentimens  et  nulles  grâces,  avec  cela  un  patriotisme  gé- 
néreux, mais  farouche,  le  patriotisme  d'un  homme  tout  prêt  à  re- 
nier son  pays  plutôt  qu'à  souffrir  de  sa  chute,  voilà  les  principaux 
traits  du  caractère  de  Sismondi  à  l'heure  de  la  jeunesse.  Suivez-le 
maintenant  dans  les  phases  diverses  que  nous  représentent  ses 
lettres  et  son  journal,  ce  sera,  vous  le  verrez,  toute  une  série  de 
métamorphoses. 

J'ai  parlé  de  l'amour  ardent  et  farouche  qu'il  portait  à  sa  répu- 
blique natale  ;  il  ne  tardera  pas  à  ressentir  une  affection  aussi  pas- 
sionnée pour  la  France.  Nous  sommes  en  1798;  or,  quand  Sismondi 
écrivait  la  page  qu'on  vient  de  lire,  il  n'avait  que  trop  de  raisons 
pour  redouter  et  maudire  l'influence  des  idées  françaises.  La  bio- 
graphie de  Sismondi  a  été  tracée  par  le  burin  magistral  de  M.  Mi- 
gnet,  et  je  n'aurai  garde  d'y  toucher;  je  me  garderai  bien  aussi 
d'ajouter  aucun  détail  à  l'espèce  de  mémoire  de  famille  publié  ré- 
cemment par  M''®  de  Montgolfier  :  qu'on  me  permette  seulement  de 
résumer  les  faits  en  quelques  lignes  pour  l'intelligence  de  ce  qui 
va  suivre. 

Né  à  Genève  en  1773,  Jean-Gharles-Léonard  Simonde  de  Sis- 
mondi avait  assisté  dès  l'âge  de  vingt  ans  à  l'invasion  de  la  terreur 
révolutionnaire  dans  la  cité  de  Calvin.  Il  avait  vu  confisquer,  ou  à 
peu  près,  le  patrimoine  de  sa  famille  ;  maisons,  terres,  argenterie, 
bijoux,  tout  avait  été  pillé  par  les  nouveaux  maîtres  ou  frappé  d'im- 
pôts destructeurs.  Lui-même,  jeté  en  prison  avec  son  père  dès  le 
commencement  de  la  révolution,  il  avait  failli  périr  un  peu  plus 
tard  sous  la  baïonnette  d'un  sans -culotte  en  voulant  sauver  un 
proscrit.  Aux  premiers  jours  de  calme,  M.  et  M'"*'  de  Sismondi  ven- 
dent leur  domaine  mutilé  et  vont  chercher  un  asile  en  Toscane, 
dans  le  pays  d'où  leurs  ancêtres  étaient  sortis  au  moyen  âge;  c'est 
Charles,  bien  jeune  encore,  qui  les  a  décidés  à  se  diriger  vers  l'Ita- 
lie; c'est  lui  qui  cherche  un  domaine,  qui  l'achète,  qui  en  surveille 
l'exploitation,  préludant  ainsi  par  la  pratique  à  ses  curieuses  études 


70  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sur  lagi-iculiure  toscane.  Il  était  là  depuis  quelques  mois,  dans  ce 
joli  domaine  de  Yalchiusa,  quand  il  entendit  en  songe  une  de  ses 
compatriotes  lui  reprocher  amèrement  d'avoir  abandonné  son  pays. 
C'était  sa  conscience  qui  se  tourmentait  elle-même.  Il  retourna 
bientôt  dans  la  ville  qu'il  devait  illustrer,  sauf  à  se  partager  plus 
tard  entre  ses  deux  patries,  la  Toscane  et  la  Suisse.  Voici  donc  le 
colon  de  Valchiusa  redevenu  citoyen  de  Genève.  Bientôt,  présenté  à 
M'"*  de  Staël,  engagé  d'un  pas  sûr  dans  les'  hautes  sphères  de  l'é- 
tude, célèbre  dès  le  premier  jour  par  sa  belle  Histoire  des  Bôpu- 
bliques  italiennes,  il  va  entrer  décidément  en  rapport  avec  cette 
France  dont  il  n'a  vu  d'abord  que  les  accès  de  délire.  Notons  ici  les 
différentes  ])hases.  Le  premier  appel  vint  de  Paris;  la  critique  lit- 
téraire de  1810  reconnut  un  des  siens  dans  le  peintre  savant  et  ha- 
bile de  l'Italie  du  moyen  âge.  On  sait  que  le  gouvernement  impérial 
avait  institué  des  prix  décennaux  pour  les  meilleures  productions 
dans  toutes  les  branches  des  sciences  et  des  lettres  :  \ Histoire  des 
Républiques  italiennes  n'obtint  pas  le  prix,  qui  fut  décerné  à  VHis- 
toire  de  l'anarchie  de  Pologne;  Sismondi,  honoré  seulement  de  la  men- 
tion, avait  pourtant  la  première  place  parmi  les  vivans,  puisque  Rul- 
hières  était  mort.  Nos  lettres  inédites  contiennent  quelques  détails 
à  ce  sujet.  Je  cite  ce  passage,  parce  que  nous  avons  là  le  point  de 
départ  des  relations  de  Sismondi  avec  la  société  française;  je  le  cite 
aussi  à  cause  des  jugemens  littéraires  qu'il  renferme.  Ajoutons  que 
ce  premier  succès  de  Sismondi  semble  avoir  passé  inaperçu  :  Marie- 
Joseph  Ghénier  n'en  dit  rien  dans  son  Tableau  de  la  Littérature^ 
quoiqu'il  accorde  une  attention  très  sérieuse  à  Y  Histoire  des  Répu- 
bliques italiennes  {1).  Les  biographes  les  mieux  informés  ont  gardé  le 
même  silence  :  ni  M.  Mignet  dans  sa  belle  notice,  ni  M""  de  Mont- 
golfier  dans  ses  touchans  mémoires ,  n'ont  rappelé  ce  premier 
triomphe  dont  Sismondi,  on  va  le  voir,  paraît  si  naïvement  heu- 
reux. 

«  Florence,  14  août  1810. 

«  Je  ne  vois  ici  que  le  Journal  de  l'Empire^  en  sorte  que  je  n'entends 

qu'un  seul  parti  dans  la  querelle  qu'ont  excitée  les  prix  décennaux.  Il  y  a 
en  effet  de  quoi  faire  un  beau  tapage  et  mettre  en  mouvement  toutes  les 
prétentions  de  tous  ceux  qui  depuis  dix  ans  se  sont  distingués  dans  tous  les 
genres.  Pour  ma  part,  je  suis  très  content,  je  me  sens  flatté  par  la  mention 

(1)  A  vrai  dire,  il  n'en  pouvait  parler  que  dans  un  appendice,  ce  Tableau  de  la  litté- 
rature étant  un  rapport  composé  par  Chénier  à  l'occasion  du  concours.  Les  débats  assez 
compliqués  qui  précéderont  le  vote  peuvent  se  lire  tout  au  long  dans  le  volume  des 
Mémoires  de  l'Institut  publié  sous  ce  titre  particulier  :  Rapports  et  discussions  de  toutes 
les  classes  de  l'Institut  de  France  sur  les  ouvrages  admis  au  concours  pour  les  prix  dé- 
cennaux. Paris,  novembre  1810. 


CONFIDENCES    d'UNE    AME    LIBERALE.  71 

honorable  fort  au-delà  de  mes  espérances.  Je  ne  croyais  pas,  à  la  vérité, 
que  Ruihières,  mort  depuis  dix-sept  ans,  pût  concourir  pour  un  prix  donné 
aux  ouvrages  des  dix  dernières  années;  mais  dès  l'instant  qu'on  prend 
répoque  de  la  publication,  non  celle  de  la  composition,  personne,  ce  me 
semble,  ne  pouvait  lui  disputer  le  premier  succès.  Peut-être  y  a-t-il  trop 
d'esprit  dans  son  histoire  et  plus  qu'il  n'appartient  au  genre,  peut-être  son 
introduction,  trop  longue  avant  que  l'intérêt  commence,  ne  met-elle  point 
cependant  encore  suffisamment  au  fait,  peut-être  y  a-t-il  quelque  chose  de 
maladroit  aussi  bien  que  d'injuste  dans  son  excessive  partialité,  car  l'on  est 
frappé  de  la  passion  qui  le  domine  longtemps  avant  qu'il  l'ait  justifiée,  et 
l'on  se  tient  en  garde  contre  un  sentiment  qu'il  aurait  pu  vous  faire  plus 
tôt  partager;  mais  la  force  du  talent  ou  plutôt  du  génie  de  l'auteur  vous 
entraîne  enfin  malgré  vous  :  l'intérêt  de  roman,  l'intérêt  le  plus  vif  que  la 
fiction  puisse  exciter  et  qui  se  trouve  ici  confondu  avec  l'intérêt  historique, 
s'empare  de  vous  dans  le  second  et  le  troisième  volume  et  ne  nous  permet 
plus  de  poser  le  livre.  L'amertume  de  caractère  et  d'esprit  qui  donne  de  la 
vivacité  à  toutes  les  couleurs  et  du  mordant  à  toutes  les  expressions  fait  un 
effet  d'autant  plus  profond  qu'en  général  cette  qualité ,  propre  aux  gens 
secs  et  moqueurs,  détruit  l'enthousiasme  à  sa  source,  tandis  que  VHistoire 
de  Pologne  est  tellement  chevaleresque,  la  nation  et  ses  chefs  sont  présen- 
tés avec  un  caractère  si  héroïque,  que  le  cœur  est  sans  cesse  remué  par  les 
sentimens  les  plus  nobles.  Ruihières  a  eu  le  propre  du  génie  ;  il  a  réuni  les 
qualités  qui  en  général  s'excluent  l'une  l'autre,  celles  d'un  esprit  sec  et 
celles  d'un  cœur  chaud. 

«  Je  vois  que  les  journaux  accusent  le  jury  d'avoir  couronné  ceux  qui 
ont  gagné  ses  suffrages  par  une  cour  assidue.  Ce  n'est  pas  ainsi  du  moins 
qu'il  s'est  conduit  pour  l'histoire.  Il  a  couronné  un  mort,  il  a  donné  ensuite 
la  première  place  à  un  absent,  inconnu  à  tous  ses  membres.  Je  n'avais  pas 
même  accompagné  d'une  lettre  l'envoi  de  mon  livre.  Il  leur  est  arrivé  sous 
bande,  sans  que  pas  un  sût  de  quelle  nation  j'étais  ou  dans  quel  lieu  je  de- 
meurais, et  parmi  ceux  qui  ont  été  nommés  ensuite,  deux  au  moins,  par 
leurs  relations  nombreuses  et  par  le  rang  qu'ils  occupent,  pouvaient  s'at- 
tendre à  rencontrer  plus  de  faveur.  J'ai  un  véritable  chagrin  que  ce  jury, 
auquel  je  dois  tant  de  reconnaissance,  ait  donné  prise  contre  lui  à  de  si 
amers  persiflages  en  couronnant  l'ouvrage  de  Saint-Lambert.  » 

Trois  ans  après,  au  commencement  du  mois  de  janvier  1813,  cet 
absent,  qui  n'est  plus  un  inconnu,  arrive  enfin  à  Paris.  Grâce  à 
l'amitié  que  lui  portent  M"'^  de  Staël  et  Benjamin  Constant,  grâce 
aux  recommandations  de  la  comtesse  d'Albany,  il  est  admis  à  la 
fois  dans  la  haute  société  libérale  issue  de  89  et  dans  cette  aristo- 
cratie plus  que  décimée  qui  conserve  encore  ses  vieilles  traditions 
d'esprit  et  de  politesse.  Quelle  sera  sa  première  impression?  Il  faut 
bien  le  dire,  une  sorte  de  désappointement.  Avant  de  subir  le 
charme  de  ce  monde  d'élite,  il  n'y  verra  d'abord  qu'une  réputation 
usurpée.  «  Cette  simplicité  qui  appartient  si  exclusivement  au  vrai 


72  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mérite,  qui  donne  seule  le  sentiment  du  vrai,  qui  vous  ramène  aux 
impressions  des  sons  justes  après  que  l'oreille  a  souvent  été  fati- 
guée par  une  musique  discordante,  cette  simplicité  me  paraît  aussi 
rare  à  Paris  que  dans  les  petites  villes.  »  Voilà  son  premier  mot  sur 
la  société  parisienne  dans  une  lettre  à  M'"^  d'Albany,  et  quelques 
jours  après,  faisant  allusion  à  la  timidité  de  sa  sœur,  à  la  crainte 
que  lui  inspiraient  tous  ces  salons  célèbres,  il  écrivait  à  sa  mère  : 
«  Que  je  voudrais  que  nous  pussions  persuader  à  ma  sœur  de  jouer 
le  jeu  qu'elle  a,  d'en  tirer  tout  le  parti  qu'il  y  a  moyen  d'en  tirer! 
Elle  se  fait  toujours  illusion  sur  la  perfection  d'un  autre  monde. 
C'est  à  Paris  même,  et  au  centre  de  sa  meilleure  société,  que  je  ré- 
pète que  la  distance  entre  toutes  les  sociétés  n'est  point  incommen- 
surable. »  N'oubliez  pas  que  les  dissipations  de  la  vie  mondaine 
dérangent  les  habitudes  méditatives  de  Sismondi,  qu'il  n'a  plus  le 
temps  de  se  recueillir  en  Jui-même  et  de  résumer  ses  impressions. 
Rappelez-vous  aussi  que  l'outrecuidance  et  la  légèreté  de  certaines 

coteries  académiques  répugnaient  à  sa  nature  loyale.  « Quant  à 

mes  livres,  écrit-il  à  sa  mère,  ils  n'en  ont  pas  lu  une  ligne.  Ce  sont 
des  hommes  dans  la  tête  desquels  rien  de  nouveau  ne  peut  entrer. 
La  place  qu'ils  occupent  à  l'Institut  leur  fait  croire  qu'ils  sont  au 
pinacle,  et  ils  considèrent  les  livres  qu'on  leur  envoie  comme  un 
hommage  qu'on  leur  doit  et  qui  ne  les  engage  à  rien.  »  Sismondi 
n'était  pas  un  vaniteux  vulgaire;  sa  mère  et  sa  sœur  l'avaient  ac- 
coutumé aux  plus  sévères  critiques.  Esprit  franc,  il  préférait  une 
franche  parole  à  ces  félicitations  banales  qui  prouvent  qu'on  n'a 
point  lu.  Bref,  pour  des  raisons  fort  différentes,,  sa  première  impres- 
sion est  mauvaise,  et  lui,  l'austère  libéral,  l'ardent  novateur  en 
toutes  choses,  c'est  seulement  parmi  les  vieillards  qu'il  retrouve 
son  idéal  de  la  France.  Le  tableau  est  curieux. 

«  Paris,  1"  mars  1813. 

« Combien  je  suis  touché  de  votre  aimable  souvenir!  Combien  je  suis 

reconnaissant  de  ce  que  vous  montrez  quelque  désir  de  me  voir  en  Tos- 
cane! Au  milieu  de  ce  monde  si  brillant,  au  milieu  de  cette  société  qu'on 
regarde  comme  la  plus  aimable  de  l'univers,  j'en  forme  chaque  jour  le  dé- 
sir. J'ai  besoin  d'aller  me  reposer  auprès  de  ma  mère  d'un  mouvement  qui 
est  trop  rapide  pour  moi,  j'ai  besoin  d'aller  rapprendre  de  vous  à  repasser 
sur  mes  impressions,  à  méditer  sur  ce  que  je  vois  et  ce  que  je  sens,  à  tirer 
enfin  par  la  réflexion  quelque  parti  de  la  vie.  C'est  une  opération  que  je 
néglige  ici  d'une  manière  qui  m'étonne  et  m'humilie  ensuite.  On  me  de- 
mande souvent  quelle  impression  me  fait  Paris,  et  je  ne  sais  que  répondre, 
car  je  ne  généralise  point  mes  idées,  et  je  ne  me  demande  presque  jamais 
compte  de  mes  impressions.  Après  tout,  elles  n'ont  pas  été  bien  vives,  je  ne 
trouve  pas  une  bien  grande  différence  de  ce  que  je  vois  ici  à  ce  que  je  vois 


CONFIDENCES    d'uNE    AME    LIBÉRALE.  73 

partout.  Ce  qui  est  précisément  chose  à  voir  est  ce  dont  je  me  soucie  le 
moins.  J'ai  visité  quelques  monumens,  quelques  cabinets,  pour  l'acquit  de 
ma  conscience  plus  que  pour  mon  plaisir,  et  j'en  suis  toujours  revenu  avec 
une  fatigue  qui  passait  de  beaucoup  la  jouissance.  J'ai  peu  vu  jusqu'à  pré- 
sent le  théâtre,  l'heure  des  dîners  et  des  soirées  rend  impossible  d'en  pro- 
fiter; mais  les  spectacles  que  j'ai  vus  ne  m'ont  pas  donné  des  jouissances  si 
vives  que  de  me  faire  faire  beaucoup  d'efforts  pour  en  voir  davantage.  C'est 
donc  dans  la  société  presque  uniquement  que  j'ai  trouvé  le  charme  de  Pa- 
ris, et  ce  charme  va  croissant  à  mesure  qu'on  remonte  à  des  sociétés  plus 
âgées.  Je  suis  confondu  du  nombre  d'hommes  et  de  femmes  qui  approchent 
de  quatre-vingts  ans,  dont  l'amabilité  est  infiniment  supérieure  à  celle  des 
jeunes  gens.  M™*  de  Boufllers  (mère  de  M.  de  Sabran)  est  loin  encore  de 
cet  âge;  sa  vivacité  cependant,  sa  mobilité,  son  jugement  sont  du  bon  an- 
cien temps  et  n'ont  rien  à  faire  avec  les  mœurs  du  jour.  C'est  elle  qui  de- 
vait me  mener  chez  M'"''  de  Coislin...  Avec  elle  encore  j'ai  vu  M*"*  de  Saint- 
Julien,  qui  à  quatre-vingt-six  ans  a  la  vivacité  de  la  première  jeunesse, 
M"'«  de  Groslier,  qui  passe  au  moins  soixante-dix,  et  qui  fait  le  centre  de  la 
société  de  Chateaubriand.  Je  suis  encore  en  relations  avec  M"'«  de  Tessé,  la 
plus  aimable  et  la  plus  éclairée  des  vieilles  que  j'ai  trouvées  ici;  avec 
M.  Morellet,  qui  passe  quatre-vingt-six  ans;  avec  M.  Dupont,  qui  en  a  bien 
soixante-quinze,  et  dont  la  vivacité,  la  chaleur,  l'éloquence  ne  trouvent  pas 
de  rivaux  dans  la  génération  actuelle;  avec  les  deux  Suard,  que  je  ne  mets 
pas  au  même  rang,  quoique  l'esprit  de  l'un  tout  au  moins  soit  fort  aimable. 
Après  avoir  considéré  ces  monumens  d'une  civilisation  qui  se  détruit,  on 
est  tout  étonné,  lorsqu'on  passe  à  une  autre  génération,  de  la  différence  de 
ton,  d'amabilité,  de  manières.  Les  femmes  sont  toujours  gracieuses  et  pré- 
venantes, —  cela  tient  à  leur  essence;  —  mais  dans  les  hommes  on  voit  di- 
minuer avec  les  années  l'instruction  comme  la  politesse.  Leur  intérêt  est 
tout  tourné  sur  eux-mêmes.  Avancer,  faire  son  chemin  est  tellement  le 
premier  mobile  de  leur  vie,  qu'on  ne  peut  douter  qu'ils  n'y  sacrifient  tout 
développement  de  leur  âme  comme  tout  sentiment  plus  libéral.  Dans  votre 
précédente  lettre,  vous  appeliez  ceci  la  cloaca  massima.  L'image  n'est  d'a- 
bord que  trop  juste  au  physique.  Comme  je  me  suis  trouvé  ici  en  hiver, 
dans  le  temps  des  boues,  et  que  je  vais  beaucoup  à  pied,  je  ne  saurais  ex- 
primer quel  profond  dégoût  m'inspirait  la  saleté  universelle.  L'image  des 
rues  me  poursuivait  dans  les  maisons  et  me  gâtait  toutes  les  choses  physi- 
ques; rien  ne  me  paraissait  pouvoir  être  propre  dans  une  ville  si  indigne- 
ment abandonnée  à  la  souillure.  Au  moral,  je  ne  trouve  point  qu'on  ait  ici 
le  sentiment  d'un  méchant  peuple,  les  vices  ne  me  semblent  point  s'y  mon- 
trer fort  à  découvert,  et  l'opinion  publique  en  général  est  protectrice  de  la 
morale;  mais  il  y  a  un  genre  de  crimes  tout  au  moins  qu'on  dit  très  com- 
mun dans  toutes  les  classes,  parce  qu'il  est  puissamment  encouragé,  et  qui 
fait  trembler,  c'est  l'espionnage.  » 

Ces  traits  sont  assez  vifs.  Espionnage  dans  toutes  les  classes,  chez 
les  générations  nouvelles  un  désir  d'avancement  auquel  on  sacrifie 
tout  principe,  la  vie  de  l'esprit  et  du  cœur  conservée  seulement 


7à  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

parmi  les  vieillards,  voilà,  sans  parler  des  désagrémens  de  la  cloaca 
masmna  (le  mot  est  d'Alfieri,  et  M'""  d'Albany,  qui  nous  aimait  peu, 
n'oublie  pas  de  le  souffler  à  Sismondi),  voilà,  dis-je,  ce  qui  a  tout 
d'abord  frappé  le  grave  enfant  de  Genève.  Peu  à  peu  cependant  il 
va  subir  le  charme,  et,  l'aurait-on  cru  d'un  si  sévère  penseur?  ce 
seront  les  femmes  qui  pour  lui  deviendront  les  magiciennes.  Quelques 
semaines  ont  suffi  pour  le  convertir.  Quelle  yariété  dans  les  conver- 
sations de  ces  brillans  cénacles  !  que  d'idées  neuves  et  vives  !  comme 
la  pensée  y  maintient  ses  droits,  y  poursuit  son  chemin,  même  sous 
une  forme  frivole  en  apparence  et  malgré  le  joug  du  despotisme!  Le 
contraste  que  je  signale  ici,  d'un  mois  à  l'autre,  dans  la  correspon- 
dance de  Sismondi,  devient  plus  saisissant  encore,  si  l'on  songe  aux 
préoccupations  qui  dominaient  alors  tous  les  esprits.  Au  moment 
où  il  est  initié  aux  secrets  du  monde  parisien,  une  lutte  gigantesque 
tient  l'Europe  en  suspens.  Il  n'est  pas  certes  indiff'érent  aux  émo- 
tions publiques,  puisque  je  trouve  ces  mots  dans  sa  première  lettre 
datée  de  Paris  :  «  Quelle  époque  que  celle-ci!  quels  événemens  par 
delà  toute  croyance!  quel  avenir  inexplicable!  »  Et  cependant  la 
grande  question  pour  lui,  à  en  juger  par  ses  lettres,  c'est  l'opinion 
qu'il  doit  se  faire  de  la  société  française,  séduisante  et  périlleuse 
énigme,  problème  qui  l'attire  et  qui  le  trouble.  Il  cède  enfin,  il  est 
pris,  le  charme  a  triomphé.  A  l'heure  où  commencent  les  terribles 
batailles  qui  préludent  aux  journées  de  Dresde  et  de  Leipzig,  Sis- 
mondi esquisse  en  souriant  ces  gracieux  portraits  de  femmes. 

«  Je  serai  bien  heureux  de  parler  avec  vous  de  Paris.  Vous  vous  en  êtes 
séparée  sans  regrets,  parce  qu'à  présent  vous  préférez  à  tout  le  repos  et  le 
calme,  mais  vous  avez  toujours  cette  vivacité  de  curiosité,  apanage  néces- 
saire d'un  esprit  actif  et  étendu.  Je  vous  rendrai  compte  le  mieux  que  je 
saurai  des  gens  de  lettres.  A  présent  il  n'y  en  a  plus  aucun,  de  ceux  qui 
peuvent  inspirer  une  curiosité  vive,  que  je  ne  connaisse,  au  moins  légère- 
ment; mais,  je  crois  vous  l'avoir  dit,  aucune  société  d'hommes  n'est  égale 
pour  moi  à  la  société  des  femmes  :  c'est  celle-là  que  je  recherche  avec  ar- 
deur, et  qui  me  fait  trouver  Paris  si  agréable.  Ce  mélange  parfait  du  meil- 
leur ton,  de  la  plus  pure  élégance  dans  les  manières,  avec  une  instruction 
variée,  la  vivacité  des  impressions,  la  délicatesse  des  sentimens,  tout  cela 
n'appartient  qu'à  votre  sexe  et  ne  se  trouve  au  suprême  degré  que  dans  la 
meilleure  société  de  France.  Tout  excite  l'intérêt,  tout  éveille  la  curiosité, 
la  conversation  est  toujours  variée,  et  cependant  ces  égards  constans  qu'in- 
spire la  différence  des  sexes  empêchent  le  choc  des  amours-propres  oppo- 
sés, contiennent  les  prétentions  déplacées,  et  donnent  un  liant,  une  douceur 
à  ces  idées  neuves  et  profondes,  qu'on  est  étonné  de  voir  manier  avec  tant 
de  facilité.  J'avais  commencé  par  être  introduit  ici  dans  le  faubourg  Saint- 
Honoré,  et  j'avais  déjà  trouvé  beaucoup  d'agrément  dans  la  société  de 
M™"  de  Pastoret,  Rémusat,  Vintimiglie  et  Jaucourt,  mais  depuis  je  me  suis 


CONFIDENCES    d'uNE    AME    LIBERALE.  75 

lié  davantage  dans  le  faubourg  Saint-Germain;  on  a  la  bonté  de  m'admettre 
dans  la  coterie  tout  à  fait  intime  de  M"'"  de  Duras,  de  Lévi,  de  Bérenger 
(Cliûtillon),  de  La  Tour  du  Pin  et  Adrien  de  Montmorency,  et  c'est  là  sur- 
tout que  j'ai  appris  tout  le  charme  de  l'amabilité  française...  Dans  le  même 
monde,  mais  dans  un  âge  un  peu  plus  jeune,  je  vois  aussi  souvent  M"'"  de 
Chabot,  la  femme  de  celui  que  vous  avez  vu  il  y  a  trois  mois,  et  qui  est  à 
présent  à  Rome.  Elle  est  bien  reconnue  aujourd'hui  pour  la  femme  la  plus 
aimable,  la  plus  spirituelle  et  la  plus  sage  en  même  temps  de  sa  génération. 
Son  amie  M"'*  de  Maillé  est  encore  une  femme  fort  distinguée.  Je  ne  fini- 
rais pas  si  je  voulais  nommer  toutes  celles  dont  la  conversation  a  de  l'attrait 
pour  moi  ;  mais,  avant  tous  ces  noms,  j'aurais  dû  mettre  mon  amie  M""'  de 
Dolomieu,  qui,  née  en  Alsace,  élevée  à  Brunswick  et  vivant  à  Paris,  réunit 
le  charme  des  deux  nations,  la  sensibilité  enthousiaste  des  Allemandes  et 
la  grâce  française...  » 

Tout  cela  n'est  rien  encore  :  revenu  à  Genève  au  mois  de  juillet 
1813,  Sisraondi  laisse  échapper  des  accens  de  regrets  qui  ressem- 
blent à  des  cris  de  douleur.  Décidément  ces  fêtes  de  l'esprit  l'ont 
enivré,  ces  débauches  de  conversation  lui  ont  tourné  la  tète.  Est-ce 
bien  lui  qui  parle?  Écoutez. 

«  Je  me  suis  trop  amusé,  j'ai  trop  joui,  j'ai  trop  vécu  en  peu  de  temps. 
Après  cinq  mois  d'une  existence  si  animée,  d'un  festin  continuel  de  l'esprit, 
tout  me  paraît  fade  et  décoloré.  Je  ne  pense  qu'à  la  société  que  j'ai  quittée, 
je  vis  de  souvenirs,  et  je  comprends  mieux  que  je  n'eusse  jamais  fait  ces 
regrets  si  vifs  de  mon  illustre  amie,  qui  lui  faisaient  trouver  un  désert  si 
triste  dans  son  exil.  J'ai  conservé  quelques  correspondances  à  Paris,  et  ma 
pensée  y  est  beaucoup  plus  que  je  ne  voudrais  et  que  je  ne  devrais;  mais 
qu'est-ce  qu'une  lettre  de  loin  en  loin  à  côté  de  conversations  de  tous  les 
jours  et  quelquefois  de  douze  heures  de  causerie  par  jour?  C'était  une  folie 
que  de  vivre  ainsi,  je  le  sais  bien.  Comment  travaillerait-on?  comment  fixe- 
rait-on sa  pensée,  si  l'on  donnait  tout  au  monde?  Je  me  trouve  bien  jeune, 
bien  faible,  pour  mon  âge,  de  m'y  être  livré  avec  tant  de  passion;  je  sens 
bien  que  c'est  un  carnaval  qui  doit  être  suivi  tout  au  moins  par  de  longs  in- 
tervalles de  sagesse;  mais...  mais  j'aimerais  bien  recommencer.  » 

On  demandera  peut-être  ce  qui  enchantait  Sismondi ,  non-seule- 
ment dans  la  société  libérale  du  faubourg  Saint-Honoré,  mais  chez 
la  vieille  aristocratie  de  la  rive  gauche  de  la  Seine.  Il  nous  le  dit 
lui-même  dans  son  journal  :  «  Quand  je  parle  de  liberté ,  je  m'en- 
tends parfaitement  avec  tout  le  faubourg  Saint-Germain,  les  Mont- 
morency, les  Ghâtillon,  les  Duras.  Il  y  a  là  du  moins  le  vieux  sen- 
timent de  l'honneur  qui  reposait  sur  l'indépendance.  C'est  aussi  de 
la  liberté.  »  On  entrevoit  ici  tout  un  système  libéral,  celui  que  M.  de 
Tocqueville  a  indiqué  avec  une  si  lumineuse  clairvoyance,  et  qui 
tourmente  après  lui  les  meilleurs  esprits  de  nos  jours.  M.  de  Toc- 
queville, issu  de  la  société  aristocratique,  mais  frappé  de  l'irrésis- 


76  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tible  force  qui  entraîne  le  monde  vers  la  démocratie,  étudie  loya- 
lement, chrétiennement,  avec  une  sorte  de  terreur  religieuse ,  cette 
révolution  formidable,  et  demande  à  la  démocratie  de  l'avenir  de 
respecter  la  liberté  individuelle ,  de  ne  pas  écraser  le  roseau  pen- 
sant, de  ne  pas  étouffer  sous  sa  masse  la  pauvre  petite  flamme  vacil- 
lante de  l'honneur  et  de  la  dignité.  Vingt  ans  auparavant,  Sismondi, 
nature  anti- aristocratique  malgré  l'ancienneté  de  sa  race,  esprit 
hostile  à  tous  les  privilèges  et  préoccupé  aVant  tout  de  la  diffusion 
générale  du  droit  et  des  lumières,  allait  demander  à  l'aristocratie 
le  sentiment  de  l'honneur  comme  une  des  sauvegardes  de  la  liberté. 
Ce  n'est  pas  un  accident  fortuit  que  la  rencontre  de  ces  deux 
hommes  :  à  une  certaine  hauteur,  les  dissidences  s'évanouissent.  Sis- 
mondi et  Tocqueville  habitaient  les  mêmes  sphères.  Les  questions 
de  gouvernement  n'étaient  pas  chez  eux  de  pures  matières  à  spé- 
culation, mais  des  questions  vivantes.  De  là,  chez  l'un  et  l'autre, 
même  largeur,  même  clairvoyance,  parce  qu'il  y  a  le  même  sen- 
timent du  danger.  Sismondi,  cherchant  la  liberté,  sait  bien  que  le 
parti  de  l'ancien  régime  était  loin  de  la  posséder  tout  entière  ;  il 
sait  bien  que  cette  liberté  était  un  privilège ,  et  que  le  grand  pro- 
blème des  temps  modernes  est  de  concilier  le  droit  individuel  avec 
le  droit  commun.  Aussi,  malgré  les  liens  qui  l'attachent  aux  Duras, 
aux  Ghâtillon,  aux  Montmorency,  dès  que  la  France  de  89  est  me- 
nacée dans  la  personne  de  l'empereur,  il  redevient  un  homme  des 
nouvelles  races.  Bien  plus,  le  voilà  Français.  C'est  la  France,  il  vient 
d'en  avoir  l'intuition  pendant  ces  cinq  mois  d'enchantement,  c'est 
la  France  qui  a  été  donnée  au  monde  moderne  pour  l'arracher  à  sa 
torpeur,  pour  le  faire  sortir  de  l'ornière,  pour  l'obliger  à  vivre,  à 
marcher,  à  désirer  le  mieux.  L'abaissement  de  la  France,  c'est  l'a- 
baissement de  la  civilisation  libérale  dans  l'univers.  Pendant  toute 
la  campagne  de  1813,  on  voit  que  Sismondi  a  la  fièvre.  «  Dans  cette 
attente  continuelle  de  malheurs  publics  et  privés,  j'ai  toujours  le 
bouillonnement  d'une  curiosité  douloureuse  en  recevant  et  en  ou- 
vrant mes  lettres.  Quand  elles  ne  sont  pleines  que  de  littérature, 
comme  une  que  je  reçus  hier  sur  la  question  déjuger  si  Macpherson 
était  l'auteur  ou  le  traducteur  des  poésies  dites  d'Ossian,  ce  n'est 
pas  sans  un  mouvement  d'impatience  que  je  les  lis.  C'est  bien  de 
cela  qu'il  s'agit  aujourd'hui!  »  Si  pourtant  un  sujet  purement  litté- 
raire lui  dérobe  quelques  heures,  ce  sera  toujours  pour  le  ramener 
à  cette  France  nouvelle  dont  la  magie  le  transporte.  M'"^  d'Albany 
lui  a  fait  lire  la  Princesse  de  (lèves  :  œuvre  exquise,  lui  écrit  Sis- 
mondi; mais  si  elle  est  bien  supérieure  aux  romans  de  nos  jours  par 
la  noblesse  du  récit,  par  la  distribution  du  sujet,  combien  elle  leur 
est  inférieure  par  le  dialogue!  «  Il  y  a  quelque  chose  de  formaliste 


CONFIDENCES    d'uNE    AME    LIBERALE.  77 

et  d'empesé  dans  les  propos  que  l'auteur  prête  à  chaque  person- 
nage. 11  me  semble  que  de  tous  les  arts,  celui  qui  a  fait  le  plus  de 
progrès,  c'est  celui  de  la  conversation.  Je  crois  qu'on  cause  mieux 
aujourd'hui  qu'on  ne  faisait  au  temps  de  Louis  XIV...  »  Lorsque 
Sismondi,  comparant  ainsi  les  romans  de  M'"«^  de  Souza,  de  Duras, 
de  Staël,  avec  celui  de  M'^^  de  La  Fayette,  tire  de  ce  rapprochement 
la  conclusion  qu'on  vient  de  lire,  il  commet  sans  doute  une  erreur 
de  goût,  mais  que  cette  erreur  est  curieuse  et  instructive!  Non 
certes,  on  ne  causait  pas  mieux  sous  Napoléon  que  sous  Louis  XIV; 
on  causait  de  choses  plus  graves  et  d'intérêts  plus  pressans.  Il  y 
avait  moins  d'élégance  et  plus  de  vie.  La  conversation  n'était  plus 
un  délassement,  c'était  une  affaire.  L'art  était  moins  habile,  la  pas- 
sion plus  ardente.  Disons  tout  d'un  seul  mot  :  entre  1668  et  J813  il 
y  a  le  xviii''  siècle  et  la  révolution.  «  La  révolution!  n'y  avons-nous 
rien  gagné?  »  s'écrie  Chateaubriand  à  peu  près  vers  ce  temps-là, 
dans  une  page  célèbre  de  ses  Réflexions  politiques,  et  il  montre 
combien  la  nation  est  devenue  plus  sérieuse ,  combien  les  profon- 
deurs de  l'âme  ont  été  remuées,  et  que  de  grands  intérêts  occupent 
aujourd'hui  l'esprit  des  hommes,  au  lieu  de  ces  frivolités  qui  rem- 
plissaient autrefois  la  causerie  des  salons.  Sismondi  sent  bien  tout 
cela;  même  dans  les  hôtels  aristocratiques,  il  sent  passer  le  souffle 
vivifiant  de  la  révolution,  et  à  mesure  que  cette  révolution  est  frap- 
pée, à  chaque  défaite  de  la  France,  à  chaque  victoire  de  l'Europe, 
on  le  voit  devenir  de  plus  en  plus  Français.  Le  2  février  1814,  à 
l'heure  où  l'invasion  commence  et  où  tant  de  peuples  vont  se  trou- 
ver face  à  face,  il  écrit  encore  ces  mots  :  «  Quant  aux  nations,  je 
n'estime  hautement  que  l'anglaise...  Après  celle-là,  qui  me  semble 
hors  de  pair,  entre  toutes  les  autres,  c'est  la  française  que  je  pré- 
fère; je  souffre  pour  elle  lorsqu'elle  souffre,  et  encore  que  je  ne  sois 
point  Français,  mon  orgueil  se  révolte  quand  son  honneur  même  est 
compromis.  »  Écoutez-le  trois  mois  après,  au  lendemain  de  nos  dé- 
sastres :  son  cœur  éclate  de  douleur  et  d'amour.  Cette  France  que 
foule  le  pied  de  l'étranger,  il  la  revendique  comme  sa  patrie. 

«  Pescia,  1"''  mai  1814. 

('  J'évitais  de  toutes  mes  forces  d'être  confondu  avec  la  nation  dont  je 
parle  la  langue  pendant  ses  triomphes,  mais  je  sens  vivement  dans  ses  revers 
combien  je  lui  suis  attaché,  combien  je  souffre  de  sa  souffrance,  combien 
je  suis  humilié  de  son  humiliation.  L'indépendance  du  gouvernement  et  les 
droits  politiques  font  les  peuples  ;  la  langue  et  l'origine  commune  font  les 
nations.  Je  fais  donc  partie,  que  je  le  veuille  ou  non,  du  peuple  genevois 
et  de  la  nation  française,  comme  un  Toscan  appartient  à  la  nation  italienne, 
comme  un  Prussien  à  la  nation  allemande,  comme  un  Américain  à  la  nation 
anglaise.  Mille  intérêts  communs,  mille  souvenirs  d'enfance,  mille  rapports 


78  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

d'opinion  lient  ceux  qui  parlent  une  même  langue,  qui  possèdent  une  même 
littérature,  qui  défendent  un  même  honneur  national.  Je  souffre  donc  au 
dedans  de  moi,  sans  même  songer  à  mes  amis,  de  la  seule  pensée  que  les 
Français  n'auront  leurs  propres  lois,  une  liberté,  un  gouvernement  à  eux, 
que  sous  le  bon  plaisir  des  étrangers,  que  leur  défaite  est  un  anéantisse- 
ment total  qui  les  laisse  à  la  merci  de  leurs  ennemis,  quelque  généreux 
qu'ils  soient.  Je  ne  suis  pas  bien  sûr  que  M"'^  de  Staël  partage  ce  sentiment, 
mais  je  réponds  de  l'impression  que  recevront  ses  amis,  dont  les  vœux 
étaient  auparavant  si  pleinement  d'accord  avec  les  vôtres,  madame,  avec 
les  siens  et  avec  les  miens.  Les  femmes,  plus  passionnées  que  nous  dans 
tous  les  partis  qu'elles  embrassent,  sont  d'autre  part  beaucoup  moins  sus- 
ceptibles de  cet  esprit  national;  l'obéissance  les  révolte  moins,  et  comme 
ce  n'est  pas  leur  vertu,  mais  la  nôtre  qui  paraît  compromise  par  des  dé- 
faites suivies  d'une  absolue  dépendance,  elles  s'en  sentent  moins  que  nous 
humiliées...  » 

C'est  à  la  fin  de  cette  même  lettre  que,  se  tournant  tout  à  coup 
vers  l'ami  de  M"""  d'Albany,  si  hostile  à  la  révolution  et  à  tout  ce 
qui  en  sort,  il  lui  jette  cordialement  ce  patriotique  appel  :  a  M.  Fabre 
ne  se  sent-il  pas  redevenir  Français  dans  ce  moment-ci  ?  » 

Quant  à  lui,  il  était  décidément  des  nôtres.  On  sait  le  rôle  qu'il 
joua  pendant  les  cent-jours.  Au  moment  où  l'acte  additionnel  excitait 
tant  de  défiances,  Sismondi  s'efforçait  de  contenir  les  passions  dans 
l'espoir  d'affermir  plus  sûrement  la  liberté  naissante.  Il  prenait  acte 
des  garanties  accordées  par  l'empereur  ou  plutôt  conquises  sur  lui 
par  la  volonté  populaire;  il  prouvait  que  la  responsabilité  des  mi- 
nistres, l'indépendance  d'une  magistrature  inamovible  et  d'un  jury 
recruté  chez  le  peuple,  enfin  la  liberté  de  la  presse,  sauvegarde  de 
tous  les  droits,  assuraient  à  la  France  cette  émancipation  politique 
et  civile  cherchée  depuis  vingt-cinq  ans  à  travers  tant  d'épreuves. 
Son  Examen  de  la  constitution  française.,  publié  dans  le  Moniteur ^ 
était  à  la  fois  un  vigoureux  plaidoyer  en  faveur  de  l'œuvre  à  laquelle 
Benjamin  Constant  venait  d'attacher  son  nom  et  un  manifeste  des- 
tiné à  l'éducation  libérale  de  la  France.  On  savait  ces  détails,  on 
savait  aussi  que  Napoléon,  étonné  peut-être  d'avoir  trouvé  un  tel 
défenseur,  avait  voulu  voir  et  remercier  Sismondi;  ce  qu'on  ne 
connaissait  pas  aussi  bien,  c'est  l'entretien  de  l'empereur  et  du 
publiciste  genevois.  Or,  si  nos  lettres  inédites  du  Musée-Fabre  sont 
muettes  sur  ce  point,  M""  de  Montgolfier,  qui  a  eu  entre  les  mains 
la  correspondance  de  Sismondi  avec  sa  mère ,  nous  fournit  ici  des 
renseignemens  que  l'histoire  doit  recueillir. 

C'est  le  3  mai  1815  que  Sismondi,  mandé  par  l'empereur,  fut 
reçu  à  l'Élysée-Bourbon.  Le  maître,  déployant  ces  séductions  qui 
avaient  fasciné  tant  d'esprits,  l'écrivain,  respectueux,  mais  austère 
et  ne  se  dévouant  qu'aux  idées,  se  promenèrent  longtemps  ensemble 


CONFIDENCES   d'uNE    AME    LIBERALE.  79 

SOUS  les  onlbrages  du  parc.  On  pense  bien  qu'aucune  des  paroles  de 
l'empereur  ne  fut  perdue;  le  soir  même,  Sismondi  les  notait  pour  sa 
mère.  Il  fut  question  d'abord  des  ouvrages  de  l'historien,  du  publi- 
ciste,  de  l'économiste;  l'empereur  les  avait  lus  tous,  dès  longtemps, 
avec  beaucoup  d'intérêt.  —  Le  dernier,  répondait  modestement 
vSismondi,  avait  du  moins  le  mérite  de  l'opportunité;  cette  défense 
de  l'acte  additionnel  était  l'œuvre  d'une  conviction  sincère,  car  il 
avait  été  sérieusement  affligé  des  clameurs  que  soulevait  la  consti- 
tution. «  Gela  passera,  dit  l'empereur.  Mon  décret  sur  les  munici- 
palités et  les  présidens  de  collège  fera  bien.  D'ailleurs,  voilà  les 
Français  !  Je  l'ai  toujours  dit,  ils  ne  sont  pas  mûrs  à  ces  idées.  Ils 
me  contestent  le  droit  de  dissoudre  des  assemblées  qu'ils  trouve- 
raient tout  simple  que  je  renvoyasse  la  baïonnette  en  avant.  » 

Au  milieu  de  ces  ardentes  paroles,  Sismondi  demeurait  calme, 
considérant  comme  un  devoir  de  faire  comprendre  à  Napoléon  l'ab- 
solue nécessité  de  son  changement  de  conduite.  Il  s'agissait  bien  de 
coups  d'état!  La  France  désormais  était  jalouse  de  ses  droits,  trop 
jalouse  peut-être;  «  ce  qui  m'afflige,  —  disait-il,  et  chaque  mot 
était  une  leçon,  —  c'est  qu'ils  ne  sachent  pas  voir  que  le  système 
de  votre  majesté  est  nécessairement  changé.  Représentant  de  la 
révolution,  vous  voilà  devenu  associé  de  toute  idée  libérale,  car  la 
parti  de  la  liberté,  ici  comme  dans  le  reste  de  l'Europe,  est  votre 
unique  allié.  —  C'est  indubitable,  s'écrie  l'empereur;  les  popula- 
tions et  moi,  nous  le  savons  de  reste.  C'est  ce  qui  me  rend  le  peuple 
favorable.  Jamais  mon  gouvernement  n'a  dévié  du  système  de  la 
révolution,  non,  des  principes  comme  vous  les  entendiez,  vous  au- 
tres!... J'avais  d'autres  vues,  de  grands  projets  alors...  D'ailleurs, 
moi,  je  suis  pour  l'application.  Égalité  devant  la  loi,  nivellement 
des  impôts,  abord  de  tous  à  toutes  places,  j'ai  donné  tout  cela. 
Le  paysan  en  jouit,  voilà  pourquoi  je  suis  son  homme...  Oui,  popu- 
laire en  dépit  des  idéalistes!  Les  Français,  extrêmes  en  tout,  dé- 
fians,  soupçonneux,  emportés  dès  qu'il  s'agit  de  théories ,  vous  ju- 
gent tout  cela  avec  la  furia  francese.  L'Anglais  est  plus  réfléchi , 
plus  calme.  J'ai  vu  bon  nombre  d'entre  eux  à  l'île  d'Elbe  :  gauches, 
mauvaise  tournure,  ne  sachant  pas  entrer  dans  mon  salon;  mais 
sous  l'écorce  on  trouvait  un  hom;ne,  des  idées  justes,  profondes,  du 
bon  sens  au  moins...  »  Il  croyait  Sismondi,  à  titre  de  libéral,  plus 
favorable  à  l'Angleterre  qu'il  ne  l'était  en  réalité;  celui-ci  depuis 
les  derniers  événemens ,  ne  -proclamait  plus  le  peuple  anglais  le 
peuple  hors  de  pair,  et  réservait  ses  sympathies  aux  hommes  de 
Champaubert  et  de  Montmirail.  L'empereur  sent  cela,  et  tout  à  coup  : 
«Belle  nation!  s'écrie-t-il,  noble,  sensible,  généreuse,  toujours 
prête  aux  grandes  entreprises  !  Par  exemple,  quoi  de  plus  beau  que 


80  REVUE   DES   DEUX   JIONDES. 

mon  retour?  Eh  bien  !  je  n'y  ai  d'autre  mérite  que  d'avoir  deviné  ce 
peuple.  »  On  se  figure  aisément  combien  de  telles  paroles  éveillent 
la  curiosité  de  l'historien.  Ce  sont  presque  des  confidences,  il  ose 
les  souhaiter  plus  complètes,  il  jette  un  mot,  il  interroge...  «  Oui, 
oui!  répond  l'impétueux  causeur,  on  a  supposé  des  intrigues,  une 
conspiration  !  Bast  !  pas  un  mot  de  vrai  dans  tout  cela.  Je  n'étais  pas 
homme  à  compromettre  mon  secret  en  le  communiquant.  J'avais  vu 
que  tout  était  prêt  pour  l'explosion...  Les  paysans  accouraient  au- 
devant  de  moi;  ils  me  suivaient  avec  leurs  femmes,  leurs  enfans, 
tous  chantant  des  rimes  improvisées  pour  la  circonstance,  dans  les- 
quelles ils  traitaient  assez  mal  le  sénat.  A  Digne ,  la  municipalité , 
peu  favorable,  se  conduisit  bien.  Du  reste,  je  n'avais  eu  qu'à  pa- 
raître; maître  absolu  de  la  ville,  j'y  pouvais  faire  pendre  cent  per- 
sonnes, si  c'eût  été  mon  bon  plaisir.  » 

Tout  en  jetant  ces  paroles  que  Sismondi  recueillait  si  avidement, 
l'empereur  interrogeait  à  son  tour.  Il  savait  que  l'ami  de  Benjamin 
Constant  voyait  à  Paris  beaucoup  de  personnages  considérables  et 
dans  des  camps  très  divers  ;  il  appréciait  en  lui  un  observateur  pé- 
nétrant, un  témoin  désintéressé.  Ce  ne  fut  pas,  on  peut  le  croire, 
une  conversation  banale  que  celle-là.  Que  de  conquêtes  morales  il 
pouvait  faire  à  l'aide  d'une  seule  conquête  !  Et  que  d'efforts,  que  de 
combats  avec  lui-même,  pendant  qu'il  assiégeait  cette  âme  si  haute 
et  si  simple  !  Les  notes  ingénues  tracées  par  Sismondi  nous  per- 
mettent d'entrevoir  toute  la  scène;  lorsque  l'empereur,  rentrant  au 
palais,  mit  fin  à  l'entretien,  d'un  mouvement  brusque  il  essuya  son 
front  couvert  de  sueur,  comme  dans  le  feu  d'une  bataille. 

Voilà  donc  Sismondi  devenu  Français  de  cœur  et  d'âme  sans  ces- 
ser d'être  fidèle  à  la  république  de  ses  pères,  car  ce  qui  l'attache  à 
la  France,  on  l'a  vu,  ce  sont  les  dangers  et  les  espérances  de  la  ci- 
vilisation. Il  est  de  ceux  qui,  au-dessus  de  la  patrie  terrestre,  en  ont 
encore  une  autre,  la  région  des  principes,  l'ordre  divin  de  la  liberté 
politique  et  de  la  justice  sociale.  Ainsi  mêlé  à  nos  épreuves,  attaché 
à  notre  pays  par  le  charme  d'une  société  qui  le  fascine ,  et  plus  en- 
core par  les  grands  intérêts  que  nous  représentons  dans  le  monde, 
par  ces  intérêts  que  nous  pouvons  sauver  ou  perdre,  selon  que  nous 
suivons  nos  inspirations  généreuses  ou  que  nous  cédons  à  nos  vices, 
on  ne  s'étonnera  pas  que  Sismondi  ait  perpétuellement  les  yeux  fixés 
sur  nous,  on  ne  sera  pas  surpris  que  notre  littérature,  notre  phi- 
losophie, nos  transformations  morales,  nos  révolutions  politiques, 
soient  l'objet  constant  de  ses  méditations,  et  quelles  méditations? 
non  pas  celles  du  sage  contemplant  des  choses  lointaines  et  ne  cher- 
chant que  les  joies  de  la  raison  pure,  mais  celles  de  l'homme  engagé 
dans  la  lutte  et  qui  souffre  parce  qu'il  aime. 


CONFIDENCES    d'UNE    AME    LIBERALE.  81 

Citons  d'abord  ses  jugemens  sur  la  littérature;  les  lettres  inédites 
du  musée  de  Montpellier  comme  la  correspondance  publiée  à  Genève 
nous  fournissent  çà  et  là  de  curieuses  révélations.  Tantôt  il  s'agit  de 
certains  épisodes  de  l'histoire  contemporaine,  tantôt  c'est  la  personne 
même  de  Sismondi  qui  est  en  jeu,  et  nous  assistons  au  développe- 
ment caché  de  sa  vie  morale.  Un  des  premiers  événemens  littéraires 
de  la  restauration,  ce  fut  la  publication  à' Adolphe.  On  sait  que  Ben- 
jamin Constant,  après  les  cent-jours,  forcé  de  quitter  la  France  pour 
éviter  le  sort  de  Ney  et  de  Labédoyère  (  il  était  aussi  coupable  qu'eux, 
disaient  les  journaux  royalistes  dans  leurs  dénonciations  furieuses), 
on  sait,  dis-je,  que  Benjamin  Constant,  réfugié  à  Londres,  y  em- 
ploya ses  loisirs  à  publier  son  roman  à' Adolphe,  commencé  depuis 
plusieurs  années.  Si  jamais  étude  de  la  vie  intime  a  prêté  aux  com- 
mentaires des  esprits  curieux,  c'est  bien  ce  délicat  et  douloureux 
chef-d'œuvre.  Que  de  questions  à  faire!  que  de  voiles  à  soulever! 
Adolphe,  nous  le  connaissons  trop,  c'est  Benjamin;  mais  qui  est 
Ellénore?  Aujourd'hui  même,  après  que  les  lettres  de  Benjamin 
Constant  à  M'"^  de  Charrière  ont  été  mises  au  jour  par  M.  Gaullieur 
et  commentées  par  M.  Sainte-Beuve,  les  juges  les  plus  fins  n'osent 
répondre.  Sismondi,  en  1816,  sous  le  coup  de  sa  première  impres- 
sion, écrit  sans  hésiter  le  commentaire  qu'on  va  lire.  La  lettre  est 
datée  de  Pescia,  16  octobre  1816,  et  adressée  à  M"""  d'Albany,  qui 
lui  avait  fait  passer  le  curieux  volume  à  titre  de  nouveauté  seule- 
ment, car  elle  l'estimait  peu. 

«  J'ai  gardé  bien  longtemps,  madame,  le  petit  roman  que  vous  avez  eu  la 
bonté  de  me  prêter.  Quinze  jours  auraient  pu  suffire  pour  en  lire  quinze 
fois  autant;  mais  je  savais  que  j'allais  avoir  une  occasion  sûre  pour  vous  le 
renvoyer,  celle  des  dames  Allen  qui  vous  le  remettront,  et  que  vous  ac- 
cueillîtes avec  votre  bonté  ordinaire  à  leur  premier  passage  à  Florence, 
lorsqu'elles  vous  furent  présentées  par  M""«  de  Staël.  J'ai  profité  de  ce  retard 
pour  lire  deux  fois  Adolphe.  Vous  trouverez  que  c'est  beaucoup  pour  un 
ouvrage  dont  vous  faites  assez  peu  de  cas,  et  dans  lequel,  à  la  vérité,  on 
ne  prend  d'intérêt  bien  vif  à  personne;  mais  l'analyse  de  tous  les  sentimens 
du  cœur  humain  est  si  admirable,  il  y  a  tant  de  vérité  dans  la  faiblesse  du 
héros,  tant  d'esprit  dans  les  observations,  de  pureté  et  de  vigueur  dans  le 
style,  que  le  livre  se  fait  lire  avec  un  plaisir  infini.  Je  crois  bien  que  j'en 
ressens  plus  encore  parce  que  je  reconnais  l'auteur  à  chaque  page,  et  que 
jamais  confession  n'offrit  à  mes  yeux  un  portrait  plus  ressemblant.  Il  fait 
comprendre  tous  ses  défauts,  mais  il  ne  les  excuse  pas,  et  il  ne  semble 
point  avoir  la  pensée  de  les  faire  aimer.  Il  est  très  possible  qu'autrefois  il 
ait  été  plus  réellement  amoureux  qu'il  ne  se  peint  dans  son  livre;  mais 
quand  je  l'ai  connu,  il  était  tel  qu'Adolphe  et,  avec  tout  aussi  peu  d'amour, 
non  moins  orageux,  non  moins  amer,  non  moins  occupé  de  flatter  ensuite 
et  de  tromper  de  nouveau  par  un  sentiment  de  bonté  celle  qu'il  avait  dé- 

TOME  XXXVII.  6 


82  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

chirée.  Il  a  évidemment  voulu  éloigner  le  portrait  d'EUénore  de  toute  res- 
semblance; il  a  tout  changé  pour  elle,  patrie,  condition,  figure,  esprit.  Ni 
les  circonstances  de  la  vie,  ni  celles  de  la  personne  n'ont  aucune  identité. 
Il  en  résulte  qu'à  quelques  égards  elle  se  montre  dans  le  cours  du  roman 
tout  autre  qu'il  ne  l'a  annoncée;  mais  à  l'impétuosité  et  à  l'exigence  dans 
les  relations  d'amour  on  ne  peut  la  méconnaître.  Cette  apparente  intimité, 
cette  domination  passionnée  pendant  laquelle  ils  se  déchiraient  par  tout  ce 
que  la  colère  et  la  haine  peuvent  dicter  de  plus  injurieux,  est  leur  histoire 
à  l'un  et  à  l'autre.  Cette  ressemblance  seule  est  trop  frappante  pour  ne 
pas  rendre  inutiles  tous  les  autres  déguisemens. 

«  L'auteur  n'avait  point  les  mêmes  raisons  pour  dissimuler  les  person- 
nages secondaires.  Aussi  peut-on  leur  mettre  des  noms  en  passant.  Le  père 
de  Benjamin  était  exactement  tel  qu'il  l'a  dépeint.  La  femme  âgée  avec 
laquelle  il  a  vécu  dans  sa  jeunesse,  qu'il  a  beaucoup  aimée  et  qu'il  a  vue 
mourir,  est  une  M"'*  de  Charrière,  auteur  de  quelques  jolis  romans  (1).  L'amie 
officieuse  qui,  prétendant  le  réconcilier  avec  Ellénore,  les  brouille  davan- 
tage, est  M""*'  Récamier.  Le  comte  de  P...  est  de  pure  invention,  et  en  effet, 
quoiqu'il  semble  d'abord  un  personnage  important,  l'auteur  s'est  dispensé 
de  lui  donner  aucune  physionomie  et  ne  lui  fait  non  plus  jouer  aucun 
rôle,  » 

Ainsi  pour  l'hôte  de  Goppet,  pour  le  témoin  qui  a  assisté  malgi'é 
lui  à  tant  d'explications  douloureuses,  et  qui,  malgré  son  respect 
pour  M'"*  de  Staël,  lui  reproche  si  souvent  dans  ses  lettres  des  im- 
prudences de  conduite  et  de  langage,  l'incertitude  n'est  pas  pos- 
sible. Cette  Ellénore,  il  la  connaît  bien;  que  de  fois  il  l'a  vue  s'agi- 
ter dans  sa  souffrance,  que  de  fois  il  l'a  entendue  crier!  L'auteur  a 
beau  déguiser  toutes  les  circonstances  sociales  ainsi  que  toutes  les 
qualités  de  la  personne,  il  laisse  au  modèle  un  trait  principal,  celui 
qu'il  a  voulu  expressément  mettre  en  lumière,  celui  sans  lequel  le 
roman  n'existerait  pas,  l'impétuosité  des  sentimens,  et  ce  seul  trait 
suffit  pour  rétablir  la  ressemblance.  Yoilà  bien  la  lutte  de  la  passion 
elle-même  avec  le  cœur  devenu  incapable  d'aimer.  Ce  témoignage 
de  Sismondi  est  grave;  n'oublions  pas  cependant  que  des  juges 
placés  à  distance  ont  pu  démêler  plus  finement  les  mille  complica- 
tions du  récit.  Môme  après  la  lettre  qu'on  vient  de  lire,  les  paroles 
de  M.  Sainte-Beuve  restent  vraies  :  «  On  peut  dire  de  l'EUénore  de 
Benjamin  Constant  comme  de  cette  Vénus  de  l'antiquité,  qu'elle  est 
encore  moins  un  portrait  particulier  qu'un  composé  de  bien  des 
traits,  un  abrégé  de  bien  des  portraits  dont  chacun  a  contribué  pour 

(1)  Est-il  nécessaire,  à  propos  de  ces  romans ,  de  rappeler  aux  lecteurs  de  la  Revue 
quelques-unes  des  plus  fines  études  de  M.  Sainte-Beuve  :  Madame  de  Cliarrière  (livrai- 
son du  13  mars  1839j,  Benjamin  Constant  et  Madame  de  Charrière,  ou  la  Jeunesse  de 
Benjamin  Constant  racontée  par  lui-même  (15  avril  1844);  Un  dernier  Mot  sur  Benja- 
min Constant  {\"  novembre  1845)? 


CONFIDENCES    d'uNE    AME    LIBERALE.  83 

sa  part.  M'""  de  Gharrière  fut  peut-être  la  première  à  lui  faire  en- 
tendre, même  en  l'étouffant,  ce  genre  de  reproche  et  de  plainte,  à 
lui  faire  comprendre  cette  souffrance  qui  tient  à  l'inégalité  d'un 
nœud.  » 

Mais  ce  n'est  pas  sur  ces  questions  de  personnes  que  nous  avons 
voulu  arrêter  l'esprit  du  lecteur;  un  intérêt  plus  élevé  nous  appelle. 
En  rapprochant  de  cette  lettre  sur  Adolphe  les  paroles  que  Sis- 
mondi  adressait  vingt  et  un  ans  plus  tard  à  M"**  de  Sainte-Aulaire, 
on  est  frappé  du  changement  de  ton.  Sismondi,  en  1816,  ne  voyait 
qu'un  reproche  à  faire  à  l'œuvre  de  Benjamin  Constant,  c'est  qu'on 
ne  pouvait  s'intéresser  bien  vivement  ni  à  l'un  ni  à  l'autre  des  deux 
personnages;  en  1837,  ayant  relu  Adolphe,  ce  sont  des  griefs  tout 
différons  qu'il  exprime  :  «  Il  est  singulier  que  nous  nous  soyons 
remis  en  même  temps  à  relire  Adolphe.  J'en  ai  été  fort  mécon- 
tent. Quand  je  l'ai  lu  la  première  fois,  les  habitudes  de  l'esprit  de 
M'"*^  de  Staël  et  de  sa  société  avaient  plus  d'empire  sur  moi.  J'avais 
une  vraie  amitié  pour  Benjamin  Constant,  je  conserve  beaucoup 
d'affection  pour  sa  mémoire;  mais  ce  livre  m'a  en  quelque  sorte 
humilié  en  lui,  comme  vous  dites.  On  dirait  que  l'auteur  ignore  le 
sentiment  de  la  vertu  et  du  devoir.  Et  ce  n'est  pas  lui  seul  qui 
semble  incapable  de  voir  la  lumière;  on  dirait  que  toute  sa  géné- 
ration, que  le  monde  dans  lequel  il  a  vécu  avait  perdu  avec  lui  le 
plus  précieux  des  sens,  le  sens  moral.  » 

Que  s'est-il  passé  dans  le  cœur  de  Sismondi  pendant  ces  vingt 
années?  On  ne  peut  pas  dire  qu'un  tel  changement  de  langage 
tienne  seulement  à  la  disparition  de  cette  société ,  à  la  mort  de  ces 
personnages  prestigieux  dont  il  a  si  longtemps  subi  le  charme.  Il 
n'était  pas  tellement  ébloui  qu'il  ne  sût  distinguer  le  bien  du  mal. 
Déjà  en  1809,  admis  depuis  plus  de  sept  années  aux  réunions  in- 
times de  Coppet,  il  écrivait  dans  son  journal  que,  parfaitement 
d'accord  avec  M'"^  de  Staël  pour  les  principes  politiques,  il  ne  pou- 
vait partager  de  même  les  sentimens  qui  chez  elle  accompagnent 
ces  principes ,  la  trouvant  «  haineuse  et  méprisante  »  dans  tous  ses 
jugemens.  «  La  puissance,  ajoute-t-il,  semble  donner  à  tout  le 
monde  le  même  travers  d'esprit.  Celle  de  sa  réputation ,  qui  s'est 
toujours  plus  confirmée,  lui  a  fait  contracter  plusieurs  des  défauts 
de  Bonaparte.  Elle  est,  comme  lui,  intolérante  de  toute  opposition, 
insultante  dans  la  dispute ,  et  très  disposée  à  dire  aux  gens  des 
choses  piquantes,  sans  colère  et  seulement  pour  jouir  de  sa  supé- 
riorité. »  Il  ajoutait  trois  ans  plus  tard  :  «  Genève  est  devenue  cha- 
que année  plus  triste  et  plus  déserte  pour  M'"^  de  Staël;  elle  en  a 
de  l'humeur,  elle  juge  avec  une  extrême  sévérité,  et  elle  ne  met 
presque  rien  de  son  cru  pour  réparer  tout  cela;  il  m' arrive  très  sou- 


84  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vent  de  m'ennuyer  chez  elle...  La  vanité,  qui  la  blessait,  me  blesse 
aussi;  elle  répète  avec  complaisance  les  mots  flatteurs  qu'on  a  dits 
sur  elle,  comme  si  elle  ne  devait  pas  être  blasée  là-dessus,  et  lors- 
que l'on  parle  de  la  réputation  d'un  autre ,  elle  a  toujours  soin  de 
ramener  la  sienne  avec  un  empressement  tout  à  fait  maladroit.  J'ai 
infiniment  plus  de  jouissances  de  société  parmi  les  Genevois...  » 
Enfin,  cette  même  année  1812,  bien  avant  que  la  lecture  d'Adolphe 
lui  eût  rappelé  ses  souvenirs  de  Goppet,  il  écrivait  à  M'"^  d'Albany 
à  propos  des  lettres  de  M"*  de  Lespinasse  : 

«  C'est  une  lecture  singulière;  quelquefois  je  me  sens  rebuté  par  la  mo- 
notonie de  la  passion,  souvent  je  suis  blessé  du  manque  de  délicatesse  d'une 
femme  qui,  au  moment  où  M.  de  Mora  meurt  pour  elle,  partage  son  cœur 
entre  lui  et  M.  de  Guibert,  et  qui  fait  ensuite  toutes  les  avances  à  un  homme 
qui  ne  l'aime  pas.  Souvent  ce  reproche  d'indélicatesse  s'étend  sur  toute  la 
société,  et  M.  de  Guibert,  qui  garde  copie  de  lettres  qu'on  lui  redemande 
et  qu'il  vend,  et  sa  veuve,  qui  publie  ensuite  ces  copies...  Mais  malgré  mille 
défauts  c'est  une  lecture  attachante  et  une  singulière  étude  du  cœur  hu- 
main. J'ai  vu  de  près,  j'ai  suivi  dans  toutes  ses  crises  une  passion  presque 
semblable,  non  moi?is  emportée,  non  moins  malheureuse;  l'amante,  de  la 
même  manière,  s'obstinait  à  se  tromper  après  avoir  été  mille  fois  détrom- 
pée :  elle  parlait  sans  cesse  de  mourir  et  ne  mourait  point,  elle  menaçait 
chaque  jour  de  se  tuer,  et  elle  vit  encore.  Un  rapprochement  que  je  faisais 
à  chaque  page  augmentait  pour  moi  l'intérêt  de  cette  correspondance,  mais 
c'est  en  m'inspirant  une  grande  aversion  pour  les  passions  lorsqu'elles  ar- 
rivent à  un  certain  degré  d'impétuosité,  et  une  grande  pitié  pour  ceux  qui 
se  croient  des  héros  d'amour  parce  qu'ils  exaltent  sans  cesse  leurs  senti- 
mens,  au  lieu  de  chercher  à  les  dominer.  » 

Certes,  en  s' exprimant  de  la  sorte,  Sismondi  montre  assez  qu'il 
ne  s'aveugle  pas  sur  le  compte  de  ses  brillans  amis;  il  est  loin  ce- 
pendant de  parler  en  1812  comme  il  le  fera  vingt  ans  plus  tard,  et 
l'on  voit  que  les  habitudes  de  l'esprit  de  M'"'  de  Staël  et  de  sa  so- 
ciété, —  je  répète  ses  paroles,  —  exerçaient  alors  sur  lui  un  bien 
autre  empire.  Que  s  est-il  donc  passé  dans  cette  période?  Une  trans- 
formation religieuse  s'est  accomplie  insensiblement  chez  ce  noble 
esprit.  Son  stoïcisme  moral  et  ses  études  si  profondément  humaines 
le  préparaient  dès  longtemps  à  des  méditations  plus  hautes.  Est-il 
possible  de  travailler  sérieusement  à  l'œuvre  du  progrès  sans  être 
bientôt  saisi  de  ces  problèmes  qui  sont  l'âme  de  toute  religion?  Il 
aurait  la  vue  bien  courte,  celui  qui  aimerait  l'humanité  sans  se  pré- 
occuper de  la  destinée  de  l'homme,  et  qui,  songeant  au  lendemain 
d'ici-bas,  oublierait  de  penser  à  l'immortel  avenir.  C'est  ainsi  que 
Sismondi  avait  été  ramené  au  sentiment  le  plus  vif  des  choses  reli- 
gieuses par  ses  études  d'histoire  et  de  philosophie  sociale.  Protes- 


CONFIDENCES    d'UNE    AME   LIBÉRALE.  85 

tant  philosophe,  il  ne  se  piquait  pas  d'orthodoxie;  je  crois  pourtant 
que  sa  religion,  au  milieu  même  des  révoltes  de  son  esprit,  était 
tout  autrement  vivante  que  celle  de  M™^  de  Staël  et  de  Benjamin 
Constant  (1).  Ce  n'étaient  pas  seulement  les  aspirations  d'une  belle 
intelligence;  le  cœur,  sans  lequel  il  n'est  point  de  vie  chrétienne,  y 
avait  sa  large  part  et  le  disposait  à  comprendre  peu  à  peu  bien  des 
choses  que  repoussait  d'abord  le  premier  mouvement  de  sa  pensée. 
Marié  en  1819  à  la  belle -sœur  du  célèbre  légiste  et  orateur  sir 
James  Mackintosh ,  il  avait  trouvé  dans  sa  compagne  l'âme  la  plus 
tendre  et  la  plus  pieuse.  Un  rayon  de  cette  bonté,  une  flamme  de 
ce  mysticisme  naturel  qui  féconde  en  nous  le  sentiment  du  divin 
finit  par  pénétrer,  sous  cette  douce  influence,  dans  le  sévère  esprit 
du  penseur.  Miss  Jessie  Allen,  sans  nulle  prétention,  à  son  insu  peut- 
être,  avait  conduit  le  philosophe  en  des  chemins  enchantés  qu'il  ne 
soupçonnait  pas  ;  rien  de  plus  curieux  à  suivre  que  les  émotions  di- 
verses de  ce  rare  esprit,  son  étonnement  d'abord,  ses  résistances 
secrètes,  ses  éclairs  de  joie  par  momens,  enfin  tout  un  travail  inté- 
rieur qui,  en  ouvrant  le  cœur  à  l'amour,  laisse  subsister  intacts  les 
devoirs  et  les  droits  de  la  raison. 

«  Nous  avons  parlé  ce  soir  de  l'efficacité  de  la  prière  :  ma  femme  Jessie 
est  persuadée  qu'on  ne  peut  prendre  l'habitude  de  prier  tous  les  jours  sans 
devenir  meilleur.  Je  lui  opposais  des  faits  et  la  dureté  de  cœur  des  dévots 
dans  les  religions  autres  que  la  sienne  ;  mais  Jessie  fait  ce  que  font  toutes 
les  femmes  et  bien  des  hommes  aussi  :  elle  commence  par  mettre  dans  sa 
religion  tout  ce  qu'il  y  a  de  mieux  dans  une  belle  âme  comme  la  sienne; 
puis  elle  croit  que  c'est  le  caractère  de  la  religion  en  général,  et  que  toutes 
les  religions  y  participent.  Elle  oublie  qu'en  prenant  le  genre  humain  en- 
tier, ceux  qui  font  entrer  des  vérités  bienfaisantes  dans  leur  religion  ne 
sont  pas  un  contre  cent,  tandis  que  les  quatre-vingt-dix-neuf  autres  ont 
sanctifié  par  leur  religion  des  doctrines  exécrables,  qu'ils  n'auraient  jamais 
pu  admettre,  s'ils  n'avaient  pas  soumis  leur  raison  à  la  raison,  ou  plutôt  à 
la  folie  d'autres  hommes.  » 

(1)  En  retraçant  ces  transformations  d'une  âme  qui  sont  aussi  les  transformations 
d'une  époque,  loin  de  nous  la  pensée  de  méconnaître  ce  que  l'élite  du  xix*  siècle,  en 
religion  comme  en  politique,  doit  à  M"'*  de  Staël  !  Le  xix"  siècle  peut  répéter  les  paroles 
que  Sismondi  adressait  à  sa  mère  en  1817,  après  l'enterrement  de  son  amie  :  «  C'en  est 
donc  fait  de  ce  séjour  où  j'ai  tant  vécu,  où  je  me  croyais  si  bien  chez  moi!  c'en  est  fait 
de  cette  société  vivifiante,  de  cette  lanterne  magique  du  monde  que  j'ai  vu  s'éclairer  là 
pour  la  première  fois,  et  où  j'ai  tant  appris  de  choses!  Ma  vie  est  douloureusement 

changée.  Personne  peut-être  à  qui  je  dusse  plus  qu'à  elle Que  j'ai  souffert  le  jour  de 

l'enterrement!  Un  discours  du  ministre  de  Coppet  sur  la  bière,  en  présence  d'Albertine 
(M""  de  Broglie)  et  de  M"''  Randall,  à  genoux  toutes  deux  devant  le  cercueil,  avait  com- 
mencé à  m'amoUir  le  cœur,  à  me  faire  mesurer  toute  l'étendue  de  ma  perte,  et  je  n'ai 
pu  retenir  mes  larmes.  » 


86  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ainsi  commence  une  des  pages  de  ce  journal;  la  même  pensée 
s'y  reproduira  plus  d'une  fois,  l'horreur  du  fanatisme,  le  mépris  de 
l'hypocrisie  ne  s'elïaceront  jamais  dans  cette  âme  éprise  du  vrai  et 
du  juste,  et  cependant  à  travers  ces  saintes  colères,  à  travers  ces 
raouvemens  de  généreuse  révolte  qui  l'éloignent  des  cultes  établis, 
on  sent  naître  et  grandir  une  inspiration  véritablement  religieuse.  Il 
a  beau  dire  en  maintes  rencontres  qu'il  lui  est  impossible  d'admettre 
l'idée  de  la  Providence  telle  que  les  chrétiens  l'entendent,  que  sa 
raison  se  refuse  à  concevoir  un  Dieu  attentif  aux  prières  des  hommes, 
attentif  du  moins  à  leurs  formules  de  foi  plutôt  qu'à  leur  conduite; 
il  a  beau  dire  que  la  sainteté  a  n'est  qu'un  égoïsme  exalté  par  la 
considération  du  moi  éternel  de  préférence  au  moi  mortel  :  »  il 
éprouvera  bientôt,  lui  aussi,  le  besoin  de  vivre  de  la  vie  de  l'âme, 
et  d'entrer  en  communication  avec  celui  que  les  plus  grands  esprits 
comme  les  plus  humbles  ont  appelé  notre  père. 

C'est  d'abord  un  sentiment  de  piété  filiale  qui  éveille  en  lui  ces 
nouveaux  désirs.  Le  20  juin  182Zi,  il  écrivit  ces  mots  dans  son  jour- 
nal :  «  ...  Je  lis  avec  ma  femme  d'anciennes  lettres  de  ma  mère  de 
1806.  Elles  ont  pour  moi  un  intérêt  prodigieux  et  qui  n'est  presque 
pas  triste  :  faire  ainsi  revivre  ma  mère,  entendre  encore  une  fois  sa 
voix  et  ses  conseils;...  mais,  bon  Dieu,  que  reste-t-il  de  tant  d'a- 
mour? Serait-il  possible  qu'elle  fût  encore  quelque  part,  songeant 
à  moi,  veillant  sur  moi,  mettant,  comme  elle  faisait  alors,  tout  son 
bonheur  dans  le  mien,  et  jouissant  de  l'amour  que  je  lui  garde?... 
Que  je  voudrais  le  croire,  c'est-à-dire  le  comprendre!  »  Vouloir 
comprendre  une  chose,  c'est  déjà  la  posséder  à  demi,  car  d'où  vien- 
drait ce  désir,  s'il  n'y  avait  en  nous  la  substance  d'une  vérité,  con- 
fuse encore,  que  l'esprit  est  impatient  d'apercevoir  sans  voile  et 
sans  ombre?  Cette  foi  à  une  providence  paternelle,  cette  croyance 
à  un  ordre  supérieur  qui  réserve  à  l'âme  des  destinées  agrandies, 
on  la  voit  se  dégager  peu  à  peu  des  doutes  qui  l'obscurcissaient 
dans  l'intelligence  du  loyal  penseur.  L'immortalité  est  incompré- 
hensible, dira  quelque  physiologiste,  adorateur  fanatique  de  son 
scalpel;  la  mort  est  bien  plus  incompréhensible  encore,  répond  Sis- 
mondi,  et  il  écrit  cette  note  :  «  Gomment  la  mort  est-elle  possible? 
Elle  est  aussi  surprenante,  aussi  inconcevable  que  l'immortalité! 
Tous  ces  sentimens,  toute  cette  vie  ne  peuvent  pas  avoir  été  des- 
tinés à  l'anéantissement.  »  Excellentes  paroles,  mais  ce  n'est  rien 
encore;  celui  qui,  n'admettant  que  des  lois  éternelles,  repoussait 
l'idée  de  la  Providence  libre  ouvre  enfin  les  yeux  à  une  vérité  plus 
haute,  et,  tourmenté  du  désir  de  vaincre  les  diflicultés  philoso- 
phiques de  la  question,  il  écrit  cette  curieuse  page  :  «  Il  m'est  venu 
aujourd'hui  comme  un  trait  de  lumière.  Je  reconnais  jusqu'à  présent 


CONFIDENCES    d'UNE    AME    LIBÉRALE.  87 

que  les  événemens  terrestres  étaient  guidés  par  deux  lois,  celle  de 
la  matière,  loi  de  nécessité,  et  celle  des  intelligences,  loi  de  liberté. 
Or  tout  être  animé,  même  l'insecte  le  plus  insignifiant,  peut,  par 
un  acte  de  sa  volonté,  interrompre  la  loi  de  nécessité  qui  régit  la 
matière,  et  il  agit  à  son  tour  sur  les  intelligences,  sans  gêner  pour 
cela  leur  liberté  :  qu'est-ce  qui  empêche  donc  les  intelligences  ou 
l'intelligence  supérieure  à  l'homme  d'agir  au  milieu  de  la  nature, 
d'exercer  à  son  tour  sur  l'homme  une  action  matérielle,  comme 
peut  le  faire  l'intelligence  inférieure  à  l'homme,  sans  pour  cela 
troubler  la  liberté?  Ce  troisième  système  d'action,  auquel  le  monde 
serait  soumis,  expliquerait  non-seulement  les  miracles,  mais  la  Pro- 
vidence et  les  prières;  elle  réconcilierait  ce  qui  m'avait  toujours 
paru  une  contradiction,  l'action  de  la  Divinité  et  la  liberté  de 
l'homme.  »  C'est  à  propos  d'une  de  ces  pensées  spiritualistes,  mys- 
tiques môme,  apparues  tout  à  coup  comme  un  éclair,  que  Diderot 
écrivait  à  son  ami  :  «  Gardez-moi  le  secret,  on  me  croirait  fou.  » 
Sismondi  ajoute  simplement  :  a  II  reste  bien  du  louche  dans  cette 
idée,  mais  il  vaut  la  peine  de  l'approfondir.  » 

Certes  l'homme  qui  exprimait  son  amour  de  la  vérité  religieuse 
avec  une  ingénuité  si  touchante,  l'homme  qui  se  préoccupait  si 
naïvement  des  moyens  de  la  découvrir  et  d'en  donner  la  preuve, 
avait  rompu  depuis  longtemps  avec  la  routine  voltairienne.  Ses  amis 
cependant  n'avaient  pas  le  secret  de  ses  pensées,  et  ce  travail  in- 
térieur s'accomplissait  silencieusement.  Aussi,  chaque  fois  qu'une 
occasion  publique  en  laissait  voir  quelque  chose  au  dehors,  la  sur- 
prise était  grande.  Sismondi  en  1826  publie  à  Paris,  dans  la  Bévue 
Encyclopédique,  trois  articles  importans  sur  les  progrès  religieux 
du  xix*"  siècle;  aussitôt  le  vieux  Bonstetten,  l'aimable,  le  frivole, 
l'incorrigible  Bonstetten,  est  persuadé  que  Sismondi  a  renié  ses 
croyances  libérales,  et  comme  cette  conversion  attristerait  sa  vieil- 
lesse toujours  plus  jeune  et  plus  moqueuse,  il  s'abstient  de  lire  jus- 
qu'au bout  l'ouvrage  de  son  ami.  «  M.  de  Bonstetten,  écrit  Sismondi, 
s'est  arrêté  dans  la  lecture  de  mes  Progrès  religieux,  parce  qu'il  a 
cru  voir  que  je  tournais  au  méthodisme.  Il  est  curieux  de  constater 
à  quel  point  tous  ces  débris  de  la  secte  de  Voltaire  ont  horreur  du 
seul  nom  de  religion.  »  Ainsi,  parce  qu'il  développait  dans  tous  les 
sens  son  libéralisme  fécond,  parce  que  la  libre  méditation  des  choses 
humaines  le  ramenait  à  ces  croyances  dont  l'avait  éloigné  un  dog- 
matisme hautain,  parce  qu'il  soupçonnait  d'instinct  quelques-unes 
des  vérités  si  nettement  établies  plus  tard  sur  l'alliance  nécessaire 
de  la  religion  et  de  la  liberté,  on  le  croyait  infidèle  à  ses  principes. 
C'était  le  moment  au  contraire  où  il  les  appliquait  avec  le  plus  de 
vigueur.  Nous  savons  aujourd'hui,  surtout  par  l'enseignement  de 


88  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

M.  de  Tocqueville,  que  ce  n'est  point  le  despotisme,  mais  la  liberté, 
qui  a  besoin  de  religion  ;  avant  que  ce  noble  écrivain  nous  eût  donné 
son  tableau  de  la  démocratie  en  Amérique,  bien  des  idées  libérales 
étaient  lettre  close  pour  les  esprits  les  plus  libéraux.  Sismondi  fut 
un  des  premiers  à  concevoir  ces  nouveaux  principes  bien  vaguement 
encore,  bien  imparfaitement;  cela  seul  a  suffi  pour  dérouter  ses 
amis  et  le  faire  accuser  de  méthodisme. 

Étrange  méthodiste  qui  n'a  qu'une  haine  dans  le  cœur,  la  haine 
de  l'intolérance!  On  lit  dans  son  journal  ces  graves  paroles,  datées 
de  1835  :  «  Je  sens  désormais  les  traces  profondes  de  l'âge,  je  sais 
que  je  suis  un  vieillard,  je  sais  que  je  n'ai  plus  longtemps  à  vivre, 
et  cette  idée  ne  me  trouble  point.  Ma  confiance  dans  la  parfaite 
bonté  de  Dieu  comme  en  sa  justice  s'affermit  tous  les  jours.  Je  de- 
viens plus  religieux,  mais  c'est  d'une  religion  toute  h  moi,  c'est  d'une 
religion  qui  prend  le  christianisme  tel  que  les  hommes  l'ont  perfec- 
tionné et  le  perfectionnent  encore,  non  tel  que  l'esprit  sacerdotal  l'a 
transmis.  Son  autorité  est  dans  la  raison  et  l'amour.  Plus  j'avance 
et  plus  je  sens  de  répugnance  pour  l'esprit  sacerdotal...  Cette  année 
de  ma  vie  me  l'a  montré  hostile  à  la  raison  et  à  la  charité  chez  les 
méthodistes,  chez  les  calvinistes,  chez  les  anglicans.  Nous  avons  été 
nourris  de  haines  religieuses.  N'est-ce  pas  une  honte  qu'il  faille 
mettre  ces  deux  mots  ensemble?  »  Voilà  le  christianisme  de  Sis- 
mondi, christianisme  assez  semblable  à  celui  de  Channing,  de  Théo- 
dore Parker,  de  tous  ces  vaillans  apôtres  qui  se  sont  donné  la  mis- 
sion d'associer  la  morale  évangélique  avec  les  généreux  principes 
de  la  société  moderne,  ces  principes  n'étant  qu'un  produit  de  la 
semence  divine  contenue  dans  l'Évangile.  Que  ce  christianisme  soit 
jugé  imparfait,  insuffisant,  c'est  le  droit  de  la  controverse,  et  je  ne 
cacherai  pas  que  tel  est  mon  avis;  il  est  manifeste  cependant  qu'il 
y  a  là  un  immense  progrès  moral  chez  un  homme  issu  de  l'esprit 
du  xviii'^  siècle,  et  que  ce  progrès  eût  été  plus  décisif  encore,  si  les 
défenseurs  ou  les  représentans  de  la  religion  n'avaient  pas  offusqué 
maintes  fois  la  pure  lumière  à  laquelle  aspirait  cette  belle  âme. 

Quand  il  rencontre  des  natures  aimantes,  dans  quelque  commu- 
nion que  ce  soit,  il  est  heureux  de  les  pouvoir  aimer.  Qu'importe  la 
différence  des  dogmes?  il  est  de  la  religion  du  dévouement  et  du 
cœur.  La  sainteté,  dont  il  a  mal  parlé  naguère,  lui  apparaîtra  toute 
rayonnante  chez  certains  catholiques  italiens,  martyrs  de  la  foi  poli- 
tique consolés  par  la  foi  religieuse.  Il  comprendra  la  beauté  d'une 
église  qui  produit  des  vertus  si  fortes  et  si  douces;  il  portera  envie 
à  ceux  qui  peuvent  y  soumettre  leur  raison,  comme  on  porte  envie 
à  l'imagination  du  poète ,  à  l'enthousiasme  du  héros.  Envier  les 
choses  sublimes,  n'est-ce  pas  les  égaler?  Sismondi,  le  grave,  l'aus- 


CONFIDENCES    d'uNE    AME    LIBERALE.  89 

tère  Sismondi,  est  comme  un  frère  de  Silvio  Pellico,  de  Maroncelli, 
d'Oroboni,  de  Gonfalonieri,  de  l'abbé  Louis  de  Brème,  de  toutes  ces 
pieuses  victimes,  de  tous  ces  héros  admirables  dont  le  catholicisme 
italien  a  fait  don  à  la  cause  de  l'indépendance  italienne.  Il  y  a  une 
lettre  de  lui  où  son  émotion  éclate  avec  une  singulière  vigueur.  Ad- 
miration, respect,  amour,  en  même  temps  regret  de  ne  pouvoir  se 
réunir  par  la  foi  aux  hommes  dont  la  foi  le  ravit,  voilà  les  senti- 
mens  qui  remphssent  son  cœur  et  y  renouvellent  l'exécration  de  la 
tyrannie.  Citons  cette  lettre  tout  entière  ;  elle  est  datée  du  village 
de  Chêne,  20  février  1833. 

«  Je  ne  voulais  pas  vous  répondre,  ma  chère  Eulalie,  avant  d'avoir  réussi 
à  me  procurer  ce  mémoire  de  Silvio  Pellico  dont  M'"*  de  Broglie  d'abord, 
et  ensuite  vous,  m'aviez  parlé  avec  tant  d'admiration  et  d'attendrissement. 
Je  l'ai  enfin  reçu  il  y  a  deux  jours,  je  l'ai  achevé  ce  matin,  et  j'en  suis  en- 
core si  ébranlé  que  ma  pensée  ne  peut  pas  s'attacher  à  autre  chose,  que 
tout  travail  m'est  impossible,  que  dans  la  nuit  je  me  réveillais  sans  cesse 
avec  son  nom  sur  mes  lèvres,  et  je  repassais  avec  horreur  comme  avec  en- 
thousiasme ces  dix  années  de  triomphe  d'une  belle  âme  sur  la  perversité 
humaine.  Je  vous  ai  souvent  parlé  de  la  beauté  du  vrai  caractère  italien, 
de  l'amour  qu'il  était  fait  pour  exciter;  je  suis  bien  aise  que  celui  de  Pellico 
se  soit  ainsi  révélé  tout  entier  à  vous  avec  cette  tendresse  qui  se  reflète 
sur  tous  les  objets,  cette  simplicité,  cette  naïveté  qu'on  ne  trouve  qu'en 
Italie.  Je  suis  bien  aise  que  vous  ayez  vu,  non  pas  un,  mais  plusieurs  de  ces 
caractères  angéliques,  qu'on  doit  aimer  avec  passion  quand  on  les  connaît, 
car  Oroboni  et  Maroncelli  ont  des  âmes  comme  celle  de  Pellico,  et  Maron- 
celli est  à  Paris,  se  traînant  sur  des  béquilles  avec  une  santé  ruinée,  pauvre 
et  obligé  de  travailler  pour  vivre.  Je  l'y  ai  vu  il  y  a  onze  mois,  et  je  sens 
un  profond  remords  de  ne  l'avoir  pas  mieux  vu,  de  ne  l'avoir  pas  écouté, 
consolé,  aimé;  il  me  semble  que  j'ai  été  auprès  d'un  saint  qui  rayonnait  la 
bonté  et  le  pardon  des  offenses  sur  moi,  et  que  je  n'en  ai  pas  profité,  que 
j'ai  fermé  mon  âme  à  cette  douce  communication.  Nous  ne  sommes  pas  de 
même  religion,  eux  et  moi  ;  je  ne  veux  pas  dire  seulement  qu'ils  sont  ca- 
tholiques et  moi  protestant,  je  veux  dire  qu'ils  sont  de  la  religion  des 
poètes,  des  cœurs  brûlant  d'amour  et  d'enthousiasme,  des  imaginations 
puissantes,  qui,  se  créant  un  Dieu  à  leur  image,  le  rapprochent  d'eux  et  en 
font  leur  ami  et  leur  consolateur  habituel  :  je  suis  de  la  religion  des  logi- 
ciens, plus  froids,  plus  raisonneurs;  je  m'élève  à  Dieu  par  cet  univers  qu'il 
a  créé,  par  les  lois  générales  qui  le  régissent.  La  sagesse  et  la  bonté  sont 
ceux  de  ses  attributs  qui  me  frappent  le  plus,  mais  sans  anthropomor- 
phisme, sans  faire  son  intelligence  plus  que  son  corps  à  l'image  de  l'homme, 
sans  lui  attribuer  par  conséquent  de  la  tendresse  à  mon  égard,  au  lieu  de 
la  bienfaisance  universelle.  Ces  deux  religions  ne  peuvent  pas  controverser 
l'une  avec  l'autre,  elles  tiennent  à  deux  organisations  différentes.  Je  ne  puis 
pas  plus  croire  et  aimer  à  la  manière  de  Pellico  que  je  ne  puis  être  poète 
comme  lui;  mais  en  pensant  aux  souffrances  qu'il  a  éprouvées,  je  sens  du 


90  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

soulagement  à  réfléchir  qu'il  avait  une  âme  ainsi  constituée,  qu'il  y  trouvait 
une  consolation  dont  j'aurais  été  privé.  Mais  vous,  chère  Eulalie,  comment 
pouvez-vous  conclure  de  ce  livre  qu'il  ne  faut  pas  de  révolution  en  Au- 
triche? Ah!  c'est  là  que  je  l'appelle  de  tous  mes  vœux,  non  pas  seulement 
pour  faire  faire  amende  honorable  à  genoux,  aux  yeux  de  l'Europe,  à  cette 
âme  de  boue  sèche  de  l'empereur,  qui,  sans  passions,  sans  colère,  s'acharne 
à  maintenir  les  minutieuses  oppressions  de  détail  des  condamnés,  comme 
il  compte  les  boutons  des  uniformes  de  ses  soldats,  —  mais  aussi  et  surtout 
pour  la  dégradation  profonde  de  l'humanité,  lorsque  des  hommes  bons  et 
honnêtes,  comme  Pellico  en  a  trouvé  un  grand  nombre,  se  font  un  devoir 
d'exécuter  des  ordres  atroces.  Cette  perversion  de  l'entendement  et  du 
cœur  ne  disparaîtra  jamais  devant  les  réformes,  c'est  une  révolution  qu'il 
faut  à  l'Autriche  pour  y  opérer  une  cure  radicale;  c'est  une  révolution,  jus- 
tement parce  que  le  peuple  est  bon  et  moral  et  s'arrêtera  devant  les  excès, 
tandis  que  l'esprit  faux  et  étroit  de  l'empereur,  qui  n'a  point  de  cœur,  et 
l'esprit  machiavélique  de  Metternich,  qui  a  un  cœur  mauvais,  emploient 
constamment  toutes  les  forces  de  l'Autriche  au  service  du  principe  du  mal. 
Quoique  j'aime  les  Allemands,  je  regrette  de  vous  voir  au  milieu  d'eux...  Je 
m'afflige  de  l'impression  que  vous  recevez  de  cette  bonhomie  presque  uni- 
verselle de  Vienne,  de  cette  gaieté  de  la  société,  de  cette  manière  dont  la 
vie  s'y  dissipe  doucement.  On  s'y  réconcilie,  sans  s'en  rendre  compte,  avec 
un  ordre  mauvais  en  soi,  foncièrement  mauvais,  et  qui  doit  crouler.  » 

A  qui  donc  Sismondi  adresse-t-il  ces  véhémentes  paroles  contre 
l'Autriche?  A  la  fille  de  l'ambassadeur  de  France  en  Autriche.  Il 
avait  connu  chez  M.  le  duc  de  Broglie  la  famille  de  M.  le  marquis 
de  Sainte-Aulaire,  l'éminent  diplomate,  le  spirituel  historien  de  la 
fronde,  et,  âgé  déjà  de  cinquante  ans  et  plus,  il  s'était  pris  d'une 
aflection  toute  paternelle  pour  l'une  de  ses  filles.  M""  Eulalie  de 
Sainte-Aulaire,  à  en  juger  par  les  lettres  de  Sismondi,  était,  dès 
l'âge  de  seize  ou  dix-sept  ans,  un  esprit  singulièrement  sérieux, 
avec  tout  le  charme  et  toute  la  vivacité  de  la  jeunesse.  Ame  inspi- 
rée, enthousiaste  du  bien  et  du  vrai,  les  plus  difficiles  études  ne 
l'eflray aient  pas.  Or  l'ardent  penseur  libéral  était  devenu  en  quelque 
sorte  son  directeur  intellectuel.  On  voit  par  cette  correspondance 
qu'aucune  des  grandes  questions  sociales,  aucun  des  grands  intérêts 
du  genre  humain  n'échappent  à  la  curiosité  de  cette  généreuse  en- 
fant; philosophie,  religion,  économie  poh tique,  droits  des  nations 
opprimées,  moyens  de  répandre  les  lumières,  d'accroître  le  bien- 
être  et  la  moralité  du  peuple,  elle  s'intéresse  à  tout,  elle  veut  tout 
connaître  et  tout  approfondir.  Sismondi  la  dirige,  l'encourage,  rec- 
tifie ses  erreurs,  et,  pour  la  mettre  en  garde  contre  les  vaines  théo- 
ries, l'accoutume  aux  études  précises,  aux  observations  pratiques. 
Un  jour,  pendant  qu'elle  habite  Vienne  avec  son  père,  Sismondi  lui 
demande  quelques  renseignemens  sur  la  condition  des  paysans  en 


CONFIDENCES    d'UNE    AME    LIBERALE.  91 

Autriche;  la  consultation  ne  se  fait  pas  attendre,  et  ce  n'était  pas 
sans  doute  une. œuvre  banale,  puisque  le  rigide  maître  s'écrie  avec 
effusion  :  «  Vous  avez  répondu  parfaitement  à  ma  demande  ;  vous 
avez  confirmé  ce  que  je  savais,  mais  vous  y  avez  ajouté  des  faits 
nouveaux,  des  faits  bien  choisis.  J'appelle  votre  esprit  si  juste  à 
plus  de  recherches  encore,  à  plus  de  méditations  sur  l'économie  po- 
litique. C'est  une  belle  science,  et  une  science  qui  sied  aux  femmes, 
car  c'est  la  théorie  de  la  bienfaisance  universelle...  »  Puis,  après 
avoir  conseillé  à  son  élève  de  ne  pas  chercher  cette  science  dans  les 
livres,  de  se  défier  des  principes  établis  prématurément,  et  que  l'ex- 
périence vient  démentir  chaque  jour;  après  lui  avoir  parlé  de  cer- 
taines institutions,  de  certaines  coutumes  condamnées  à  tort  par  le 
dernier  demi-siècle,  et  dont  on  peut  voir  les  heureux  effets  dans  les 
pays  qui  les  ont  conservées,  il  ajoute  gaiement  :  «  Si  je  disais  cela 
aux  Français,  ils  croiraient  que  j'abandonne  les  opinions  auxquelles 
ma  vie  a  été  consacrée;  si  je  le  disais  aux  Autrichiens,  ils  croiraient 
que  j'adopte  leur  système...  Ils  se  tromperaient  fort  tous  les  deux. 
Et  s'ils  savaient  que  j'adresse  ces  réflexions  à  une  jeune  et  jolie  de- 
moiselle, ils  croiraient  plus  sûrement  encore  que  je  radote;  mais 
cette  jolie  personne  a  une  tête  faite  pour  les  fortes  réflexions.  D'ail- 
leurs je  commence  à  croire  que  les  femmes  seules  sont  capables 
d'étudier  aujourd'hui;  les  hommes  qui  ont  du  talent,  et  surtout  du 
style,  sont  si  pressés  d'enseigner,  qu'ils  n'ont  plus  le  temps  d'ap- 
prendre. Ils  ont  lu  aujourd'hui,  ils  écrivent  demain  un  article  de 
journal  :  c'est  le  plus  long  crédit  qu'ils  veuillent  accorder  à  la  re- 
nommée. » 

Rien  de  plus  intéressant  pour  l'étude  des  pensées  intimes  de  Sis- 
mondi  que  cette  correspondance  avec  celle  qu'il  appelle  sans  cesse 
sa  gentille  amie,  sa  gentille  correspondante,  son  enfant,  son  compa- 
gnon d'étude,  le  philosophe  Eulalie.  «  Ma  clière  Eulalie,  lui  dit -il 
un  jour,  vous  voyez  que  je  m'affermis  dans  l'habitude  de  vous 
écrire  comme  à  un  vieux  philosophe;  mais  cela  ne  m'empêche  pas 
de  vous  aimer  comme  une  jeune  fille,  et  comme  la  fille  de  mon 
amie  la  plus  chère.  »  Heureux  d'avoir  une  telle  confidente,  il  s'a- 
bandonne sans  scrupule  à  tous  les  épanchemens  de  son  esprit.  Plus 
de  raideur,  plus  de  formalisme  ;  on  assiste  à  ses  émotions  les  plus 
secrètes.  Cette  fois  ce  sont  surtout  des  émotions  politiques,  et  com- 
ment en  serait-il  autrement?  La  correspondance  du  maître  et  de  la 
gracieuse  élève  s'ouvre  en  1830,  au  moment  du  procès  des  minis- 
tres, et  va  se  continuer  à  travers  les  rudes  assauts  que  subit  la  mo- 
narchie de  juillet.  Sismondi,  le  vieux  libéral,  est  Français  du  fond 
du  cœur.  Représentez-vous  ses  angoisses,  lorsque,  de  sa  solitude  de 
Chêne  ou  de  Pescia,  il  apprend  les  nouvelles  de  Paris  par  les  voix 


92  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tumultueuses  de  la  presse.  S'il  était  au  milieti  de  la  bataille,  bien 
des  choses  lui  seraient  expliquées,  et  peut-être  jugerait-il  les 
hommes  avec  une  sévérité  moins  âpre.  Dans  sa  retraite  silencieuse, 
il  s'est  formé  du  gouvernement  de  1830  un  idéal  politique  sans 
tache  ;  malheur  à  ses  amis  de  la  veille  le  jour  où  la  réalité  ne  ré- 
pondra pas  à  ses  rêves!  il  les  dénoncera  comme  les  représentans 
infidèles  de  la  plus  noble  des  causes,  il  les  interpellera  comme  un 
tribun  de  la  gauche,  comme  un  soldat  de  la  presse  irritée.  Et  à  qui 
enverra-t-il  ces  véhémentes  paroles?  A  une  jeune  fille  qui  vit  au 
milieu  môme  des  chefs  de  la  résistance.  Il  espère ,  on  le  dirait  du 
moins,  que  sa  voix,  sans  bruit  et  sans  scandale,  arrivera  ainsi  plus 
sûrement  jusqu'à  ceux  qu'il  veut  toucher;  mais  surtout  si  des  insur- 
rections terribles  ont  provoqué  une  répression  sans  pitié,  si  dans 
l'ivresse  de  la  lutte  on  a  fait  trop  bon  marché  de  la  vie  humaine, 
Sismondi,  atteint  ici  dans  sa  foi,  dans  sa  religion  de  l'humanité, 
supplie  la  «  gentille  correspondante  »  de  parler  et  d'agir  avec  lui, 
de  faire  agir  sa  mère,  de  rappeler  la  charité  aux  vainqueurs. 

«  Oh!  mon  Eulalie,  que  de  sangl  que  de  morts!  quelle  tache  pour  la 
France,  pour  notre  siècle,  pour  la  liberté,  pour  ceux  qui  se  disent  les  hon- 
nêtes gens!...  Réunissons-nous  tous,  mon  amie,  pour  rappeler,  pour  rendre 
plus  sacré  le  respect  que  Thomme  doit  à  la  vie  de  l'homme.  Agissons  de 
toutes  nos  forces,  de  toute  notre  conscience,  pour  bien  faire  sentir  l'ampli- 
tude de  ce  commandement  :  «  Tu  ne  tueras  point.  »  Que  votre  mère  exerce 
sa  douce  et  persuasive  influence  religieuse...  Que  tout  ce  qui  écrit,  que  tout 
ce  qui  parle  s'attache  à  prêcher  la  bienveillance,  la  charité,  car  jamais  dans 
aucun  temps  la  vie  de  l'homme  n'a  été  jouée  avec  plus  de  légèreté.  Une 
réaction  des  deux  philosophies  qui  se  disputent  les  écoles,  la  matérialiste 
et  la  panthéiste,  se  fait  sentir  dans  la  politique.  L'une  et  l'autre  ôtent  éga- 
lement à  l'individu  son  importance  en  lui  ôtant  son  avenir.  A  qui  ne  songe 
point  à  l'âme,  la  mort  n'est  qu'un  accident  d'un  instant.  L'homme  n'est  plus 
pour  l'homme  qu'un  obstacle  dont  il  se  débarrasse  sans  un  moment  de  re- 
mords. Et  nous  avons  tout  récemment  fait  de  belles  phrases  sur  l'abolition 
de  la  peine  de  mort!  » 

Malgré  l'exagération  de  ces  paroles,  comment  ne  point  admirer 
cette  chaleur  d'âme,  ce  libéralisme  cordial  et  tout  nourri  de  cha- 
rité? Le  libéralisme,  non  pas  celui  des  lèvres,  mais  celui  du  cœur, 
le  libéralisme  en  vue  du  perfectionnement  individuel  et  du  progrès 
moral  des  sociétés,  en  un  mot  le  libéralisme  devenu  une  foi  reli- 
gieuse, voilà  le  secret  des  émotions,  des  incertitudes,  des  contra- 
dictions mêmes  de  Sismondi.  Partout  où  la  liberté  est  en  péril,  il  le 
sent  aussitôt,  et,  blessé  dans  sa  foi,  il  éclate  en  protestations  véhé- 
mentes. Que  l'église  catholique  ou  le  clergé  protestant  se  montre 
sur  tel  ou  tel  point  hostile  à  cette  grande  cause,  on  verra  éclater 


CONFIDENCES    d'UNE    AME    LIBÉRALE.  93 

sa  colère.  Il  a  béni  1q  catholicisme,  quand  il  l'a  vu  produire  des 
Silvio  Pellico  et  des  Maroncelli;  s'il  voit  reparaître  chez  ses  doc- 
teurs la  haine  de  la  liberté,  il  lancera  non-seulement  contre  eux, 
mais  contre  l'église  tout  entière,  des  imprécations  terribles.  Il  ne 
ménage  pas  plus  ses  coreligionnaires.  «  Je  suis  toujours  frappé,  dit- 
il,  de  voir  combien  tout  ce  culte  anglais  est  peu  spontané,  comme  il 
s'attache  aux  paroles  d' autrui,  aux  formes,  et  se  détache  de  la  vie 

morale.  »  Et  ailleurs  :  « Je  suis  sorti  précipitamment  de  l'église 

pour  n'avoir  à  parler  avec  personne  de  l'indignation  que  le  pasteur 
avait  excitée  en  moi  en  prêchant  sur  les  peines  éternelles.  Je  suis 
déterminé  à  ne  plus  entrer  dans  une  église  anglaise,  pour  ne  pas 
m'exposer  à  entendre  de  pareils  blasphèmes,  à  ne  jamais  contribuer 
à  répandre  ce  que  les  Â^nglais  appellent  leur  réforme,  car  à  côté 
d'elle  le  papisme  est  une  religion  de  miséricorde  et  de  grâce...  » 
Philosophe  chrétien  et  exigeant  beaucoup  des  hommes  qui  préten- 
dent représenter  le  christianisme,  Sismondi,  dans  l'explosion  de  ses 
colères,  semble  renier  parfois  la  religion  qui  l'inspire.  Un  jour,  la 
gentille  correspondante  le  croit  décidément  séparé  de  la  religion 
du  Christ,  et  comme  elle  connaît  bien  la  beauté  de  son  âme,  comme 
elle  est  heureuse  d'avoir  un  tel  maître,  un  maître  si  bon,  si  chari- 
table, si  prompt  à  souffrir  de  toutes  les  souffrances  de  l'humanité, 
elle  voudrait  le  ramener  au  christianisme;  elle  le  prêche  indirecte- 
ment, elle  lui  parle  d'une  âme  qu'elle  vénère,  d'une  âme  remplie 
des  vertus  les  plus  hautes  et  à  laquelle  il  manque  seulement  d'être 
chrétienne,  ou  plutôt  qui  est  chrétienne  sans  le  savoir,  sans  le  vou- 
loir. Sismondi  a  compris,  et  il  répond  sans  hésiter  : 

«  Je  ne  puis  pas,  mon  amie,  laisser  passer  sans  la  relever  une  citation  de 
votre  dernière  lettre  : 

Elle  a  trop  de  vertu  pour  n'être  pas  chrétienne. 

L'âme  dont  vous  dites  cela  n'accepte  ni  l'éloge  ni  le  reproche.  J'aime  à 
croire  que  le  vers  de  Voltaire  vous  a  entraînée,  et  que  dans  l'habitude  de 
votre  pensée  vous  ne  refusez  le  nom  de  chrétien  à  aucun  de  ceux  qui  se  le 
donnent  à  eux-mêmes,  combien  qu'ils  diffèrent  de  vous.  C'est  une  des  con- 
séquences de  la  variété  infinie  des  formes  de  l'esprit  humain  que  l'inter- 
prétation du  même  livre  ou  du  même  symbole  réveille  dans  des  individus 
divers  des  idées  absolument  différentes.  Dans  votre  église,  vous  avez  voulu 
les  ramener  toutes  à  l'unité  par  la  soumission  à  une  autorité  vivante  et  tou- 
jours vigilante,  et  vous  n'y  avez  pas  réussi.  Je  connais  assez  de  catholiques 
profondément  religieux  pour  savoir  que,  malgré  leur  ferme  volonté  d'être 
unis,  ils  diffèrent  encore  dans  leur  foi.  Je  n'aurais  pas  besoin  de  sortir  de 
chez  vous  pour  en  trouver  des  exemples.  Dans  notre  église,  nous  avons  re- 
noncé à  l'unité.  Admettant  le  libre  examen,  nous  savons  que  la  foi  différera 
autant  que  les  intelligences.  Nous  admettons  que  la  réunion  dans  un  même 


94  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

culte  suffit  pour  établir  que  ces  âmes  si  diverses  sont  rappelées  par  les 
mômes  besoins  vers  les  mêmes  espérances.  Nous  retrouvant  dans  la  même 
église,  nous  étant  joints  à  la  même  prière,  nous  nous  reconnaissons  comme 
frères  et  comme  chrétiens,  quoiqu'il  y  ait  peut-être  une  différence  infinie 
entre  nos  croyances.  Peut-être  à  l'assemblée  où  j'étais  ce  matin  y  avait-il 
quelque  orthodoxe  calviniste  aussi  affermi  que  M"""  de  B...  dans  la  doctrine 
de  la  prédestination,  de  la  rédemption,  par  le  seul  sacrifice  de  Jésus-Christ, 
peut-être  quelque  rationaliste  qui  n'admet  ni  l'inspiration  des  saintes  Écri- 
tures, ni  leur  authenticité,  et  qui  ne  voit  dans  le  christianisme  que  le  tra- 
vail successif  des  hommes  les  plus  vertueux  et  les  plus  éclairés  de  tous  les 
âges,  pour  formuler  tout  ce  que  la  race  humaine  a  pu  apprendre  de  ses 
rapports  avec  le  Dieu  qui  l'a  créée  et  de  ses  devoirs  envers  elle-même. 
Qu'importe?  Tous  deux  se  disent  chrétiens,  et  je  le  crois,  je  les  reçois 
comme  frères,  et  j'ai  du  plaisir  à  m'associer  à  eux  dans  un  hommage  pu- 
blic de  reconnaissance  et  d'amour  à  l'être  qui  nous  a  donné  l'existence  et 
qui  l'a  douée  de  tant  de  biens...  » 

Il  est  permis  de  croire  que  cette  réponse  n'aura  pas  satisfait  com- 
plètement les  religieux  désirs  de  M""  de  Sainte -Aulaire;  ce  qui  est 
certain  toutefois,  c'est  que  ce  dissentiment  sur  des  matières  si  graves 
n'a  gêné  en  rien  la  correspondance  du  vieux  maître  et  de  sa  gen- 
tille élève.  Sismondi  est  toujours  aussi  empressé  d'écrire  à  sa  con- 
fidente, toujours  aussi  heureux  des  lettres  qu'il  reçoit  de  sa  main; 
il  continue  à  s'entretenir  avec  elle  des  pensées  les  plus  hautes,  et  de 
1830  à  18/12,  c'est-à-dire  jusqu'à  la  veille  de  sa  mort,  une  de  ses 
joies  les  mieux  senties,  on  peut  le  dire,  a  été  d'enseigner  à  ce  noble 
esprit  son  libéralisme  idéal. 

Voyez  ici  un  épisode  qui  montre  bien  la  sève  puissante  de  l'his- 
torien libéral  et  l'influence  multiple  de  sa  vie.  Au  moment  où  M"'-  de 
Sainte-Aulaire  croyait  nécessaire  de  ramener  Sismondi  au  christia- 
nisme, Sismondi  ramenait  lui-môme  aux  sentimens  chrétiens  une 
jeune  femme,  une  jeune  Italienne  que  l'église  de  son  temps  et  les 
malheurs  de  son  pays  avaient  jetée  dans  le  désespoir.  Nous  n'avons 
aucun  renseignement  particulier  sur  M"*"  Bianca  Milesi,  devenue 
plus  tard  M'"^  xMojon;  mais  les  lettres  de  Sismondi  nous  suflisent  pour 
recomposer  cette  vive  physionomie.  C'était,  on  le  devine  aisément, 
une  âme  ardente,  amoureuse  de  la  justice,  passionnée  pour  l'indé- 
pendance italienne,  et  qui,  voyant  les  plus  nobles  de  ses  frères  pu- 
nis comme  des  criminels  pour  leur  vertu  patriotique,  voyant  l'église 
faire  cause  commune  avec  les  tyrans  et  les  bourreaux  de  l'Italie, 
avait  fini  par  nier  la  Providence.  Ce  fut  Sismondi  qui  lui  rendit  la 
foi.  Sans  éteindre  chez  elle  le  foyer  des  désirs  enthousiastes,  il  sut 
l'accoutumer  à  la  résignation ,  il  lui  fit  comprendre  que  les  progrès 
des  choses  humaines  ne  se  mesurent  pas  au  battement  de  nos  cœurs, 
que  ce  monde  est  un  monde  d'épreuves,  que  la  justice  marche  à  pas 
lents,  mais  que  son  heure  vient  toujours;  il  lui  montra  enfin,  au 


CONFIDENCES    d'UNE    AME   LIBÉRALE.  95 

milieu  même  de  ces  désordres  qui  tiennent  à  notre  liberté  mal  con- 
duite, l'action  perpétuellement  présente  d'un  Dieu  juste  et  bon,... 
absolvilque  Beiim.  Une  telle  prédication  est  digne  de  remarque 
chez  un  homme  qui,  pendant  bien  des  années,  avait  refusé  d'ad- 
mettre cette  forme  de  la  vie  divine,  et  qui,  en  1826,  à  la  suite  d'une 
conversation  avec  une  Anglaise,  écrivait  dans  son  journal  :  «  Les 
idées  religieuses  de  cette  dame,  se  rapportant  à  une  intervention 
continuelle  de  la  Providence  et  à  l'étude  de  la  foi  plutôt  que  de  la 
conduite,  sont  de  la  nature  qui  s'accorde  le  moins  avec  les  miennes.  » 
Le  stoïcien,  depuis  cette  époque,  avait  trouvé  dans  le  christianisme 
une  foi  plus  consolante,  et  c'est  ce  christianisme  qu'il  prêchait  avec 
ferveur  aux  âmes  désespérées.  ((  Autrefois,  —  lui  écrit  M""^  Bianca 
Mojon  (août  1834),  —  lorsque  je  vivais  dans  l'ordre  d'idées  dont  je 
suis  sortie  grâce  à  vous,  le  désespoir  m'était  permis;  mais  à  présent 
que  je  reconnais  une  Providence,  ce  désespoir  serait  illogique  et  in- 
digne du  philosophe  chrétien  votre  élève.  Que  de  veilles,  que 
d'amères  et  vaines  angoisses  m'ont  coûtées  les  misères  du  genre 
humain  !  Je  ne  puis  me  rappeler  sans  frémir  les  conclusions  irréli- 
gieuses que  j'en  tirais  alors;  maintenant  je  suis  rassurée...  »  Sis- 
mondi  était  donc  un  maître  qui  formait  des  philosophes  chrétiens, 
ramenant  à  Dieu  et  au  fils  de  Dieu  les  âmes  qu'éloignait  le  fana- 
tisme. 

Ce  grave  et  doux  maître  était  consulté  souvent  sur  les  choses  les 
plus  intimes  de  l'âme.  A  lire  ses  écrits,  si  moraux  sans  doute, 
mais  si  rigides  et  quelquefois  si  raides,  on  ne  se  douterait  pas 
que  c'était  une  conscience  pleine  de  délicatesses  et  de  scrupules; 
il  était  cependant  attentif  aux  moindres  nuances,  jusqu'à  goûter 
les  laborieuses  subtilités  des  casuistes.  N'est-ce  pas  lui  qui  écri- 
vait un  jour  :  «  Ceux  qui  croient  que  la  moralité  ne  consiste  qu'en 
quelques  préceptes  vite  épuisés  me  semblent  des  observateurs 
bien  superficiels.  Plus  au  contraire  on  l'étudié ,  plus  on  voit  le 
champ  s'élargir.  On  peut  s'en  convaincre  en  lisant  les  miUiers 
de  livres  écrits  sur  des  cas  de  conscience  dans  l'église  catholi- 
que. Le  secret  du  confessionnal,  la  nécessité  d'accorder  enfin  l'ab- 
solution et  de  maintenir  le  pouvoir  sacerdotal,  ont  certainement 
fait  dévier  les  casuistes  et  créer  avec  leur  aide  ce  qu'on  a  appelé  la 
morale  jésuitique;  toutefois  de  grands  progrès  ont  été  faits  par  eux 
dans  cette  noble  science,  et  nous  leur  devons  peut-être  plus  qu'à  la 
Bible  elle-même  l'établissement  du  système  de  moralité  chrétienne.» 
Il  fallait  que  Sismondi  fût  bien  attaché  à  cette  religieuse  étude  des 
cas  de  conscience  pour  adresser  de  telles  paroles,  —  à  qui?  personne 
ne  le  devinerait  sans  doute,  —  à  l'ardent  pasteur  américain,  à  l'es- 
prit le  plus  ferme,  mais  le  plus  simple,  le  plus  large,  le  plus  étran- 
ger aux  finesses  de  l'analyse,  l'illustre  Channing.  C'était  donc,  je 


W  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

le  répète,  un  directeur  de  conscience,  et  rien  de  plus  touchant  que 
ses  consultations  sur  l'exercice  de  la  charité.  M"'*  Bianca  Mojon , 
son  amie,  éprouve  certains  scrupules  en  faisant  l'aumône,  car  elle 
a  porté  dans  son  christianisme  philosophique  les  habitudes  d'esprit 
qu'elle  tient  de  son  éducation  italienne.  Donne-t-elle  assez?  quelle 
est  la  vraie  mesure?  quel  est  le  point  juste  où  se  concilient  la  science 
et  la  charité,  la  raison  et  l'amour?  Voilà  les  questions  que  l'âme  en 
peine  adresse  à  Sismondi. 

—  Dures  questions  !  répond  le  bienfaisant  çasuiste  ;  elles  me  dé- 
chirent le  cœur.  En  face  de  cette  misère  des  pauvres  qui  nous  pour- 
suit comme  un  remords,  nous  sentons  notre  impuissance  à  y  porter 
remède.  Donnât-on  tout  ce  qu'on  possède,  on  ^le  ferait  que  déplacer 
le  problème,  et  en  obéissant  à  l'aveugle  au  devoir  impérieux  de 
l'aumône,  on  s'expose  à  violer  des  devoirs  plus  impérieux  encore 
envers  sa  propre  famille.  «  Il  y  aurait  donc  une  limite  à  tracer  entre 
ce  qu'on  doit  à  autrui,  ce  qu'on  doit  à  soi-même  et  aux  siens;  mais 
qui  a  le  droit  de  dire  :  Cette  limite  est  là?  et  quelle  autorité  hu- 
maine pourrait  satisfaire  la  conscience?  Ce  qui  me  reste  de  plus  po- 
sitif de  mes  réflexions  souvent  douloureuses  sur  ce  sujet,  c'est  une 
grande  défiance  des  théories,  un  grand  repoussement  pour  tous  les 
principes  absolus,  une  grande  crainte  que  la  science,  prise  pour 
règle  de  la  charité,  ne  dessèche  le  cœur.  Que  de  fois  n'avons-nous 
pas  entendu  dire  que  l'aumône  donnée  individuellement  est  jetée 
au  hasard,  qu'elle  tombe  sur  des  indignes,  qu'elle  encourage  la  fai- 
néantise! Et  tout  cela  est  vrai.  Et  pourtant  combien  n'a  pas  de  prix 
ce  double  mouvement  du  cœur  de  celui  qui  donne  et  de  celui  qui 
reçoit!  Si  nous  chargions  les  hôpitaux,  les  bureaux  de  bienfaisance, 
de  distribuer  toutes  ces  aumônes,  nous  nous  priverions  de  la  joie 
du  bienfait  et  de  la  reconnaissance,  de  ce  contentement  des  bonnes 
actions  qu'il  faut  entretenir  chaque  jour,  si  l'on  veut  qu'il  donne 
une  bonne  habitude  à  l'âme.  La  charité  d'ailleurs  perd  son  carac- 
tère en  s' unissant  à  la  pratique  administrative ,  elle  devient  dure  et 
défiante.  Les  chefs  d'hôpitaux  se  sentent  appelés  à  défendre  les 
dons  des  bienfaiteurs  contre  les  fraudes  des  pauvres  :  ils  en  ont 
beaucoup  vu,  ils  les  soupçonnent  toujours...  » 

Puis,  après  avoir  exposé  tous  les  aspects  du  problème  de  la  mi- 
sère, après  avoir  réfuté  les  raisonnemens  funestes  qu'une  science 
mal  inspirée,  ou,  si  l'on  veut,  une  demi-science,  oppose  à  la  cha- 
rité instinctive,  après  avoir  appelé  de  tous  ses  vœux  une  science 
plus  haute,  plus  complète,  qui  répandrait  plus  également  les  biens 
de  la  terre,  il  affirme  pourtant  que  cette  science,  si  elle  doit  naître, 
sera  toujours  courte  par  quelque  endroit,  et  que  nous  tenterions 
en  vain  de  nous  substituer  à  la  Providence.  «  C'est  pour  cela,  dit-il, 
que ,  par  système  du  moins ,  je  ne  voudrais  exclure  aucune  forme 


CONFIDENCES    d'UNE    AME    LIBÉRALE.  97 

de  charité.  Je  voudrais  pouvoir  donner  aux  hospices,  aux  dispen- 
saires, aux  écoles,  je  voudrais  pouvoir  aider  hbéralement  les  grandes 
infortunes ,  pouvoir  remettre  à  flot ,  par  un  don ,  par  un  prêt  fait  à 
temps,  l'homme  qui  chancelle  entre  l'industrie  et  la  ruine;  mais  je 
voudrais  en  même  temps  distribuer,  sou  par  sou,  au  mendiant  que 
je  rencontre,  un  secours  qui  peut-être  dans  ce  moment  le  sauve 
d'une  atroce  souffrance.  Je  ne  dirais  point  que  je  ne  donne  jamais 
aux  enfans,  jamais  aux  valides,  jamais  à  ceux  dont  je  connais  le 
vice,  car  peut-être,  dans  le  moment  où"  je  refuse  avec  ma  règle ,  la 
faim,  qui  n'a  point  de  règle,  est  sur  eux!  »  Excellentes  paroles, 
vraiment  philosophiques  et  vraiment  chrétiennes,  touchans  scru- 
pules où  se  retrouve  encore  l'inspiration  de  toute  sa  carrière,  je 
veux  dire  l'amour  de  la  liberté  en  toutes  choses,  le  respect  de  la 
spontanéité  humaine,  l'horreur  de  ces  formules  tyranniques  ou  de 
ces  habitudes  passives  qui  tarissent  les  sources  de  la  vie. 

Cette  charité  dont  Sismondi  parle  si  bien,  il  la  pratique,  nous  le 
voyons  par  ses  lettres,  envers  tous  ceux  qui  souffrent.  Nulle  dou- 
leur, particulière  ou  collective,  ne  le  trouve  indifférent.  Historien 
des  choses  passées,  il  a  toujours  les  yeux  ouverts  sur  le  présent  ou 
l'avenir,  et  il  devient  aussitôt,  clamante  conscientîa ,  l'avocat  de 
toutes  les  infortunes.  On  a  entendu  ses  cris  au  sujet  de  nos  émeutes 
de  1834,  on  sait  par  sa  correspondance  avec  M"*^  de  Sainte-Âulaire 
combien  était  ardente  et  sincère  sa  sollicitude  pour  la  France, 
et  ses  lettres  à  M""'  Mojon  le  montrent  dévoué  à  la  cause  italienne. 
C'est  par  M'"^  Mojon  qu'il  est  en  rapports  avec  les  réfugiés  de  Rome 
ou  de  Naples,  par  elle  qu'il  leur  adresse  ses  conseils,  ses  encoura- 
gemens,  et  aussi,  quand  il  le  faut,  ses  chaleureuses  remontrances. 
Son  dévouement  à  cette  cause  ne  l'aveugle  pas  sur  une  partie  des 
hommes  qui  la  soutiennent.  C'est  bien  l'homme  qui  a  dit  :  «  Je  suis 
libéral,  je  suis  républicain,  je  ne  serai  jamais  démocrate.  »  Après 
l'échauffourée  de  Savoie  en  183Zi,  il  écrit  à  M'"^  Mojon  :  u  Ce  Mazzini, 
que  vous  m'aviez  recommandé  autrefois,  a  été  le  principal  moteur 
de  cette  malencontreuse  tentative.  Sans  doute  il  a  bien  de  l'esprit, 
bien  de  l'âme,  mais  je  voudrais  encore  moins  de  son  gouvernement 
que  des  plus  mauvais  qui  existent.  Ses  principes  absolus,  à  mes 
yeux,  sont  tous  faux;  le  but  qu'il  se  propose  est  contraire  à  toute 
liberté,  et  ses  moyens  sont  tour  à  tour  imprudens  et  coupables...  » 
Mais,  si  un  vrai  libéral  italien  engage  loin  de  sa  patrie  une  vie  de 
labeurs  et  de  luttes  dont  profitera  le  bien  public,  avec  quel  em- 
pressement il  lui  tend  sa  loyale  main  !  Notre  collaborateur  et  ami 
M.  Charles  de  Mazade  rappelait  dernièrement  ici  même,  dans  une 
remarquable  étude,  l'accueil  fait  à  Rossi  par  nos  démocrates  fran- 
çais, lorsque  M.  Guizot  et  M.  le  duc  de  Broglie  chargèrent  l'éminent 

TOME  XXXVII.  7 


98  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

publiciste  de  fonder  en  France  l'enseignement  du  droit  constitu- 
tionnel; or  les  lettres  de  Sismondi  à  M"®  Bianca  Mojon  contien- 
nent à  ce  sujet  quelques  lignes  où  éclatent  son  esprit  et  son  cœur. 
«  Quand  Genève  a  accueilli  Rossi,  étranger  de  langue,  de  mœurs, 
de  religion,  quand  elle  l'a  fait  citoyen,  législateur,  débuté  à  la 
diète,  elle  a  agi  comme  une  grande  nation  qui  reconnaît  les  lettres 
de  noblesse  du  génie;  quand  les  Français,  avant  d'admettre  l'homme 
qui  n'a  peut-être  point  d'égal  dans  la  philosophie  et  la  législation 
à  professer  dans  leur  université,  lui  demandent  son  lieu  de  nais- 
sance, ils  ne  montrent  que  l'esprit  étroit  et  jaloux  d'une  petite 
bourgeoisie  dans  une  petite  ville.  »  Ne  sont-ce  pas  là  des  paroles  à 
la  Rossi?  n'y  sent-on  pas  la  raison  armée  de  mépris,  et  une  secrète 
indignation  formulée  comme  une  sentence?    , 

A  côté  des  lettres  à  M"^  de  Sainte-Aulaire  et  des  lettres  à  M""*  Mo- 
jon, les  unes  consacrées  surtout  à  la  France,  les  autres  à  l'Italie,  le 
recueil  publié  à  Genève  renferme  une  troisième  série  de  confidences 
qu'anime  aussi  l'intérêt  le  plus  vif  :  ce  sont  les  pages  adressées  au 
célèbre  pasteur  américain  William  Channing.  J'ai  déjà  dit  que  le 
christianisme  de  Channing  et  celui  de  Sismondi  étaient  le  même 
ou  à  peu  près;  on  pense  bien  que  les  questions  religieuses  et  mo- 
rales formeront  le  principal  sujet  de  leurs  entretiens.  J'y  trouve  çà 
et  là,  en  réponse  aux  questions  de  Channing,  des  paroles  bien 
amères  sur  la  France  de  1830,  sur  le  roi,  sur  le  ministère,  sur  les 
chambres,  sur  la  nation  elle-même,  et  par  instans  une  sorte  de  dé- 
couragement. «  Attendons,  s'écrie-t-il  :  dans  quelque  temps,  l'éner- 
gie reviendra,  nous  verrons  un  nouveau  triomphe  du  spiritualisme 
sur  le  matérialisme,  et  il  sera  favorable  à  la  religion  comme  à  la 
politique:  mais  pouvons-nous  attendre  ?  Nous  descendons  la  vallée 
des  années,  et  ces  jours  meilleurs  que  nous  attendons  ne  viendront 
pas  à  temps  pour  nous...  »  Quand  on  se  préoccupe  du  progrès  gé- 
néral, comment  ne  point  parler  de  la  France?  Leur  plus  grand  souci 
toutefois  dans  ce  dialogue  éloquent,  c'est  l'état  de  la  société  amé- 
ricaine. La  question  de  l'esclavage,  déjà  si  brûlante  il  y  a  un  quart 
de  siècle,  et  qui  exigeait  tant  de  circonspection  de  la  part  des 
hommes  d'état,  est  abordée  par  Sismondi  avec  une  impétuosité 
toute  française.  Channing  a  écrit  un  livre  sur  l'abolition  de  l'escla- 
vage, et  malgré  son  ardeur  il  a  cru  devoir  employer  toute  sorte 
de  ménagemens  envers  les  Américains  du  sud.  Sismondi  ne  mé- 
nage personne  chaque  fois  qu'il  s'agit  de  la  cause  de  l'humanité. 
Voici  les  rudes  paroles  qu'il  adresse  à  Channing  :  «  J'avoue  que 
mon  admiration  pour  la  liberté  américaine,  pour  l'intelligence  amé- 
ricaine, pour  la  justice  et  la  religion  américaines,  s'efface  complè- 
tement, et  se  trouve  dominée  par  l'horreur  que  me  font  éprouver 


CONFIDENCES    d'uNE    AME    LIBÉRALE.  99 

l'esclavage  du  sud  et  les  décrets  contre  la  presse  relative  aux  es- 
claves. Le  crime  des  propriétaires  d'esclaves  en  Amérique  comme 
voleurs  des  labeurs  de  leurs  esclaves,  comme  leurs  meurtriers,  en 
hâtant  leur  mort  par  un  travail  excessif,  par  la  privation  de  nourri- 
ture, par  les  châtimens,  comme  corrupteurs  de  leur  moralité,  me 
semble  plus  atroce  encore  que  dans  les  îles,  car  il  est  moins  justifié 
par  le  climat  et  la  nature  de  l'industrie.  Par  tout  le  monde,  les  gou- 
vernemens  s'efforcent  d'amoindrir  les  horreurs  de  l'esclavage,  et 
seules  les  libres  provinces  de  l'Union  accroissent  ces  horreurs  au- 
tant par  le  nombre  des  victimes  que  par  l'atrocité  de  la  législation.  » 
Ces  libres  provinces  sont-elles  donc  toutes  coupables?  N'en  est-il 
pas  une  seule  qui  puisse  échapper  à  l'invective  du  publiciste?  Non, 
pas  une  seule.  Au  point  de  vue  où  se  place  Sismondi,  aucun  des 
états  de  l'Union  ne  saurait  être  complètement  absous.  Ce  n'est  plus 
aux  lois  qu'il  s'en  prend,  c'est  aux  mœurs  elles-mêmes.  A  quoi  bon 
condamner  l'esclavage,  si,  dans  la  pratique  de  la  vie,  vous  mainte- 
nez tous  les  préjugés,  toutes  les  exclusions,  c'est-à-dire  en  défini- 
tive toutes  les  théories  odieuses  sur  lesquelles  est  fondé  l'asservis- 
sement de  vos  frères?  —  Si  dévoué  que  fût  Sismondi  aux  doctrines 
qui  consacrent  la  liberté  individuelle,  quelle  que  fût  son  horreur 
pour  cette  égalité  menteuse  ou  plutôt  pour  cette  promiscuité  dont 
le  despotisme  fait  si  bien  son  profit,  il  était  trop  religieusement  hu- 
main, trop  philosophiquement  chrétien,  pour  ne  pas  maudire  l'esprit 
de  caste.  Voyez  ici  le  généreux  libéralisme  de  la  France  essayant  de 
redresser,  par  la  voix  de  Sismondi,  le  libéralisme  dédaigneux  de 
la  race  anglo-saxonne  :  <(  Les  états  du  nord  où  l'esclavage  est  pro- 
scrit sont  loin  pourtant  d'être  à  l'abri  du  blâme.  Dans  aucun  d'eux, 
l'homme  de  couleur  libre  n'est  traité  en  égal  par  les  blancs;  dans 
aucun  d'eux,  l'affront  de  l'exclusion  ne  lui  est  épargné;  il  est  re- 
poussé de  l'amitié,  des  salons,  de  la  table  de  ses  frères.  Nulle  part 
on  n'a  essayé  de  l'élever  d'abord  par  l'éducation,  puis  par  l'élec- 
tion aux  premiers  rangs  de  l'état,  au  siège  du  juge,  au  banc  de 
l'assemblée,  au  congrès,  et  pourtant  accorder  des  honneurs  aux 
individus  peut  seul  relever  la  race.  Peut-être  dans  un  état  démo- 
cratique n'y  a-t-il  que  les  instituteurs  religieux  qui  puissent  in- 
fluencer les  sentimens  et  les  préjugés  populaires.  Aux  États-Unis, 
vos  pasteurs  s'acquittent-ils  de  ce  devoir  par  la  prédication  et  par 
l'exemple?  Le  clergé  catholique  l'a  fait,  non  pas  constamment,  non 
pas  généralement,  mais  sur  une  grande  échelle  du  moins,  et  dans 
tous  les  pays  où  l'esclavage  existait  en  Europe.  Il  le  fait  dans  ceux 
où  il  existe  encore  et  le  poursuit  incessamment  dans  les  colonies 
catholiques  de  l'Espagne  et  du  Portugal.  L'église,  intolérante  pour 
tout  ce  qui  est  hors  de  son  sein,  exerce  du  moins  une  fraternité  vé- 
ritable à  l'égard  de  tous  les  fidèles.  On  doit  rendre  la  même  justice 


100  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

aux  musulmans  :  ils  travaillent  sans  relâche  à  amoindrir  les  hor- 
reurs de  l'esclavage  parmi  les  croyans,  et  tiennent  en  général  pour 
infâme  un  musulman  qui  garde  un  coreligionnaire  dans  les  fers. 
Quand  je  lis  les  horreurs  de  vos  états  du  sud ,  je  ne  puis  m' empê- 
cher de  me  demander  :  Y  a-t-il  dans  cette  province  un  ministre  de 
la  Bible,  ou  les  pasteurs  de  l'église  réformée  sont-ils  propriétaires 
d'esclaves?...  »  Certes  ces  dernières  paroles  sont  injustes,  l'église 
protestante  a  largement  payé  sa  dette  dans  les  luttes  de  la  liberté, 
l'Amérique  retentit  encore  de  ses  clameurs  et  de  ses  anathèmes; 
mais  Sismondi  écrivait  ces  lignes  en  1833,  et  qui  sait  si  ces  ré- 
flexions amères  communiquées  à  Ghanning  n'ont  pas  suscité  des 
auxiliaires  à  ce  vaillant  homme?  Qui  sait  si  cette  voix  sortie  de  la 
vieille  Europe  n'a  pas  éveillé  dans  le  nouveau  monde  un  Théodore 
Parker  ? 

La  correspondance  de  Sismondi  avec  Ghanning  embrasse  une 
douzaine  d'années,  comme  celle  qu'il  a  entretenue  avec  M'"*"  Mojon 
et  M"*  de  Sainte- Aulaire.  La  dernière  lettre  qu'il  adresse  au  pasteur 
américain  est  du  19  décembre  18/il.  Sismondi  avait  soixante-huit 
ans,  et  il  ne  lui  restait  plus  que  quelques  mois  à  vivre.  Une  grande 
douleur  attrista  pour  lui  cette  suprême  année,  un  grand  coup  le 
frappa  comme  un  message  de  mort  :  la  libérale  constitution  de  Ge- 
nève fut  renversée  le  22  novembre  IShi  par  une  révolution  servile; 
c'est  Sismondi  lui-même  qui  la  caractérise  ainsi.  Il  faut  l'entendre 
quand  il  épanche  son  cœur  avec  Ghanning,  et  qu'il  pleure  sur  la 
liberté  de  sa  patrie.  «  C'est  un  bien  petit  état  que  le  nôtre,  ce  n'est 
presque  qu'un  point  dans  l'espace;  cependant  notre  révolution  est 
un  grand  événement  dans  l'histoire  de  la  liberté:  c'est  un  triomphe 
pour  les  idées  serviles,  un  démenti  pour  toutes  les  espérances  des 
gens  de  bien.. .  Je  pense  que  vous  avez  à  peine  une  idée  de  cet  évé- 
nement. »  Il  lui  explique  alors  ce  qu'était  Genève  depuis  1815,  et 
ce  qu'a  détruit  la  révolution  du  22  novembre  1841  :  une  constitu- 
tion démocratique  dans  le  meilleur  sens  du  mot,  aucune  distinc- 
tion de  naissance ,  aucune  autorité  se  perpétuant  elle-même ,  tout 
pouvoir  venant  du  peuple  et  retournant  au  peuple,  une  législature 
de  deux  cent  cinquante  membres,  comprenant  à  peu  près  tous  les 
hommes  capables  de  motiver  leurs  opinions,  un  corps  électoral  com- 
posé de  tous  ceux  qui  prenaient  un  intérêt  quelconque  à  la  patrie, 
puisqu'il  suflisait  d'une  contribution  volontaire  de  3  francs  25  cen- 
times pour  jouir  des  droits  de  citoyen;  avec  cela,  un  gouvernement 
juste,  probe,  vigilant,  économe.  Un  jour,  après  six  mois  de  sourdes 
attaques  et  de  calomnies  ténébreuses,  les  démagogues  ameutent  la 
populace,  séduisent  la  milice,  assiègent  le  conseil  représentatif,  et 
menacent  de  livrer  la  ville  au  pillage,  si,  avant  deux  heures,  on  ne 
décrète  pas  l'appel  d'une  convention.  «  Cette  convention,  ajoute  Sis- 


CONFIDENCES    d'UNE    AME    LIBÉRALE.  101 

mondi,-  a  déjà  siégé  hier  et  avant-hier  (17  et  18  décembre  18Zil),  et 
son  premier  acte  a  été  de  supprimer  la  prière  par  laquelle,  depuis 
que  la  république  existe,  s'ouvraient  toujours  nos  assemblées.  C'est 
ainsi  que  le  peuple  le  plus  libre  de  l'ancienne  Europe  s'est  montré 
indigne  de  la  liberté,  qu'il  a  trahi  en  quelque  sorte  sa  cause  pour 
tout  le  genre  humain.  »  Il  voyait  là  en  effet  les  symptômes  d'une 
disposition  générale  des  esprits  qui  l'effrayait  pour  l'Europe  et  peut- 
être  aussi  pour  l'Amérique. 

Disons-le  pourtant  :  malgré  la  tristesse  des  derniers  mois  de  sa 
vie,  Sismondi  n'a  jamais  désespéré.  On  sait  qu'il  mourut  le  25  juin 
18/i2;  d'après  les  rapports  les  plus  dignes  de  foi,  il  garda  sa  ferme 
et  bienveillante  sérénité  jusqu'à  l'heure  où  il  remit  son  âme  à  Dieu. 
Les  lettres  que  nous  venons  de  citer,  et  dont  la  plus  grande  partie 
n'avait  pas  encore  vu  le  jour,  expliquent  assez  cette  mâle  confiance. 
Dans  une  espèce  de  testament  littéraire  où  il  signale  sans  fausse 
humilité  les  imperfectiotis  de  son  œuvre,  il  se  rend  ce  témoignage  : 
((  On  aime  ceux  au  service  desquels  on  se  consacre,  et  je  n'ai  pas 
travaillé  vingt-quatre  ans  à  étudier  la  France  de  siècle  en  siècle 
sans  me  lier  plus  intimement  à  elle,  sans  faire  des  vœux  pour  sa 
gloire  et  pour  son  bonheur...  Je  suis  protestant,  mais  j'espère  qu'on 
ne  me  trouvera  étranger  à  aucun  sentiment  religieux  d'amour,  de 
foi,  d'espérance  ou  de  charité,  sous  quelque  étendard  qu'il  se  ma- 
nifeste... Je  suis  républicain,  mais  en  conservant  dans  mon  cœur 
l'amour  ardent  de  la  liberté  que  m'ont  transmis  mes  pères,  dont  le 
sort  a  été  lié  à  celui  de  deux  républiques,  et  l'aversion  pour  toute 
tyrannie,  j'espère  ne  m'être  jamais  montré  insensible  ni  à  ce  culte 
pour  d'antiques  et  illustres  souvenirs  qui  conserve  la  vertu  dans  de 
nobles  races,  ni  à  ce  dévouement  sublime  aux  chefs  des  nations  qui 
a  souvent  illustré  les  sujets...  »  Si  les  documens  inconnus  que  nous 
venons  de  rassembler  justifient  ces  paroles,  ils  font  surtout  con- 
naître l'homme,  bien  supérieur  à  l'écrivain,  et  nous  révèlent  l'en- 
semble des  principes  qui  mirent  ses  espérances  à  l'abri  des  coups 
de  la  fortune.  Ame  vraiment  libérale,  cœur  profondément  humain, 
esprit  avide  de  réformes,  aussi  opposé  au  servilisme  qu'à  la  démago- 
gie, enfin  homme  de  moralité  idéale  bien  plutôt  qu'homme  d'action, 
il  a  dit  de  lui-même,  —  c'est  la  dernière  citation  que  j'emprunte  à 
ses  confidences,  —  il  a  dit  un  jour  avec  fierté  ce  qu'auraient  pu  dire 
aussi  les  Channing,  les  Tocqueville,  tous  ces  penseurs  désintéressés 
qui  ont  vécu  en  dehors  et  au-dessus  des  partis  :  «  Je  n'ai  pas  été 
vaincu,  car  le  drapeau  sous  lequel  je  marche  ne  s'est  pas  encore 
déployé  dans  la  bataille.  » 

Saint-René  Taillandier. 


DE 


LA  THÉOLOGIE   CRITIQUE 


I.  Mélanges  de  critiqtu  religieuse,  par  E.  Scherer.  —  II.  Essais  de  critique  religieuse,  par 
A.  Réville.  —  III.  Sermons,  par  T.  Colani.  —  IV.  Histoire  de  la  Théologie  chrétienne, 
par  B.  Renss. 


On  médit  quelquefois  de  la  réaction  religieuse.  Des  juges  très 
graves  en  contestent  la  valeur  et  presque  l'existence,  et  l'un  des 
plus  modérés,  comme  certes  des  meilleurs  (1),  a  dit  d'elle  :  «  La 
réaction  religieuse,  c'est  tout,  excepté  la  religion.  »  Il  me  manque 
beaucoup  pour  avoir  le  droit  d'être  aussi  sévère  que  mon  spirituel 
confrère,  et  je  ne  vois  guère  à  reprocher  à  la  réaction  religieuse 
que  d'être  une  réaction.  Religieusement,  tous  les  motifs  qui  l'ont 
produite  ne  sont  pas  d'une  égale  valeur,  et  les  infirmités  humaines, 
crainte,  haine,  caprice,  vanité,  passion,  ont  pu  contribuer  autant 
que  les  plus  nobles  besoins  de  l'âme  à  cette  conversion  de  notre 
siècle;  mais  dans  quel  mouvement  des  esprits  ne  retrouverait-on 
pas  de  semblables  mobiles,  et  depuis  quand  les  hommes  ne  feraient- 
ils  même  les  bonnes  choses  que  pour  de  bonnes  raisons?  Il  faut 
cependant  reconnaître  que  le  retour  vers  d'anciennes  croyances, 
s'étant  surtout  manifesté  dans  la  sphère  de  ce  qu'on  appelle  l'opi- 
nion publique,  a  eu  ce  caractère  de  réduire  la  religion,  toute  reli- 
gion, à  une  opinion.  Et  c'est  pour  cela  sans  doute  que  cette  conver- 
sion a  si  peu  de  rapport  avec  la  morale,  et  qu'elle  n'a  pas,  à  cet 
égard,  été  accompagnée  du  plus  petit  amendement.  S'il  faut  même 

(1)  M.  de  Sacy. 


LA    THÉOLOGIE    CRITIQUE.  103 

en  croire  ce  qu'on  entend  dire,  le  contraire  serait  arrivé.  Sans  faire 
écho  aux  plaintes  des  censeurs  du  présent,  on  ne  peut  méconnaître 
dans  l'état  religieux  du  temps  un  grand  vide  :  il  y  manque  la  piété. 
Sous  de  nouveaux  dehors,  l'impulsion  du  temps  vers  tout  ce  qui  est 
terrestre,  positif,  matériel,  ne  s'est  pas  arrêtée,  et  la  croyance, 
d'ailleurs  sincère,  de  plus  d'un  néophyte  que  l'incrédulité  effraie 
s'élève  sur  la  base  inébranlable  de  l'indifférence  du  cœur  et  de  la 
conscience. 

Cependant  l'erreur  qui  ne  fait  de  la  religion  qu'une  opinion  a  un 
bon  côté.  Les  opinions,  après  tout,  sont  des  idées,  des  idées  irré- 
fléchies, superficielles,  passagères  si  l'on  veut,  mais  enfin  des  idées. 
Or  les  idées  courantes  ne  peuvent  tomber  dans  certains  esprits  sans 
y  provoquer  la  réflexion.  On  ne  peut  guère  s'empêcher  de  penser  à 
ce  que  tout  le  monde  pense,  et  pour  peu  qu'on  soit  sérieux,  atten- 
tif, difficile,  on  veut  savoir  ce  qu'il  en  est;  l'on  examine  alors  ce  que 
d'autres  embrassent  sans  examen.  Ainsi  le  retour  tel  quel  des  es- 
prits vers  la  religion  n'a  plus  permis  de  traiter  avec  une  légèreté 
méprisante  soit  le  penchant  intérieur  qui  nous  y  ramène,  soit  l'ob- 
jet même  vers  lequel  il  nous  conduit.  On  a  bien  été  obligé  de  re- 
chercher ce  que  le  genre  humain  avait  dans  l'âme,  et  à  quoi  il  en 
voulait  venir  quand  il  parlait  tant  d'aller  à  Dieu. 

Après  les  esprits  forts,  qui  ne  peuvent  comprendre  qu'ion  s'occupe 
de  pareilles  misères,  viennent  les  beaux  esprits,  qui  n'y  voient  que 
la  juste  revanche  du  moyen  âge  retrouvant  ses  droits  comme  un 
souverain  légitime  en  travail  de  restauration;  mais  en  dehors  de  ces 
préjugés  parfaitement  dignes  de  se  mesurer  ensemble,  il  y  a  de 
fermes  ou  clairvoyans  esprits  que  ne  satisfont  point  les  lieux-com- 
muns, fussent-ils  déguisés  en  paradoxes,  et  qui  cherchent  dans  la 
liberté  de  leur  raison  le  mot  de  ce  que  saint  Paul  lui-même  appelle 
une  énigme,  la  religion.  On  a  fait  plusieurs  fois  connaître  ici  les 
travaux  intéressans  que  ce  grand  sujet  a  suscités  en  Angleterre.  La 
moisson  n'aurait  pas  été  moins  riche  assurément,  si  l'on  avait  essayé 
d'explorer  le  champ  de  l'Allemagne.  Aujourd'hui  c'est  en  France  que 
nous  voudrions  signaler  une  école  religieuse  dont  l'existence  date  de 
ces  dix  dernières  années,  et  qui  peut  être  regardée,  sous  plusieurs 
rapports,  comme  une  nouveauté  dans  notre  pays. 

L 

Il  y  a  onze  ou  douze  ans  qu'un  des  professeurs  de  l'école  de  théo- 
logie de  Genève  donna  sa  démission,  et  il  fit  connaître  que  cette  dé- 
termination était  dictée  par  un  changement  qui  s'était  opéré  dans 
son  esprit  sur  quelques  points  de  la  science  religieuse.  Il  avait  cessé 


104  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

d'être  en  parfait  accord  soit  avec  l'enseignement  reçu  dans  l'insti- 
tut auquel  il  appartenait,  soit  même  avec  son  enseignement  anté- 
rieur, et  par  un  scrupule  honorable  il  se  retirait.  Ce  pasteur  était 
M.  Edmond  Scherer.  Les  points  de  dissidence  étaient  l'inspiration 
et  le  canon  des  Écritures.  Un  cours  donné  à  Genève  sur  l'autorité 
en  matière  de  foi,  et  en  particulier  sur  l'autorité  de  la  Bible,  pro- 
voqua l'ouverture  d'un  cours  correspondant,  mais  différent  d'es- 
prit, dans  le  sein  d'une  des  églises  indépendantes  de  la  même  ville. 
Une  polémique  assez  vive  vint  bientôt  animer  la  presse  locale,  et  la 
guerre  des  brochures  et  des  journaux  dura  longtemps.  Des  écri- 
vains qui  jouissent  d'un  crédit  mérité  dans  leur  communion, 
MM.  Malan,  Merle  d'Aubigné,  Chenevière,  Agénor  de  Gasparin, 
d'autres  encore,  entrèrent  dans  la  lice,  et  il  fut  bientôt  évident 
qu'un  incident  assez  simple  allait  devenir  la  cause  occasionnelle 
d'un  mouvement  sérieux  dans  le  sein  du  protestantisme.  Cette  con- 
troverse fortuite  allait,  non  pas  certes  produire,  mais  manifester  par 
des  signes  nouveaux  l'opposition  qui  existe  de  tout  temps,  au  sein 
de  toute  église  comme  de  toute  école  et  peut-être  de  toute  société , 
entre  le  principe  de  l'autorité  et  celui  de  la  liberté.  Ce  résultat  fut 
sensible,  évident,  lorsqu'au  mois  de  juillet  1850  M.  Colani  eut 
fondé  à  Strasbourg  sa  Revue  de  Théologie  et  de  Philosophie  chré- 
tienne. Ce  recueil,  qu'il  entreprit  de  concert  ou  en  collaboration 
avec  M.  Scherer,  était  conçu  dans  le  même  esprit  que  les  leçons  de 
ce  dernier,  et  devait  peu  à  peu  s'élever  à  une  exposition  plus  nette, 
plus  méthodique  et  plus  hardie  des  principes  d'une  science  chré- 
tienne qui  n'avait  point  encore  eu  d'organe  permanent  en  France. 
Celui-ci,  qui  dans  ses  débuts  offrit  un  caractère  ou  plutôt  des  ap- 
parences d'indécision  et  d'obscurité,  eut  de  la  peine  à  se  frayer  sa 
voie  dans  le  public,  comme  tout  ce  qui  est  grave  et  scientifique; 
mais  les  rares  lecteurs  des  premières  livraisons,  ou  peut-être  du 
premier  volume,  ne  tardèrent  pas  à  apercevoir  que,  pour  peu  que 
l'entreprise  persévérât,  elle  contenait  le  germe  d'une  doctrine,  le 
foyer  d'une  école,  et  que  de  ce  point  de  l'horizon  intellectuel  il  ve- 
nait des  penseurs  et  des  écrivains.  Le  pronostic  s'est  réalisé  :  la 
Revue  de  Théologie  et  de  Philosophie  chrétienne  est  un  ouvrage 
digne  d'une  attention  particulière,  et  qui  se  recommande  à  ceux 
même  qui  ne  s'intéressent  qu'à  la  philosophie.  Toutefois  je  ne  pense 
point  que,  dans  aucune  église  catholique  ou  dissidente,  il  fût  rai- 
sonnable ou  prudent  d'écrire  sans  la  prendre  en  très  sérieuse  con- 
sidération, et  celui  qui  descendrait  dans  l'arène  non  préparé  à  se 
défendre  contre  les  nouveaux  critiques  risquerait  de  s'y  montrer 
trop  légèrement  armé.  Quant  aux  noms  des  auteurs,  ce  n'est  pas 
aux  lecteurs  de  la  Revue  des  Deux  Mondes  qu'il  est  besoin  d'ap- 


LA   THÉOLOGIE    CRITIQUE.  105 

prendre  quelle  est  la  valeur  de  M.  Scherer.  Nous  plaçons  sans  hé- 
siter auprès  de  lui  M.  Golani.  Il  serait  facile  de  citer  d'autres  noms 
des  plus  recommandables.  Ainsi  M.  de  Pressensé  a  été  dans  l'ori- 
gine un  de  leurs  collaborateurs  avant  qu'il  eût  marqué  sa  nuance 
personnelle  et  le  caractère  distinctif  de  ses  idées  et  de  son  talent 
par  d'autres  œuvres  et  un  autre  genre  de  prédication.  Nous  ne 
réunirons  cependant  ici  aux  deux  écrivains  d'abord  nommés  que 
M.  Réville,  qui  n'est  pas  non  plus  inconnu  de  nos  lecteurs,  et 
M.  Edouard  Reuss,  qui  a  pris  par  un  ouvrage  important  une  place 
considérable  parmi  les  historiens  de  la  théologie  chrétienne.  Ce 
n'est  pas  que  les  quatre  auteurs  que  nous  venons  de  distinguer  se 
répètent  les  uns  les  autres  et  obéissent  au  même  mot  d'ordre.  Cha- 
cun au  contraire  marche  dans  sa  voie,  et  ils  ne  sont  ni  associés  ni 
subordonnés  entre  eux.  Ils  sont  libres,  comme  doivent  l'être  des  dé- 
fenseurs de  la  liberté,  de  la  science  et  de  l'esprit,  mais  ils  ont  cer- 
tainement des  caractères  communs,  ils  vont  dans  le  même  sens,  ils 
se  meuvent  dans  le  même  ordre  d'idées,  et  ils  contribuent  chacun 
à  sa  manière  au  même  mouvement  dans  l'esprit  humain  et  peut- 
être  dans  la  conscience  humaine. 

J'ai  dit  que  l'origine  de  la  séparation  de  M.  Scherer  avait  été  son 
dissentiment  sur  l'inspiration  et  le  canon  des  Écritures.  Et  l'on  peut 
en  effet  ramener  à  la  manière  de  définir  l'inspiration  et  de  conce- 
voir la  canonicité  des  livres  sacrés  tout  dissentiment  essentiel  sur  le 
dogme  et  sur  la  foi.  Il  ne  faudrait  pas  grand  artifice  pour  rattacher 
à  ces  deux  points  l'existence  de  toutes  les  sectes  et  les  opinions 
particulières  d'un  Luther,  d'un  Pascal,  d'un  Bossuet,  d'un  Grotius, 
d'un  Leibnitz.  Si  nous  nous  interrogeons  nous-mêmes  en  lisant  la 
Bible,  nous  reconnaîtrons  que  notre  manière  de  là  comprendre  con- 
tient au  fond  une  théorie  sur  ce  que  c'est  que  la  parole  de  Dieu.  Il 
sera  bon  d'indiquer  les  termes  généraux  de  la  question,  sans  pré- 
tendre autre  chose  que  déterminer  l'état  d'esprit  de  ceux  qui  la  po- 
sent et  la  décident. 

L'Ecriture  est  divinement  inspirée  :  nous  prenons  ce  point  pour 
accordé.  Il  faudrait  en  effet  n'être  chrétien  à  aucun  degré  pour  nier 
que  l'Écriture  soit  inspirée,  si  ces  mots  veulent  dire  pour  le  moins 
qu'elle  est  le  monument,  le  témoignage  d'une  révélation  divine.  On 
peut  même  en  tomber  d'accord  sans  presque  avoir  droit  au  titre  de 
chrétien.  Il  suffit  de  croire  à  une  certaine  action  de  la  Providence. 

On  entrevoit  déjà  que  l'inspiration,  comme  au  reste  toute  autre 
expression  dogmatique,  peut  être  entendue  de  deux  manières  :  l'une 
stricte,  littérale,  absolue,  judaïque,  l'autre  plus  libre  et  plus  rai- 
sonnée.  On  peut  croire  que  les  mots  mêmes  du  texte  biblique  dans 
toutes  ses  parties  ont  été  inspirés,  comme  si  les  auteurs  avaient 


106  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

écrit  sous  la  dictée  de  Dieu.  On  peut  se  borner  à  penser  que  Dieu  a 
voulu  ou  permis  que  leurs  livres  continssent  la  vérité  religieuse, 
soit  qu'on  l'y  cherche  principalement  dans  les  parties  de  pur  ensei- 
gnement, soit  qu'elle  résulte  également  pour  l'esprit  et  pour  le 
cœur  des  récits  comme  des  préceptes.  Dans  ces  deux  hypothèses, 
de  tels  livres  resteraient  des  livres  sacrés.  On  voit  d'avance,  entre 
ces  deux  croyances  extrêmes,  d'ailleurs  également  compatibles  avec 
la  divinité  du  christianisme,  combien  peuvent  se  placer  d'interpré- 
tations intermédiaires,  servant  à  conclure  pour  ou  contre  l'ortho- 
doxie de  telle  ou  telle  église. 

On  suppose  aisément  que  l'église  catholique  doit  incliner  vers 
une  manière  rigoureuse  d'entendre  l'inspiration.  Cependant  elle  n'a 
pas  adopté  l'opinion  outrée  de  quelques  docteurs;  elle  n'étend  pas 
l'inspiration  à  la  diction  de  l'écrivain  sacré,  mais  seulement  aux 
choses  et  aux  pensées.  Sur  ces  deux  points,  il  n'y  a  pas  d'erreur 
dans  l'Écriture.  Le  secours  que  l'esprit  reçoit  d'en  haut,  indépen- 
damment de  toute  révélation  ou  manifestation  surnaturelle  qui,  lui 
communiquant  une  vérité  jusque-là  inconnue,  serait  l'eflet  d'un  mi- 
racle particulier,  peut  n'être  d'abord  qu'une  impulsion  pieuse,  une 
grâce  divine  qui  anime  et  soutienne  celui  qui  parle  ou  qui  écrit 
dans  ses  efforts  pour  ne  pas  s'écarter  de  la  vérité;  mais  c'est  là 
un  genre  d'inspiration  qui  ne  garantit  nullement  l'infaillibilité,  et 
qui  peut  avoir  été  départi  par  exemple  à  l'auteur  de  V Imitation  de 
Jésiui- Christ.  Ce  n'est  pas  l'inspiration  proprement  dite.  Celle-ci 
est  un  secours  surnaturel,  qui,  influant  sur  la  volonté  et  l'entende- 
ment de  l'écrivain,  lui  suggère  au  moins  le  fond  de  ce  qu'il  doit 
dire.  On  ajoute  à  ce  secours  l'assistance  du  saint-esprit,  qui  le  dirige 
dans  l'usage  de  ses  facultés,  de  telle  sorte  qu'il  ne  commette  au- 
cune erreur.  Telle  est  l'inspiration  qui  règne  dans  toute  l'Écriture 
sainte  (1).  L'expression,  le  style  et  peut-être  aussi  l'ordonnance  et 
la  composition,  mais  non  pas  le  choix  des  matières,  paraissent  dans 
ce  système  abandonnés,  au  moins  en  grande  partie,  à  la  liberté  de 
l'esprit  humain.  Cette  concession  est  grave,  et  elle  conduirait  fort 
loin,  si  l'église  n'ajoutait  aussitôt  que  le  fidèle  n'est  pas  libre  d'en- 
tendre comme  il  veut  les  choses  au  point  où  l'écrivain  a  été  libre 
de  les  dire.  L'intelligence  et  le  sens  de  l'Écriture  résident  dans  la 
tradition  catholique,  et  la  tradition  est  dans  les  mains  d'un  déposi- 
taire privilégié  :  c'est  l'église  catholique,  apostolique  et  romaine. 
L'église  est  l'interprète  unique  de  l'Écriture,  interprète  infaillible 
comme  ses  auteurs.  L'église  aussi  est  divinement  inspirée,  et,  quoi 
qu'il  en  coûte  de  le  dire,  il  s'ensuit  que,  l'église  étant  présente  et 

\\)  Le  père  Perrone,  —  M.  l'ablx'  Glaire. 


LA    THÉOLOGIE    CRITIQUE.  107 

vivante,  son  autorité  est  plus  grande  que  celle  de  l'Écriture  même. 
C'est  la  première  qui  garantit  la  seconde.  Cette  fatale  conséquence 
n'est  plus  déniée  par  les  apologistes  de  notre  temps.  Quant  à  la 
question  de  savoir  où  repose  en  fait  l'autorité  de  l'église,  si  c'est 
dans  l'église  entière,  le  concile  ou  le  souverain  pontife,  c'est-à-dire 
le  suffrage  universel,  le  système  représentatif  ou  l'absolutisme,  on 
en  discute.  Le  catholicisme  a  ce  problème  pour  fondement. 

On  ne  s'étonnera  donc  pas  que  l'inspiration  des  Écritures  ait  été 
entendue  plus  rigoureusement  par  les  protestans  que  par  les  catho- 
liques. Ceux-là  croyaient  avoir,  comme  ceux-ci,  surtout  dans  les 
premiers  temps  de  la  réforme,  besoin  d'une  règle  de  foi;  ils  la  trou- 
vaient dans  l'Écriture,  dans  l'Écriture  seule.  Rompant  avec  la  tra- 
dition ou  avec  ce  qui  s'appelait  de  ce  nom,  rejetant  l'autorité  dog- 
matique de  l'église  romaine,  ils  n'avaient  plus  ni  ne  pouvaient  avoir 
d'interprète  attitré  du  divin  livre.  Ils  en  devaient  naturellement  af- 
firmer davantage,  exalter,  amplifier  l'autorité,  et  il  est  tout  simple 
qu'ils  aient  été  entraînés  à  ne  la  croire  sainte  qu'en  la  faisant  ab- 
solue. Il  a  été  soutenu  que  l'inspiration,  c'est-à-dire  à  la  fois  la  vé- 
rité parfaite  et  la  divinité  de  la  parole,  s'étendait  non-seulement 
aux  faits  et  aux  idées,  mais  au  texte  même,  aux  mots  dont  il  se 
compose,  et,  comme  on  l'a  dit,  aux  points  et  aux  virgules,  ce  qui 
mettrait  dans  une  condition  fâcheuse  et  inférieure  la  foi  de  ceux  qui 
ne  savent  ni  le  grec,  ni  l'hébreu,  ni  le  syro-chaldéen. 

C'était  une  précaution  prise  contre  le  danger  d'une  interprétation 
illimitée.  En  effet,  par  l'exemple  de  ses  fondateurs,  par  son  esprit, 
par  son  enseignement  et  sa  pratique,  la  réforme  ne  pouvait  se  dé- 
fendre de  rendre  la  conscience  et  la  raison  juges  en  dernier  ressort 
de  la  vérité  religieuse.  Elle  la  voyait,  cette  vérité,  dans  les  livres 
saints;  mais  ces  livres  saints,  elle  avait  commencé  par  en  discuter 
l'origine  au  point  d'en  réduire  le  nombre.  Ensuite  ou  en  même 
temps  elle  en  avait,  sur  des  points  nombreux  et  importans,  modifié 
l'interprétation  traditionnelle,,  l'interprétation  reçue,  et  elle  y  avait 
substitué  la  sienne,  puisée  dans  une  étude  nouvelle  des  textes.  Elle 
pensait  les  avoir  mieux  compris,  et  elle  ne  se  croyait  plus  avancée 
dans  la  vérité  que  parce  qu'elle  était  revenue  au  sens  légitime  de 
l'Écriture.  Avec  un  tel  point  de  départ,  c'était  bien  le  moins  qu'elle 
opposât  aux  dangers,  ou,  si  on  l'aime  mieux,  aux  écarts  possibles 
de  l'examen  en  matière  de  foi  l'inviolabilité  et  l'infaillibilité  du  livre. 
Elle  a  donc  pu  exagérer  en  ce  sens  et  prodiguer  en  quelque  sorte 
la  divinité  aux  écrits  qui  l'attestent.  Ce  n'est  pas  tout  :  elle  a  cher- 
ché à  poser  une  autre  barrière  dans  la  voie  où  elle  était  eatrée.  Ses 
premiers  docteurs,  ses  premiers  croyans  s'étaient  çà  et  là  unis  dans 
le  même  esprit  et  dans  les  mêmes  dogmes.  Ne  fût-ce  que  pour  se 


108  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

reconnaître,  ils  avaient  en  commun  confessé  leur  foi.  Ces  confessions, 
écrites  et  consenties  avec  réflexion,  avaient  été  offertes  au  monde 
comme  des  manifestes  et  des  symboles.  Elles  avaient,  quelques-unes 
du  moins,  rallié  des  nations  entières.  Devenues  ainsi  comme  un 
texte  légal  de  croyance,  elles  étaient  à  leur  tour  une  interprétation 
légale.  Elles  constituaient  une  orthodoxie.  Il  serait  facile  toutefois  de 
montrer  que  ni  l'autorité  littérale  de  l'Ecriture,  ni  une  orthodoxie  con- 
ventionnelle ne  pouvaient  contenir  la  liberté  de  la  conscience  chré- 
tienne à  ce  point  que  la  foi  protestante  fût  à  l'abri  de  toute  dissi- 
dence et  de  toute  variation.  Les  hommes  qui,  vers  le  temps  de  la 
renaissance,  ont  déclaré  que  la  religion  du  moyen  âge  ne  leur  suffi- 
sait plus  ont  par  là  même  annoncé  qu'il  pouvait  y  avoir  progrès, 
non  dans  la  vérité  chrétienne ,  mais  dans  la  connaissance  de  la  vé- 
rité chrétienne,  et  que  la  religion,  immuable  dans  son  objet,  ne 
l'était  pas  dans  l'esprit  des  hommes.  Si  cette  idée  était  une  erreur, 
les  protestans  seraient  bien  malheureux,  car  ils  l'ont  scellée  du  plus 
pur  de  leur  sang. 

Avec  des  protestans,  il  semble  qu'il  y  ait  une  manière  bien  simple 
de  savoir  ce  que  c'est  que  l'Écriture  :  c'est  de  le  demander  à  l'Écri- 
ture elle-même  :  mais  alors  on  est  assez  troublé  de  reconnaître  que 
l'inspiration  du  texte  de  l'Écriture  n'est  enseignée  comme  un  dogme 
ou  affirmée  comme  un  fait  dans  aucune  page  du  iNouveau  Testa- 
ment. On  n'allègue  qu'un  verset  d'une  épître  de  saint  Paul  dont  le 
sens  est  au  moins  douteux,  et  qui,  même  traduit  comme  le  veulent 
certaines  versions  protestantes,  n'aurait  pas  avec  évidence  la  por- 
tée qu'on  lui  attribue.  Il  est  bon  de  citer  ce  passage,  afin  de  faire 
voir  de  quelles  difficultés  peut  être  entourée,  sur  quels  fragiles  fon- 
demens  peut  être  appuyée  l'interprétation  des  vérités  chrétiennes, 
lorsqu'elle  a  pour  base  unique  l'examen  grammatical  des  textes.  Je 
traduis  littéralement  sur  la  Vulgate.  Saint  Paul  exhorte  le  Lystrien 
Timothée  à  demeurer  ferme  dans  l'enseignement  qu'il  a  reçu.  «  Tu 
sais,  ajoute-t-il,  de  qui  tu  as  appris,  et  que  dès  l'enfance  tu  as 
connu  les  lettres  sacrées  qui  peuvent  t' instruire  pour  le  salut  par  la 
foi  en  Jésus-Christ.  Toute  écriture  inspirée  de  Dieu  est  utile  pour 
l'enseignement,  pour  le  raisonnement,  pour  la  rectification,  pour 
l'éducation  dans  la  justice  (II  Tim.  m,  15,  16).  »  Cette  signification 
de  la  Vulgate  est  adoptée  ou  confirmée  par  saint  Hilaire,  par  Ori- 
gène,  par  la  Bible  de  Mons,  et  la  traduction  de  Sacy,  qui  est  la  plus 
répandue  en  France,  dit  en  conséquence  :  «Toute  écriture  qui  est 
inspirée  de  Dieu  est  utile  pour  instruire,  pour  reprendre,  pour  cor- 
riger, et  pour  conduire  à  la  piHé  et  à  la  justice.  »  La  dernière  et 
remarquable  version  protestante  de  M.  Albert  Rilliet  offre  le  même 
sens. 


L\    THÉOLOGIE    CRITIQUE.  109 

Cependant  la  version  d'Osterswald,  qui  jouit  d'une  certaine  auto- 
rité parmi  les  protestans,  s'exprime  ainsi  :  «  Toute  l'tcriture  est  di- 
vinement inspirée  et  utile  pour  enseigner,  pour  convaincre,  pour 
corriger,  pour  instruire  dans  la  justice.  »  Cette  version,  comme  on 
voit,  est  assez  différente  de  la  première,  et  tout  tient  à  l'insertion 
de  la  conjonction  et  entre  inspirée  et  utile.  Cette  conjonction  n'est 
pas  dans  la  Vulgate,  que  suit  de  préférence  notre  église;  mais  elle 
est  dans  les  plus  anciens  textes  grecs,  et  Richard  Simon  a  soutenu 
contre  Arnauld  qu'il  fallait  y  revenir.  On  conçoit  que  tous  les  parti- 
sans de  l'autorité  scripturale  contre  celle  de  l'église  et  de  la  tradition 
soient  naturellement  portés  à  se  ranger  à  l'avis  de  Richard  Simon; 
mais  je  dois  ajouter  que  M.  l'abbé  Glaire,  qui  n'est  certes  pas  de 
leur  parti,  se  prononce  comme  eux  dans  la  question  (1).  Parmi  les 
éditeurs  récens  du  Nouveau  Testament,  Lachmann  est  naturellement 
du  même  côté,  tandis  que  Griesbach  semble  appuyer  la  leçon  d'Ori- 
gène  (-2). 

L'ancien  texte  gfec  littéralement  traduit  devient  ce  qui  suit  : 
«  Toute  écriture  est  inspirée  de  Dieu  et  utile  pour  enseigner,  etc.  )> 
Or  cette  proposition  est  évidemment  fausse,  ou  du  moins  tellement 
exagérée  qu'on  ne  sait  comment  l'expliquer,  et,  pour  échapper  à 
cette  difficulté,  les  uns  traduisent  :   u  Toute  l'Ecriture  est  inspi- 
rée, etc.,  »  ce  qui  n'est  pas  dans  le  grec;  les  autres  traduisent  avec 
le  cardinal  Duperron  :  ((  Toute  écriture  inspirée  de  Dieu  est  aussi 
{en  même  temps)  utile  pour  instruire,  etc.,  »  ce  qui  est  un  peu 
forcé.  On  voit  combien  est  faible  la  base  de  la  critique  littérale  pour 
ceux  qui  voudraient  fonder  sur  un  texte  toute  l'inspiration  des  Écri- 
tures. Il  faut  évidemment  chercher  d'autres  autorités ,  c'est-à-dire 
recourir  à  une  critique  plus  élevée  et  plus  générale,  car,  en  accor- 
dant que  ces  mots  toute  écriture  se  rapportent  à  ces  lettres  sacrées 
dans  lesquelles  l'apôtre  vient  de  dire  que  Timothée  a  été  instruit,  il 
reste  à  savoir  quelles  elles  sont.  Or  c'est  tenter  l'impossible  que  de 
vouloir  déterminer  quels  sont  les  écrits  dont  saint  Paul  veut  parler, 
et  s'il  s'agit  de  tout  ou  partie  de  la  sainte  Kcriture,  ou  même  d'ou- 
vrages que  nous  avons  perdus,  car  enfin  nous  n'avons  pas  tout  ce 
qui  peut  avoir  été  écrit  par  les  apôtres  ou  sous  leurs  yeux ,  et  ils 
avaient  tous  reçu  les  mêmes  dons.   Il  reste   donc  pour  question 
unique,  mais  capitale,  de  savoir  ce  que  veut  dire  une  écriture  inspi- 
rée de  Dieu.  Est-ce  ce  qu'on  entendrait  en  disant  qu'un  écrivain  sa- 
cré, que  saint  Bernard  ou  saint  François  de  Sales,  que  l'auteur  de 
V Imitation  est  rempli  de  l'esprit  de  Dieu?  Est-ce  ce  qu'entendait  le 


(1)  Introduction  aux  livres  de  l'Ancien  et  du  Nouveau  Testament,  t.  V. 

(2)  M.  Berger  de  Xivrey,  dans  les  Mémoires  de  l'Académie  des  Inscript.,  t.  XXIII,  p.  8P. 


110  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pape  Jean  XXII  lorsque,  dans  sa  bulle  de  canonisation  de  saint  Tho- 
mas d'Aquin,  il  lui  reconnaissait  une  infusion  spéciale  de  Dieu? 
Est-ce  quelque  chose  de  plus,  est-ce  quelque  chose  de  moins?  Et 
serait-ce  alors  cette  pensée  plus  simple  que  l'Écriture  est  l'expres- 
sion écrite  d'une  révélation  divine  ?  Voilà  vraiment  la  question  que 
l'Écriture  elle-même  n'a  ni  posée  ni  décidée,  et  comme  cette  locu- 
tion de  divinement  inspirée,  divinitus  impirata,  se  rend  en  grec 
par  un  seul  mot,  theopneustos,  on  appelle  aujourd'hui  la  question 
que  nous  indiquons  la  «  question  de  la  théopneustie.  » 

IL 

On  ne  traite  point  ici  du  fond  des  choses,  et  ce  n'est  pas  du  chris- 
tianisme, mais  de  l'interprétation  de  l'Écriture  qu'il  s'agit.  On  ne 
veut  pas  même,  par  l'artifice  des  conséquences  extrêmes,  tirer  de 
la  nécessité  concédée  d'une  interprétation  le  droit  d'examen  illi- 
mité, et,  parce  que  la  raison  et  la  conscience  jfeuvent  en  définitive 
décider  par  là  des  choses  de  la  foi,  conclure  que  la  raison  et  la  con- 
science sont  autorisées  à  tout  faire,  et  que  tout  ce  qu'elles  peuvent, 
elles  le  doivent.  Nul  n'est  plus  convaincu  que  nous  qu'en  religion, 
comme  en  tout  le  reste,  l'absolu  ne  convient  pas  à  la  nature  humaine, 
et  que  les  plus  conséquens  ne  sont  pas  toujours  les  plus  raisonna- 
bles. Nous  voulons  seulement  rechercher  quelle  est  la  portée  natu- 
relle, nécessaire,  de  la  doctrine  de  l'inspiration  sainement  entendue, 
puis  faire  connaître  quel  système  d'interprétation  en  est  récemment 
sorti  dans  les  écoles  protestantes  et  ne  peut  manquer  d'exercer  une 
sérieuse  influence  sur  la  science  et  l'intelligence  de  la  religion. 

J'ai  déjà  dit  qu'ici  je  n'examine  pas  si  l'Écriture  est  inspirée  :  je 
l'admets.  Cela  signifie  qnau  moins  pour  le  fond  (l'expression  n'est 
pas  de  moi)  il  n'y  a  dans  l'Écriture  que  vérité;  mais  qu'est-ce  que 
le  fond,  et  comment  faut-il  en  juger  la  forme? 

On  ne  contestera  pas  que  toute  la  religion,  comme  connaissance 
de  Dieu,  ne  soit  pas  explicitement  dans  l'Écriture.  La  doctrine  chré- 
tienne n'y  est  pas  tout  entière,  ou  bien  il  ne  faut  entendre  par  doc- 
trine chrétienne  que  la  portion  de  vérité  divine  dont  Dieu  a  jugé  la 
révélation  nécessaire  à  l'humanité.  Les  dogmes  connus  en  supposent 
une  foule  d'inconnus.  Point  d'église  qui  n'enseigne  que  tout  est 
plein  de  mystères.  Si  l'on  voulait  savoir  comment  sont  possibles 
l'union  et  la  distinction  des  personnes  de  la  Trinité,  comment  s'ac- 
complit le  miracle  de  la  présence  réelle,  ou  seulement  si  l'on  posait 
les  problèmes  fondamentaux  de  la  théodicée,  (ju' aucun  clergé  ne 
défend  d'examiner,  la  théologie  scolastique  elle-même,  qui  n'est 
pas  timide,  conviendrait  que  nous  savons  bien  peu  de  chose  sur  ces 


LA    THÉOLOGIE    CRITIQUE.  lll 

questions,  et  que  l'auteur  des  choses  n'a  pas  voulu  nous  donner 
ici-bas  la  lumière  qu'il  réserve  aux  élus.  L'Écriture  est  même  con- 
çue en  général  de  telle  sorte  que,  si  l'on  excepte  peut-être  quelques 
pages  de  saint  Paul,  on  y  chercherait  vainement  l'enseignement  di- 
dactique d'une  doctrine,  l'exposition  méthodique  d'un  seul  des  ar- 
ticles du  catéchisme.  L'église  catholique  est  si  convaincue  de  cette 
vérité,  qu'elle  défend  de  les  y  chercher  sans  un  guide  :  elle  interdit 
presque  la  lecture  du  texte  séparé  du  commentaire;  elle  craint 
non-seulement  que  l'on  comprenne  mal  ce  qui  y  est,  mais  aussi 
qu'on  y  trouve  ce  qui  n'y  est  pas.  Or  il  y  a  des  choses  qui  n'y  sont 
pas  et  qui  n'en  existent  pas  moins.  Il  n'y  a  que  vérité  dans  l'Écri- 
ture; mais  il  n'y  a  pas  toute  la  vérité,  ou  du  moins  elle  n'y  est 
qu'implicitement.  Un  chrétien  doit  être  assuré  qu'en  ce  genre  rien 
ne  s'y  trouve  qui  ne  s'accorde  avec  ce  qui  ne  s'y  trouve  pas.  La  vé- 
rité évangélique  est  certainement  conforme  à  toutes  les  vérités 
qu'elle  suppose,  mais  qu'elle  ne  dit  point.  Cette  conformité,  nous 
pouvons  l'affirmer,  mais  la  montrer  nous  est  impossible.  Gomment 
prouver  que  ce  qu'on  sait  est  d'accord  avec  ce  qu'on  ignore?  On 
peut  dire  que  cet  accord  est  nécessaire;  mais  quel  est-il?  Par  la 
supposition  même,  on  ne  le  sait  pas. 

Mais  si  on  le  savait,  si  on  savait  ce  qu'on  ignore,  n'est-il  pas  vrai 
que  l'on  comprendrait  mieux,  que  l'on  connaîtrait  mieux  ce  que 
l'on  sait?  S'il  nous  est  impossible  de  saisir  la  liaison  du  terme  connu 
au  terme  inconnu,  si  nous  ne  pouvons  nouer  les  deux  bouts  de  la 
chaîne,  pouvons-nous  être  sûrs  de  connaître  parfaitement  même  ce 
que  nous  connaissons,  et  pouvons-nous  garantir  que  la  connais- 
sance de  l'inconnu  ne  modifierait  pas  notre  idée  du  connu?  Oui,  si 
nous  avons  la  certitude  d'une  connaissance  parfaite,  si  nous  sommes 
assurés  de  concevoir  ce  que  nous  savons  exactement  comme  il  est. 
Or  c'est  la  confiance,  c'est  la  certitude  à  laquelle  prétend  toute  or- 
thodoxie. Aucun  croyant  orthodoxe  n'a  la  vanité  de  tout  savoir;  mais 
il  est  persuadé  qu'il  n'y  a  point  d'erreur  dans  ce  qu'il  croit,  ou  si 
par  humilité  il  n'ose  répondre  de  lui-même,  il  répond  sans  hésiter 
de  la  vérité  du  dogme,  qu'il  le  lise  dans  l'Écriture,  dans  une  con- 
fession de  foi  ou  dans  l'enseignement  de  son  église. 

La  question  qui  se  poserait  serait  donc  celle-ci  :  —  est-il  vrai,  est- 
il  possible  que  la  vérité  soit  exprimée  sans  mélange  d'erreur  dans 
le  langage  humain,  et  qu'ainsi  exprimée,  elle  soit  comprise  sans 
mélange  d'erreur  par  l'esprit  humain?  — Nous  indiquons  seulement 
cette  question  générale,  et  nous  nous  en  tenons  à  notre  question  par- 
ticulière. L'écriture  inspirée,  c'est-à-dire  divinement  vraie  pour  le 
fond,  a  été  humainement  écrite.  La  vérité  y  est  exprimée  dans  les 
formes  de  la  pensée  humaine,  dans  les  conditions  du  langage  hu- 


112  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

main.  Ceci  n'est  ni  une  critique  ni  une  opinion,  c'est  un  fait  aussi 
clair  que  le  jour.  Or  je  pourrais  sans  discussion  en  conclure  une 
imperfection  nécessaire,  une  inexactitude  obligée,  et  afTirmer  que 
la  vérité  du  fond  qu'elle  contient  est  compromise,  altérée  à  un  cer- 
tain degré  par  sa  forme,  et  plus  compromise ,  plus  altérée  encore 
daps  notre  intelligence,  qui  la  reçoit  :  d'où  il  suit  que  l'inspiraiion 
infaillible,  en  ce  sens  que  la  signification  véritable  du  texte  est  pure 
de  toute  erreur,  ne  garantit  pas  l'infaillibilité  du  texte  même,  c'est- 
à-dire  ne  garantit  pas  un  texte  exempt  de  toute  possibilité  d'erreur, 
ni  la  parfaite  vérité  d'une  interprétation  quelconque. 

C'est  en  effet  une  des  conditions  du  langage  d'être  l'expression 
partielle  et  successive  de  la  réalité.  Il  ne  dit  pas  tout  à  la  fois,  et  ce 
qu'il  dit,  il  le  dit  isolément,  séparément,  en  sorte  que  chaque 
phrase  et  presque  chaque  mot  semblent  avoir  une  signification  ab- 
solue. Nous  en  dirions  donc  toujours  trop  ou  trop  peu,  si  la  suite  de 
ce  que  nous  avons  à  dire  ne  devait  modifier  ce  que  nous  avons  dit. 
Dans  le  récit,  la  successjon  des  faits  et  des  jugemens  qui  les  quali- 
fient complète  l'expression  de  la  vérité.  Dans  l'exposition,  la  liaison 
s'établit  par  l'induction  ou  la  déduction,  et  c'est  ainsi  que  la  diction 
se  rend  de  plus  en  plus  égale  à  la  vérité.  Tout  le  monde  n'en  sait 
pas  moins  que  rien  n'est  plus  difficile  que  d'établir  une  équation 
juste  entre  le  fait  et  la  pensée,  entre  la  pensée  et  le  langage.  L'é- 
quation n'est  jamais  qu'approximative,  et  il  y  a  une  imperfection 
indomptable  dans  toute  œuvre  de  l'esprit  et  de  la  parole. 

Il  ne  faut  pas  dire  que  cette  imperfection  affecte  éminemment  la 
diction  de  l'Écriture.  Je  suis  beaucoup  moins  sévère  que  certains 
critiques,  d'ailleurs  parfaitement  orthodoxes.  Le  style  des  écrivains 
sacrés  a  souvent  été  abandonné  à  la  critique.  Tantôt  c'est  la  correc- 
tion dont  on  a  fait  le  sacrifice.  Le  père  Perrone  ne  désapprouve  pas 
les  théologiens  qui  allèguent  contre  l'inspiration  verbale  les  solé- 
cismes  de  la  langue  apostolique.  Enfin  on  pourrait  citer  des  criti- 
ques du  xvii"  siècle  qui  s'exprimaient  avec  une  singulière  rigueur 
sur  le  défaut  de  beauté  classique  de  l'Évangile  lui-même.  Quant  à 
nous,  les  solécismes  nous  touchent  peu  ;  le  purisme  littéraire  nous 
paraît  ici  hors  de  saison,  et  nous  sommes  convaincu  que  le  Nouveau 
Testament,  plus  académiquement  rédigé,  portant  moins  les  carac- 
tères de  la  vérité,  serait  armé  d'une  moindre  puissance  persuasive. 
Nous  ne  pouvons  cependant  soutenir  que  le  style  du  livre  sacré  soit 
le  plus  propre  à  prévenir  toute  méprise  et  à  donner  à  la  narration  et 
surtout  à  r  exposition  cette  exactitude  lumineuse  qui  indique  chez 
l'écrivain,  qui  produit  chez  le  lecteur  la  claire  connaissance.  Les  vé- 
rités de  la  foi  en  particulier  y  sont  exprimées  en  passant,  tantôt  avec 
mystère,  tantôt  par  allusion,  quelquefois  sous  une  forme  figurée. 


LA   THÉOLOGIE    CRITIQUE.  113 

Le  but  de  l'écrivain  sacré  n'est  pas  évidemment  un  enseignement 
doctrinal.  Il  s'adresse  à  l'imagination,  au  cœur,  à  la  conscience;  il 
ne  cherche  pas  précisément  à  convaincre  l'entendement.  Il  serait 
certainement  facile  d'imaginer,  et  on  l'a  tenté  dans  toutes  les 
églises,  une  manière  de  révéler  soit  l'existence  de  la  Trinité,  soit  la 
présence  réelle  dans  l'eucharistie,  qui  eût  coupé  court  à  toute  dis- 
pute entre  les  chrétiens.  Or  il  n'en  est  pas  ainsi,  et  les  théologiens 
en  donnent  plusieurs  raisons;  mais  le  fait  n'est  contesté  par  aucun, 
et  nulle  église  n'en  est  plus  persuadée  que  la  nôtre,  puisqu'elle  met 
en  garde  contre  la  lecture  de  la  Bible,  si  l'on  n'y  est  bien  préparé, 
ou  même  si  l'on  ne  s'y  aventure  dans  la  compagnie  d'un  bon  guide. 
On  approuve  à  Rome  cette  pensée  du  comte  de  Maistre  :  «  Lue  sans 
notes  et  sans  explications,  l'Écriture  sainte  est  un  poison.  » 

Une  telle  énormité  ne  convient  qu'aux  esprits  sans  mesure  et  sans 
scrupule,  et  nous  n'allons  pas  jusque-là;  mais  nous  disons  qu'indé- 
pendamment de  l'insuffisance  radicale  du  langage  humain,  la  dic- 
tion biblique,  même  évangélique,  n'évite  nullement  des  tours,  des 
mots  et  des  tropes  qui  peuvent  aisément  engendrer  l'erreur  dans 
un  esprit  que  n'en  préserve  pas  une  instruction  solide  ou  une  ferme 
raison.  L'Écriture  ne  s'interdit  point  l'équivoque,  l'hyperbole,  la 
métaphore,  enfin  des  moyens  de  style  qui  peuvent  plaire,  qui  pro- 
duisent même  des  beautés  littéraires,  mais  dont  l'emploi  n'est  pas 
moins  une  concession  à  l'infirmité  de  l'esprit  humain. 

Saint  Pierre  a  dit  :  «  En  toute  nation,  celui  qui  craint  Dieu  et 
qui  pratique  la  justice  est  agréable  à  Dieu.  »  Si  ces  belles  paroles, 
séparées  des  circonstances  dans  lesquelles  elles  ont  été  prononcées, 
étaient  prises  dans  leur  sens  le  plus  simple  et  le  plus  général,  elles 
ramèneraient  la  révélation  à  la  religion  naturelle.  Or  comme  elles 
ne  peuvent  avoir  cette  portée,  il  faut  bien  qu'elles  soient  envelop- 
pées d'une  certaine  ambiguïté,  et  ne  doit-on  pas  l'attribuer  moins 
à  un  défaut  de  justesse  d'esprit  dans  celui  qui  les  a  écrites  qu'à 
l'imperfection  radicale  tant  de  la  pensée  que  du  langage? 

Je  n'oserais  dire,  quoique  ce  soit  l'avis  de  beaucoup  de  théolo- 
giens, qu'une  certaine  obscurité  a  été  laissée  à  dessein  sur  de  cer- 
taines vérités,  souvent  les  plus  hautes  et  les  plus  importantes.  Dans 
ce  cas,  l'équivoque  ne  serait  nullement  une  faute  de  style;  elle  se- 
rait la  preuve  d'un  art  dont  le  secret  m'échappe  et  dont  je  n'oserais 
approfondir  les  raisons.  Pourtant  qu'elle  s'y  rencontre,  et  qu'elle 
couvre  d'un  nuage  les  dogmes  les  plus  augustes,  c'est  ce  que  prou- 
vent dix-neuf  siècles  de  discussion  sur  les  mêmes  passages.  Je  suis 
loin  de  contester  que  la  divinité  du  Christ  ou  la  notion  correcte  de 
Peucharistie  se  trouve  dans  PÉvangile;  mais  nier  que  des  hommes 
intelligens  et  sincères  n'aient  pas  su  l'y  voir  serait  manquer  soi- 

TOME  XXXVII.  8 


11 A  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

même  d'intelligence  et  de  sincérité,  et  cela  seul  prouve  que  ces 
dogmes  fondamentaux  n'y  sont  pas  exprimés  avec  la  même  clarté 
que  l'est  par  exemple  la  distinction  de  l'esprit  et  du  corps  dans  Des- 
cartes, ou  dans  Leibnitz  la  réduction  de  la  substance  à  la  force. 
Sans  multiplier  les  exemples  et  citer  des  expressions  qui  pourraient 
être  attribuées  au  tour  individuel  de  l'esprit  de  l'écrivain,  rien  n'est 
plus  important  et  plus  correct  que  cette  proposition  :  «  il  y  a  beau- 
coup d'appelés  et  peu  d'élus.  »  11  faut  cependant  que  le  sens  en  soit 
bien  équivoque,  puisque  Massillon  en  a  tiré  ce  redoutable  sermon 
sur  le  petit  nombre  des  élus  dans  la  terreur  duquel  était  élevée,  il 
y  a  cinquante  ans,  toute  la  jeunesse  chrétienne,  tandis  que,  plus 
heureux,  nos  jeunes  contemporains  ont  entendu  de  plus  consolantes 
assurances,  grâce  à  l'éloquent  successeur  de  Massillon  que  vient  de 
perdre  la  chaire  apostolique  (1).  Et  chose  remarquable,  ni  l'évêque 
de  Glermont  ni  le  père  Lacordaire  n'ont  été  désavoués  par  l'église. 
Le  point  si  important  des  chances  de  l'autre  vie  et  des  conditions 
du  salut  est  une  de  ces  questions  ouvertes  auxquelles  s'applique  la 
maxime  :  in  dubiis  libertas. 

La  métaphore  ou,  pour  parler  d'une  manière  plus  générale,  le  style 
figuré  est  partout  dans  l'Écriture,  et  même  on  nous  enseigne  que  la 
Bible  est  une  figure  perpétuelle.  A  ne  considérer  que  l'élocution,  la 
figure  est  un  des  moyens  d'effet  dont  usent  le  plus  heureusement 
les  grands  écrivains,  et  rien  n'est  plus  propre  à  récréer  l'esprit  quand 
elle  est  ingénieuse,  à  saisir  l'imagination  quand  elle  est  grande  et 
belle.  On  ne  pourrait  cependant  prétendre  qu'elle  soit  l'expression 
la  plus  exacte  de  la  vérité.  Elle  sert  bien  quelquefois  à  nous  en  don- 
ner une  certaine  idée  quand  il  est  impossible  ou  trop  difficile  de  la 
donner  plus  juste  par  l'expression  directe;  mais  ce  n'est  jamais 
qu'une  approximation  qu'il  faut  se  garder  de  prendre  à  la  rigueur. 
Tout  le  monde  sait  que,  dans  toutes  les  recherches  qui  ont  pour  objet 
la  vérité,  dans  toutes  les  sciences,  rien  ne  demande  plus  de  précau- 
tion que  l'emploi  du  style  figuré,  et  que  s'il  est  impossible  de  s'en 
abstenir  absolument,  il  est  prescrit  de  n'en  user  qu'avec  défiance. 
Le  langage  figuré  n'est  permis  et  nécessaire  que  parce  qu'il  y  a  des 
cas  011  l'écrivain  se  sent  hors  d'état  d'indiquer  autrement  sa  pensée, 
ou  bien  parce  que  l'auditeur  est  plus  accessible  au  langage  de  l'ima- 
gination qu'à  celui  de  la  raison ,  ou  bien  enfin  parce  qu'il  est  des 
choses  qui  ne  se  laissent  pas  représenter  autrement;  mais  aucun  de 

(1)  «  Bieo  que  ce  Tameiix  texte  :  «  il  y  a  beaucoup  d'appelés  et  peu  d'élus  »  vous  paraisse 
d'une  évidente  clart-^,  il  est  bien  loin  d'en  être  ainsi.  C'est  précisément  le  texte  qui  a  le 
plus  divisé  les  pères  et  les  commentateurs...  Le  petit  nombre  des  élus  n'est  pas  un 
doRme  de  foi,  mais  une  question  librement  débattue  dans  l'église.  »  (Le  père  Lacordaire, 
soixante  et  onzième  conférence.) 


LA   THÉOLOGIE    CRITIQUE.  115 

ces  cas  n'est  précisément  à  la  gloire  de  l'esprit  humain.  C'est  une 
de  ses  faiblesses  que  de  ne  pouvoir  toujours  être  mis  en  contact  avec 
la  vérité  même.  Et  ce  dont  l'emploi  atteste  les  lacunes  et  les  infir- 
mités de  notre  esprit  ne  peut  être  sans  danger  pour  la  sûreté  et  la 
certitude  de  nos  conceptions  et  de  nos  connaissances. 

Le  sens  d'une  expression  figurée  est  d'une  élasticité  telle  que  les 
plus  habiles  maîtres  se  sont  permis  les  interprétations  les  plus  hasar- 
deuses. Quoi  de  plus  clair  que  le  verset  proverbial  de  la  Genèse  sur 
la  création  de  la  lumière?  Si  ce  n'est  qu'il  doit  être  mis  d'accord  avec 
quelques  explications  scientifiques,  le  sens  direct  paraît  évident,  et 
il  a  toujours  passé  pour  satisfaire  pleinement  l'esprit.  Eh  bien!  saint 
Augustin  est  d'avis  que  le  fiat  lux  exprime  la  création  des  anges, 
parce  qu'ils  sont  enfans  de  lumière,  et  il  en  donne  plusieurs  raisons 
ingénieuses  en  se  félicitant  de  l'obscurité  du  langage  divin,  divini 
sermonis  obscuritas.  Il  faut  que  la  métaphore  soit  prodiguée  avec 
bien  de  la  hardiesse  dans  l'Écriture  pour  qu'un  père  de  l'église  du 
rang  de  saint  Augustin  l'ait  retrouvée  là. 

Quant  à  l'hyperbole,  on  est  dispensé  de  prouver  qu'il  y  a  en  elle 
quelque  mensonge,  et  que  cette  figure  de  rhétorique  n'est  pas  des- 
tinée à  donner  l'exacte  vérité,  puisqu'elle  l'exagère.  11  est  donc  trop 
facile  d'y  être  trompé  et  de  ne  savoir  pas  faire  la  part  du  vrai  et  du 
faux  qu'elle  contient  en  même  temps.  Il  n'est  peut-être  pas  de  tour 
oratoire  qui  dénote  davantage  la  faiblesse  de  notre  esprit,  car  elle 
n'a  pu  être  introduite  et  autorisée  que  par  l'expérience  de  notre 
malheureux  penchant  à.  ne  pas  nous  contenter  de  la  vérité  pure,  et 
de  cette  mobilité  passionnée  qui  exige  de  qui  nous  instruit  qu'il 
nous  trouble  pour  nous  convaincre  et  nous  trompe  pour  nous  éclai- 
rer. Or  rien  n'est  plus  commun  que  cet  artifice  du  langage  dans  les 
livres  saints.  La  comparaison  de  l'aiguille  et  du  câble  exprime  évi- 
demment l'impossibilité  du  salut  des  riches,  et  veut  dire  seulement 
que  les  riches,  pour  être  sauvés,  ont  à  surmonter  plus  de  tentations 
dangereuses.  Dans  cette  parole  :  <(  celui  qui  ne  hait  pas  son  père  et 
sa  mère,  sa  femme  et  ses  enfans,  ses  frères  et  ses  sœurs  et  même 
sa  propre  vie,  ne  peut  être  mon  disciple;  »  si  l'on  ne  sait  recon- 
naître une  hyperbole,  une  expression  forte  calculée  pour  déterminer 
les  fidèles  à  de  grands  sacrifices,  à  quelles  conséquences  n'entraî- 
nerait-elle pas  un  esprit  faible!  Molière  nous  l'a  dit,  voici  ce  qu'Or- 
gon  en  conclut  : 

Il  m'enseigne  à  n'avoir  d'aiïection  pour  rien, 
De  toutes  amitiés  il  détache  mon  âme, 
Et  je  verrais  mourir  frère,  enfans,  mère  et  femme. 
Que  je  m'en  soucierais  autant  que  de  cela. 

Le  récit,  d'ailleurs  très  mystérieux,  de  la  tentation  du  Christ 


116  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nous  dit  qu'il  fut  transporté  sur  une  montagne  d'où  il  put  voir  tous 
les  royaumes  de  ce  monde;  or  cette  montagne  n'existe  pas  et  n'a 
jamais  existé  :  c'est  donc  ici  une  hyperbole  pour  désigner  quelque 
hauteur  d'où  l'on  voyait  une  partie  des  petits  royaumes  de  la  Pa- 
lestine, ou  une  métaphore  pour  exprimer  comment  toutes  les  gi-an- 
deurs  du  monde  peuvent  être  mises  sous  les  yeux  de  l'âme  par  cette 
sorte  de  mauvais  génie  qui  nous  obsède. 

C'est  en  dire  plus  qu'il  ne  faut  pour  prouver  que  la  doctrine  de 
l'inspiration  infaillible  laisse  subsister  dans  l'Écriture  tant  de  causes 
d'erreur,  tant  de  difficultés  et  d'obscurités  décevantes,  que  le  plus 
convaincu  de  la  divinité  du  témoignage  ne  pourrait  encore  s'y  aban- 
donner avec  une  entière  sécurité,  et  que  la  foi,  en  tant  qu'elle  im- 
plique une  certaine  connaissance  des  choses  invisibles,  ne  découle 
pas  comme  une  conséquence  pure  et  simple  de  la  lecture  de  la 
Bible.  Puisque  nous  y  trouvons  tant  d'ambiguïtés,  tant  de  points 
qui  mettent  notre  jugement  en  balance,  comment  ne  pas  reconnaître 
que  nous  aurions  besoin  de  l'inconnu  que  l'^xriture  nous  refuse 
pour  bien  comprendre  le  connu  que  nous  lui  devons?  Ce  que  nous 
savons  par  elle  est  encore  si  obscur  que  nous  ne  pouvons  être  cer- 
tains que  notre  manière  de  la  concevoir  et  de  l'expliquer  soit  plei- 
nement d'accord  avec  les  vérités  que  nous  ignorons,  et  ne  serait  pas 
subvertie  ou  modifiée,  si  nous  venions  à  les  connaître.  Voilà  pour- 
quoi humainement  parlant,  c'est-à-dire  si  l'on  n'est  éclairé  d'une 
manière  surnaturelle,  un  scepticisme  inévitable  pèse  sur  l'intelli- 
gence mise  toute  seule  en  présence  de  la  révélation  biblique. 

III. 

C'est  ici  que  se  montre  cette  sagesse  pratique  qui  a  si  longtemps 
caractérisé  l'église  romaine.  Cette  lumière  surnaturelle,  elle  nous 
l'offre.  Entre  l'Écriture  et  nous,  elle  place  une  interprétation  qui 
est  la  tradition,  un  interprète  qui  est  elle-même.  L'inspiration 
scripturale,  quoique  surnaturelle,  était  un  miracle  insuffisant  pour 
engendrer  l'infaillibilité;  mais  elle  est  doublée  d'un  autre  miracle, 
l'inspiration  de  l'église.  Les  deux  miracles  se  complètent  et  se  ga- 
rantissent l'un  l'autre.  Si  vous  croyez  à  tous  deux,  vous  dormez 
en  paix.  Vous  ne  possédez  pas  toute  la  vérité,  vous  ne  la  possédez 
peut-être  pas  sans  erreur;  mais  qu'importe?  Vous  êtes  à  la  source, 
et  vous  n'avez  qu'à  vous  incliner  pour  y  puiser.  Dans  les  catacombes 
de  Rome,  parmi  les  rares  emblèmes  chrétiens  qu'un  crayon  novice 
osait  y  tracer,  on  en  voit  un  qui  se  représente  plus  d'une  fois  :  c'est 
Moïse  frappant  de  sa  verge  le  rocher  d'où  jaillit  une  eau  vive,  et 
tout  indique  que  cette  image  désigne  l'ouverture  de  la  source  de  la 
foi  et,  selon  tous  les  interprètes,  la  fondation  de  l'église.  Oui,  l'église 


LA    THÉOLOGIE    CRITIQUE.  117 

est  le  rocher,  l'église  est  la  source,  et  c'est  elle  qui  désaltère  l'huma- 
nité  haletante  dans  sa  longue  marche  à  travers  le  désert  du  monde. 

L'église  n'aime  pas  à  se  défendre  toujours  en  invoquant  des  mi- 
racles. Souvent  elle  a  réduit  le  don  d'inspiration  qu'elle  aurait  reçu 
à  un  fait  qui  pourrait  même  être  arrivé  naturellement.  Ce  fait  serait 
qu'elle  a  été  fidèle,  sans  déviation,  sans  interruption,  à  la  tradition 
primitive.  Pour  attester  la  vérité  chrétienne,  elle  n'a  pas  eu  besoin 
d'une  révélation  surnaturelle;  il  suffit  que,  par  une  grâce  divine,  elle 
ait  conservé  la  mémoire.  Quand  elle  prononce  en  juge  de  la  foi,  elle 
ne  découvre  rien  de  neuf;  elle  ne  résout  qu'une  question  de  fait;  elle 
atteste  ce  qu'on  a  cru  toujours  et  partout,  quod  semper  et  iibique. 
Ceci  suppose  d'abord  que  la  tradition  n'a  jamais  été  interrompue, 
et  que  non-seulement  le  christianisme  n'a  jamais  varié,  mais  que 
dès  le  premier  jour  il  a  été  tout  entier,  et  que  l'église  n'a  jamais  eu 
rien  à  apprendre.  Aussi  Bossuet  n'hésite-t-il  point  à  dire  que  Dieu 
ne  révèle  pas  de  nouvelles  vérités  qui  appartiennent  à  la  foi  catho- 
lique. «  Nous  donnerons,  ajoute-t-il,  pour  règle  infaillible  reconnue 
par  les  catholiques  des  vérités  de  foi  le  consentement  unanime  et 
perpétuel  de  toute  l'église,  soit  assemblée  en  concile,  soit  dispersée 
par  toute  la  terre  et  toujours  enseignée  par  le  même  saint  esprit.  » 
Cette  règle,  qui  pratiquement  paraît  la  plus  sûre,  a  cet  inconvénient 
qu'elle  ne  donne  aucun  moyen  de  résoudre  les  questions  qui  divi- 
sent l'église,  puisque  la  solution  en  devrait  être  cherchée  dans  le 
consentement  unanime  et  perpétuel.  Par  exemple,  Bellarmin  avoue 
que  la  supériorité  du  pape  sur  le  concile  continuait  encore  de  son 
temps  à  faire  question  dans  l'église  catholique.  La  question  ne 
pourra  donc  jamais  être  décidée,  car  jamais  l'église  ne  pourra  dé- 
clarer qu'elle  a  toujours  été  d'accord  sur  ce  qui  l'a  divisée  jusqu'à 
la  veille  du  jour  où  elle  affirmerait  le  contraire.  Ainsi  la  règle  de 
l'unanimité  perpétuelle  n'aurait  pas  permis  de  statuer  sur  l'imma- 
culée conception.  Il  faut  donc  inventer  une  autre  règle.  Gela  prouve 
qu'on  ne  saurait  penser  à  tout.  Quand  le  pape  Jean  XXII,  dans  une 
bulle  solennelle,  déclarait  que  saint  Thomas  avait  fait  autant  de 
miracles  qu'il  avait  écrit  d'articles,  il  oubliait  qu'au  nombre  de  ces 
miracles  était  l'article  où  l'immaculée  conception  était  contestée. 

L'inspiration  qui  fonde  l'infaillibilité  de  l'église  doit  donc  s'éle- 
ver à  quelque  chose  de  plus  que  de  la  guider  dans  la  constatation 
du  fait  de  l'ancienneté  d'une  créance  déterminée;  elle  ne  crée  pas 
des  vérités,  mais  il  faut  qu'elle  en  découvre.  L'exemple  mémorable 
donné  récemment  de  la  promulgation  d'un  dogme  vient  en  aide  à 
une  théorie  qui  a  été  soutenue  de  nos  jours  par  deux  des  plus  ha- 
biles docteurs  de  l'église,  Moehler  et  le  père  Newman,  la  théorie  du 
développement  appliquée  au  christianisme.  En  tout  cas,  il  n'y  a  rien 
là  qui  diminue  la  hauteur  et  le  prix  du  don  merveilleux  dont  l'église 


118  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

se  croit  dépositaire.  Il  faut  bien  en  effet  se  rendre  compte  du  privi- 
lège qui  en  résulte  pour  elle.  Saint  Augustin,  au  rapport  de  Bossuet, 
disait  que  sans  l'autorité  de  l'église  il  ne  croirait  pas  àl'lîvangile,  et 
Bossuet  lui-même  discutant  avec  Claude,  que  dit-il?  «  Nous  conve- 
nons que  Dieu  se  sert  de  l'église  et  de  l'Écriture.  Notre  question  est 
de  savoir  par  où  il  commence  :  si  c'est  par  l'Kcriture  ou  par  l'église; 
si  c'est,  dis-je,  par  l'Écriture  qu'il  nous  fait  croire  à  l'église,  ou  si 
c'est  plutôt  par  l'église  qu'il  nous  fait  croire  à  l'Écriture.  Je  dis  que 
c'est  par  l'église  que  le  saint-esprit  commence.  »  Ainsi  l'interpré- 
tation de  l'église  a  plus  d'autorité  que  l'Écriture  sans  l'église,  et 
la  raison  en  est  évidente,  l'autorité  de  l'Écriture  toute  seule  n'est 
que  l'autorité  de  celui  qui  la  lit. 

Il  est  donc  assez  naturel  que  l'église,  en  masse  si  l'on  est  démo- 
crate, dans  ses  chefs  si  l'on  est  gouvernemental ,  ait  plus  d'autorité 
interprétative  que  la  raison  de  l'individu;  mais  de  cette  attribution 
justifiée  par  des  considérations  pratiques  comme  celle  des  tribunaux 
et  des  magistratures  à  l'infaillibilité  fondée  sur  l'inspiration,  il  y 
a  loin.  De  cette  prérogative  surhumaine,  l'église  ne  donne  aucune 
preuve;  elle  n'en  peut  naturellement  donner  aucune  autre  que  sa 
propre  assertion.  Il  faut  la  croire  sur  sa  parole,  c'est-à-dire  croire 
déjà  à  son  infaillibilité,  pour  croire  à  son  infaillibilité.  Jamais  péti- 
tion de  principe  n'a  été  plus  flagrante.  L'inspiration  divine  de  l'é- 
glise est  un  de  ces  miracles  d'un  genre  particulier  qui  s'affirment, 
mais  qui  ne  se  voient  pas,  qui  n'ont  jamais  été  vus,  qui  ne  peuvent 
pas  l'être.  Quand  l'église  veut  bien  citer  l'Écriture  pour  établir  son 
droit,  c'est  l'I^xriture  comme  elle  l'interprète.  Son  interprétation  de 
l'Écriture  est  donc  donnée  pour  preuve  de  son  droit  de  l'interpréter; 
on  n'y  croit  donc  que  parce  qu'on  veut  y  croire.  Et  en  parlant  ainsi 
je  ne  pense  pas  affaiblir  le  motif  de  la  foi.  C'est  une  foi  très  sérieuse, 
très  efficace,  très  répandue,  que  la  foi  volontaire,  et,  à  ne  considérer 
que  les  faits,  c'est  un  des  principes  les  plus  actifs  et  les  plus  puissans 
non-seulement  de  l'esprit  humain,  mais  de  toute  la  nature  humaine. 

Maintenant  quelle  est  la  valeur  de  cette  foi  pour  la  science?  et 
quand  on  raisonne,  qu'en  faut-il  conclure?  C'est  tout  autre  chose.  II 
est  clair  que  ce  qui  décide  la  question  par  la  question  ne  peut  beau- 
coup peser  pour  la  philosophie.  D'ailleurs  cette  étude  n'a  été  entre- 
prise que  pour  traiter  de  la  matière  de  l'inspiration  avec  des  protes- 
tans.  Ceux-ci  apparemment  ne  croient  pas  à  l'inspiration  de  l'église 
de  Rome,  ils  ne  croient  qu'à  celle  de  l'Écriture.  Nous  avons  vu  com- 
bien ce  mode  de  révélation  de  la  vérité  laisse  subsister  de  problèmes. 
Voyons  comment  peut  les  dénouer  la  raison  chrétienne  délivrée  du 
joug  d'une  autorité  immobile  qui  donne  ses  volontés  pour  des  vé- 
rités. 

Du  moment  que  les  protestans  récusaient  l'autorité  de  l'église  ou 


LA    THÉOLOGIE    CRITIQUE.  119 

du  moins  de  la  hiérarchie  établie  et  de  son  chef,  l'inspiration  de 
l'Écriture  n'avait  plus,  pour  ainsi  dire,  qu'à  faire  son  chemin  elle- 
même.  C'était  à  elle  en  effet  de  se  communiquer  au  fidèle,  de  faire 
pénétrer  un  de  ses  rayons  dans  l'âme ,  et  de  l'éclairer  comme  étant 
la  parole  de  celui  qui  est  venu  redoubler  la  lumière  dont  il  avait 
éclairé  le  monde  dès  le  commencement.  En  effet,  il  n'est  point  de 
protestant  qui  n'admette  que  la  vérité  sous  la  forme  de  la  foi  dans 
le  Christ  se  révèle  à  l'homme  qui  lit  l'iicriture  dans  une  bonne  in- 
tention; mais,  ce  point  mis  à  part,  la  question  de  l'interprétation 
demeure  tout  entière.  Les  auteurs  de  la  réformation  étaient  par  le 
fait  même  de  nouveaux  interprètes  de  l' écriture;  la  réformation 
n'était  elle-même  qu'une  interprétation  nouvelle,  et  par  là  elle  sup-' 
posait  et  constatait  en  principe  la  liberté  d'interpréter.  Qu'elle  ait 
posé  des  limites  à  cette  liberté,  c'était  chose  fort  naturelle;  il  est 
rare  que  des  hommes  sensés  veuillent  en  aucune  chose ,  et  surtout 
dans  les  choses  sociales,  d'une  liberté  illimitée.  L'absolu  ne  va  pas 
mieux  à  la  liberté  qu'au  pouvoir.  Les  bornes  que  les  premiers  réfor- 
mateurs ont  mises  en  général  à  la  liberté  d'interprétation  ont  été 
celles-ci  :  d'abord  ils  ont  entendu  généralement  revenir  à  l'inter- 
prétation primitive;  ils  ont  soutenu  ou  du  moins  supposé  qu'ils 
avaient  retrouvé  la  foi  des  siècles  apostoliques,  et  par  là  ils  ont, 
sous  quelques  rapports,  subordonné  la  pureté  de  la  foi  à  des  recher- 
ches historiques.  En  second  lieu,  une  fois  en  possession  d'un  certain 
nombre  d'articles  de  croyance  auxquels  s'étaient  successivement 
réunies  des  populations  entières ,  ils  les  ont  naturellement  rédigés 
en  symboles.  Une  convention  écrite  paraissant  nécessaire  à  la  for- 
mation de  toute  société,  il  n'en  est  aucune  qui  n'ait  fini  par  écrire 
sa  loi.  Ainsi  les  destructeurs  de  l'ancienne  orthodoxie  ont  été  ra- 
menés à  l'idée  d'une  orthodoxie  qui  leur  fût  propre ,  c'est-à-dire 
d'une  confession  de  foi  qui  fût  tenue  pour  définitive,  et  qui  devînt 
autant  que  possible  la  règle  immuable  des  nouvelles  églises.  Il  était 
seulement  évident,  par  les  circonstances  mêmes  de  leur  origine, 
que  ces  nouvelles  formes  du  christianisme  ne  pouvaient  prétendre 
à  toute  l'inflexibilité  dont  se  glorifiait  le  catholicisme.  Elles  ne  se 
perdaient  pas  dans  un  obscur  passé.  On  aurait  pu  dire  aux  consis- 
toires, aux  églises  qui  les  défendaient  contre  l'instabilité,  ce  que 
Royer-Collard  disait  à  nos  chambres  représentatives  :  «  Vous, 
pouvoir  écrit  et  qui  vous  êtes  vu  écrire!  »  L'antiquité  obscure  de 
l'origine  est  ce  que  les  hommes  ont  eu  longtemps  du  penchant  à 
nommer  légitimité,  prérogative  très  efficace  tant  qu'elle  n'est  pas 
contestée.  Elle  manquait  à  tout  pouvoir  gardien  de  l'interprétation 
des  livres  saints  selon  la  réforme.  En  vain  prétendait-on  faire  re- 
monter ce  nouveau  commentaire  à  la  foi  des  premiers  siècles  :  c'était 
une  question  d'érudition  et  de  critique,  dont  la  solution  ne  pou- 


120  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vait  à  aucun  titre  être  consacrée  comme  un  dogme  indiscutable ,  et 
il  semblait  que  l'œuvre  des  nouveaux  réformateurs  fût  toujours  à 
recommencer. 

Qu'avaient-ils  fait  en  réalité?  Ils  avaient  révisé  les  décisions  du 
temps,  et,  relisant  avec  des  yeux  nouveaux  l'antique  testament  de 
la  foi  du  monde,  ils  avaient,  dans  la  sincérité  de  leur  cœur,  autre- 
ment compris  le  texte  sacré.  Aucune  autorité  ne  les  enchaînant  au 
respect  des  altérations  ou  des  interpolations  qu'ils  y  croyaient  aper- 
cevoir, ils  les  avaient  rejetées  sans  scrupules.  L'authenticité  même 
des  écrits  leur  avait  paru  susceptible  d'un  nouvel  examen,  et,  trou- 
vant que  le  catalogue  des  livres  saints  avait  varié  (Leibnitz  du 
moins  croit  en  avoir  convaincu  Bossuet),  ils  l'avaient  refait.  Que 
dans  ce  travail  raisonné,  fort  analogue  aux  travaux  de  l'archéolo- 
gie, de  la  philologie,  de  la  critique,  ils  aient  porté  au  xvi°  siècle 
une  foi  vive  et  profonde,  la  haine  seule  peut  le  leur  disputer  dans 
son  aveugle  injustice;  mais  à  une  confiance  entière  dans  la  parole 
de  Dieu  ils  joignaient  nécessairement  une  certaine  liberté  de  penser 
sur  la  teneur,  le  sens,  la  portée  de  cette  parole.  En  voulant  cordia- 
lement épurer  et  affermir  la  croyance,  ils  perdaient  le  droit  de  fon- 
der avec  une  parfaite  conséquence  une  orthodoxie  impérative  et  in- 
flexible, et  leurs  synodes,  en  votant  des  symboles,  ne  pouvaient  leur 
décerner  que  cette  autorité  extérieure  et  toujours  au  fond  provi- 
soire que  le  pouvoir  civil  prête  à  ses  décrets.  Ils  ont  pu  être  respec- 
tables et  respectés  comme  le  sont  les  lois  qu'on  doit  observer,  mais 
auxquelles  la  conscience  et  la  raison  ne  sauraient  être  obligées  de 
souscrire.  Comment  empêcher  le  chrétien  évangélique  d'étudier  de 
nouveau  ces  Écritures  qu'on  lui  prescrivait  de  lire  et  de  méditer  sans 
cesse,  de  les  comprendre  suivant  les  lumières  de  son  esprit,  et,  s'il 
y  voyait  sincèrement  autre  chose  que  ce  qu'y  découvraient  ses  pré- 
dicateurs, de  les  soumettre  à  un  examen  plus  réfléchi,  de  remettre 
à  son  tour  en  discussion  la  pureté  des  textes,  la  canonicité  des 
écrits,  la  validité  des  explications,  le  sens  des  métaphores,  la  na- 
ture et  le  degré  de  l'inspiration?  Gela  devait  arriver  ainsi,  et  cela 
est  arrivé.  Même  pour  le  plus  simple  des  fidèles,  en  pays  protes- 
tant, la  lecture  de  la  Bible,  c'est-à-dire  la  pratique  la  plus  essen- 
tielle de  la  religion,  est  une  continuelle  exégèse  :  exégèse  humble  et 
modeste,  volontairement  contenue  dans  les  limites  des  confessions 
de  foi  au  sein  de  la  plupart  des  familles  ;  exégèse  novatrice  et  har- 
die, soit  quand  les  passions  suscitées  par  un  prédicateur  indépen- 
dant ou  [par  des  circonstances  provocantes  font  éclore  des  sectes 
nouvelles,  comme  des  essaims  à  la  chaleur  du  soleil ,  soit,  en  temps 
plus  calme,  dans  l'enceinte  studieuse  où  la  science  et  la  méditation 
enhardissent  l'esprit  et  changent  le  cours  des  idées.  C'est  ce  qu'on 
a  pu  observer  en  Allemagne  et  en  Angleterre  à  des  époques  déjà 


LA    THÉOLOGIE    CRITIQUE.  121 

éloignées,  et  dont  nous  parlons  en  France  sans  beaucoup  les  con- 
naître. Ces  mouvemens  intérieurs  se  sont  ralentis  et  même  calmés 
tout  à  fait  dans  le  cours  du  dernier  siècle.  A  l'exception  de  Wesley 
et  de  Wakefield  suscitant  le  méthodisme  en  Angleterre,  de  Spenher 
provoquant  le  piétisme  en  Allemagne,  on  ne  peut  guère  citer,  pen- 
dant une  assez  longue  période,  de  nouveautés  chrétiennes  dans  ces 
deux  grandes  sociétés  protestantes;  encore  le  méthodisme  et  le 
piétisme  ont-ils  un  caractère  plus  religieux  que  dogmatique,  et 
s'adressent-ils  bien  plus  aux  sentimens  qu'aux  idées.  L'impulsion 
du  XVIII®  siècle  poussait  les  esprits  en  dehors  du  christianisme,  et 
nullement  à  un  travail  intérieur  au  sein  du  christianisme.  Le  ra- 
tionalisme se  tournait  contre  l'Écriture,  au  lieu  de  s'appliquer  à 
l'Écriture.  Si,  dans  la  positive  Angleterre,  l'indifférence  n'arrivait 
pas  à  l'incrédulité  déclarée,  elle  se  reposait  sous  la  protection  et 
dans  la  torpeur  de  la  religion  officielle,  tandis  que  l'Allemagne, 
de  Lessing  à  Kant  et,  je  pourrais  dire,  à  Goethe,  a  marché,  en- 
seignes déployées,  dans  le  champ  de  la  liberté  de  penser.  Mais  à 
côté  de  cette  direction  purement  philosophique,  une  autre  direction 
s'est  prononcée,  dont  on  pourrait  chercher  l'origine  dans  l'influence 
de  Schleiermacher.  Sans  qu'il  soit  possible  de  lui  décerner  des  let- 
tres d'orthodoxie,  le  platonicien,  le  panthéiste,  le  mystique  a  fini 
par  ramener  les  esprits  dans  une  carrière  de  méditation  évangélique 
où  la  rivalité  de  l'école  historique  contre  l'école  métaphysique  leur 
a  fait  faire  encore  de  nouveaux  pas.  La  religion  a  pris,  aux  yeux 
même  des  fidèles,  le  rang  et  le  caractère  d'une  science,  mais  d'une 
science  dans  laquelle  l'érudition  et  la  critique  ont  à  jouer  un  grand 
rôle,  puisqu'elle  a  pour  objet  des  livres  et  une  histoire.  Nous  avons 
vu  s'opérer  parmi  nous  une  révolution  qui  offre  quelque  analogie 
avec  celle-là  dans  la  manière  de  considérer  la  philosophie.  Quant  à 
l'Angleterre,  quoiqu'on  ne  doive  pas  attendre  d'elle  cette  fécondité 
de  renouvellemens  intellectuels  qui  signale  la  pensive  Allemagne, 
on  peut  dire  que  depuis  Coleridge  il  s'y  est  manifesté,  au  sein  des 
sectes  ou  des  écoles  épiscopales  et  dissidentes,  un  certain  réveil  de 
la  critique  qui  a  suivi  de  près  le  réveil  de  la  foi,  et  qui,  après  d'au- 
tres productions  remarquables,  a  enfin  mis  au  jour  ces  Essays  and 
Revieivs  qui,  depuis  plus  d'un  an,  sont  l'entretien  du  public  religieux. 
Ce  serait  un  tableau  très  curieux  et  très  instructif  que  celui  des 
travaux  de  la  critique  chrétienne  dans  le  sein  du  protestantisme 
germanique;  mais  la  science  nous  manque  pour  en  tenter  même 
une  esquisse ,  et  il  est  temps  de  revenir  aux  écrivains  français  qui 
semblent  destinés  à  propager  dans  notre  pays  cet  esprit  d'investi- 
gation biblique  qui  nous  donnera  nos  Neander  et  nos  Bunsen.  Ceux 
dont  j'ai  cité  les  noms  au  commencement  de  cette  étude  convien- 


122  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

(iraient  eux-mêmes  que  le  vent  qui  vient  de  la  rive  droite  du  Rhin 
a  soufflé  sur  eux,  et  qui  ne  sait  aujourd'hui  que  dans  aucune  partie 
du  savoir  humain  on  ne  peut  être  au  niveau  de  son  siècle,  si  l'on 
ignore  l'Allemagne?  Il  ne  serait  même  pas  juste  de  présenter  ceux- 
là  comme  les  seuls  ou  même  comme  les  premiers  en  date  des  mem- 
bres de  nos  églises  protestantes  qui  aient  fait  preuve  d'un  savoir 
indépendant  dans  l'appréciation  des  monumens  et  des  doctrines  de 
la  religion  évangélique  ;  mais,  par  la  nature  de  leur  esprit  et  par  le 
mérite  de  leurs  ouvrages ,  ils  paraissent  très  propres  à  représenter 
et  à  caractériser  une  école  nouvelle  qui  certainement  n'est  pas  sans 
avenir. 

On  a  vu  plus  haut  quel  champ  s'ouvrait  à  l'interprétation,  même 
sous  l'empire  de  la  doctrine  orthodoxe  de  l'inspiration;  mais  pour 
celui  qui  n'est  pas  enchaîné  par  les  décrets  d'une  autorité  consti- 
tuée, on  devine  combien  ce  champ  peut  s'agrandir  encore.  L'inter- 
prète libre  et  qui  ne  se  propose  que  d'entendre  et  d'adorer  la  pa- 
role en  esprit  et  en  vérité,  comme  elle  le  dit  elle-même,  qui  ne  se 
croit  pas  tenu  d'en  mettre  l'explication  d'accord  avec  une  tradition 
et  une  doctrine  officielles,  qui  ne  cherche  qu'à  satisfaire  sa  con- 
science et  sa  raison,  se  sent  singulièrement  à  l'aise  en  présence  de 
ces  diverses  questions.  —  Comment  l'équivoque  doit-elle  être  éclair- 
oie  ?  Comment  l'hyperbole  peut-elle  être  réduite?  Comment  la  figure 
doit-elle  être  comprise? —  Il  fait  plus,  il  trouve  des  ambiguïtés,  des 
exagérations,  des  métaphores  là  où  l'on  n'en  avait  pas  vu  avant  lui. 
Et  comme  l'exemple  même  des  auteurs  de  la  réforme  l'autorise  à 
contrôler  soit  l'exactitude  des  textes,  soit  la  canonicité  des  livres,  il 
en  juge  comme  il  ferait  de  tout  autre  monument  de  l'antiquité,  et  se 
donne  tous  les  droits  du  philologue  et  du  critique  ;  mais  alors  il  ne 
tarde  pas  à  examiner  la  doctrine  même  de  la  théopneustie.  Après 
avoir  réduit  le  nombre  des  livres  canoniques,  c'est-à-dire  des  livres 
inspirés,  il  se  demande  si  les  livres  inspirés  eux-mêmes  sont  pour 
cela  infaillibles,  et  si  des  ouvrages  qui  présentent  tant  d'obscurités, 
qui  prêtent  autant  à  la  sagacité  du  commentateur,  ne  doivent  pas 
être  étudiés  comme  des  livres  ordinaires,  dont  ils  ont  toutes  les  ap- 
parences. Alors  ils  ne  seraient  plus  inspirés  qu'en  ce  sens  qu'ils 
contiendraient  une  doctrine  inspirée.  11  n'y  aurait  en  eux  de  divin 
que  la  religion  dont  ils  sont  les  monumens.  Les  discours  du  Christ 
respirent  l'esprit  de  Dieu;  mais  ils  ont  été  conservés  et  transmis 
comme  la  mémoire  ou  la  pénétration  de  ceux  qui  les  ont  entendus, 
rapportés,  recueillis,  traduits,  en  a  conservé  ou  saisi  l'expression. 
On  voit  donc  comment  la  question  de  la  théopneustie  a  pu  devenir 
fondamentale,  et  comment  elle  est  le  point  de  départ  de  la  théolo- 
gie dissidente  de  MM.  Scherer  et  Colani, 


LA    THÉOLOGIE    CRITIQUE.  123 


IV. 


Ce  n'est  pas  le  lieu  d'exposer  les  points  importans  sur  lesquels 
ils  ont  pu  répandre  de  nouvelles  lumières  ou  provoquer  des  discus- 
sions utiles.  Il  suffira  de  dire  que  leur  première  pensée  a  été  de  se 
placer  entre  deux  extrêmes,  l'orthodoxie  et  le  rationalisme.  Pour 
eux ,  l'orthodoxie  est  la  prétention  de  déterminer  une  fois  pour 
toutes  et  d'autorité  une  interprétation  de  l'Écriture,  une  doctrine 
complète  du  christianisme  en  dehors  de  laquelle  il  n'y  ait  pas  de 
salut  ou  du  moins  pas  de  vérité.  Le  rationalisme  est  pour  eux  la 
prétention  de  ne  puiser  que  dans  la  raison  pure  ou  dans  la  lumière 
naturelle  tout  ce  que  l'on  doit  croire  et  penser  sur  le  monde  invisible, 
sur  Dieu,  sur  nos  devoirs  envers  lui,  de  réduire  en  un  mot  toute  re- 
ligion à  la  théologie  philosophique,  et  de  la  placer  en  dehors  de 
toutes  les  traditions  et  de  tous  les  monumens  de  l'histoire.  Entre  le 
rationalisme  et  l'orthodoxie,  ils  trouvent  la  religion  réelle  de  l'huma- 
nité. Elle  repose  sur  des  livres  et  sur  des  événemens.  L'école  criti- 
que et  historique  ne  peut  ni  se  dispenser  ni  s'interdire  d'étudier  les 
uns  et  les  autres.  Or,  suivant  eux,  de  cette  étude  faite  avec  sincérité, 
avec  conscience,  avec  abandon,  il  résulte  deux  effets  différens,  mais 
qui,  même  en  se  séparant,  ne  s'excluent  pas  l'un  l'autre.  L'un  de  ces 
effets  est  un  état  de  l'âme  qu'on  ne  peut  définir  qu'en  l'appelant  de 
son  nom,  la  foi.  C'est  la  croyance  au  Christ,  c'est  la  confiance  dans 
son  enseignement,  dans  ses  promesses.  C'est  une  communion  en 
esprit  avec  sa  personne  et  sa  vie  qui  devient  la  règle  et  la  lumière 
de  la  conscience.  L'autre  effet,  moins  général  et  d'une  importance 
moins  pratique,  ne  se  produit  que  dans  l'intelligence.  C'est,  surtout 
pour  les  esprits  cultivé^  et  investigateurs,  cette  curiosité  éclairée 
qui  est  le  mobile  de  la  science  et  l'âme  de  la  critique  :  c'est  un  be- 
soin rationnel  de  ramener,  autant  qu'à  la  distance  des  siècles  la 
chose  est  possible,  à  sa  vérité  l'histoire  et  la  doctrine  de  celui  qui 
règne  dans  l'âme  par  la  foi,  et  dont  la  présence  sur  la  terre  a  changé 
le  monde.  De  ces  deux  points,  la  foi  et  la  science,  le  second  surtout 
a  été  l'objet  de  la  Reime  de  théologie  et  de  philosophie  chrétienne. 
Il  est  aussi  traité  de  préférence  dans  les  deux  volumes  qu'ont  pu- 
bliés l'un  M.  Scherer,  l'autre  M.  Réville.  Pour  ceux  même  que  ces 
graves  sujets  n'attirent  pas,  et  par  la  plus  singulière  de  nos  incon- 
séquences le  nombre  en  est  grand,  la  lecture  des  morceaux  qui 
composent  l'un  et  l'autre  recueil  serait  remplie  d'un  vif  intérêt.  Il 
me  semble  qu'ils  y  trouveraient  beaucoup  de  nouveauté.  C'est  un 
monde  nouveau  que  le  monde  chrétien  découvert  et  décrit  par  la 
critique  moderne. 


124  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  ne  nous  appartient  pas  de  décider  où  est  la  vérité,  mais  le  noble 
amour  qu'elle  inspire  nous  paraît  empreint  dans  tout  ce  qu'a  écrit 
M.  Scherer.  Il  est  difficile  de  montrer  à  un  plus  haut  degré  cette  im- 
partialité de  l'esprit  sans  laquelle  il  faut  se  résigner  à  parler  de  tout 
sans  rien  comprendre  et  à  juger  sur  l'inconnu.  L'auteur  a  les  meil- 
leures qualités  du  bon  écrivain,  et  il  nous  semble  que  son  talent, 
se  dégageant  des  formes  de  la  controverse,  gagne  tous  les  jours  en 
souplesse  et  en  élégance.  Ses  excursions  dans  le  domaine  de  la  cri- 
tique littéraire  ont  été  des  plus  heureuses,  et  ce  genre,  traité  de 
nos  jours  avec  tant  de  supériorité,  me  parait  singulièrement  conve- 
nir à  la  sûreté  de  son  goût,  à  l'indépendance  et  à  la  délicatesse  de 
son  esprit.  11  saura  s'y  montrer  sévère  et  flexible,  aimant  le  talent 
malgré  les  opinions,  sensible  au  beau  en  restant  fidèle  au  vrai.  Le 
mélange  de  ses  essais  critiques  avec  ses  essais  théologiques  donne 
à  son  livre  une  variété  qui  le  recommande  à  des  lecteurs  divers,  et 
ceux-là  mêmes  que  le  nom  seul  des  discussions  dogmatiques  épou- 
vante prendront  sans  trop  d'efforts  une  idée  de  l'esprit  général  de 
la  nouvelle  école  exégétique  et  religieuse  dont  M.  Scherer  est  un 
des  plus  habiles  et  des  plus  intéressans  interprètes. 

Quoiqu'il  ne  s'y  montre  assurément  pas  étranger  aux  systèmes  de 
la  philosophie  contemporaine,  il  est  certain  qu'il  appartient,  ainsi 
que  son  école,  à  l'esprit  historique  et  critique  qui,  dans  les  diverses 
branches  des  sciences  morales,  tend  à  se  substituer  à  cette  manière 
abstraite  et  logique  de  considérer  les  choses  qui  avait  longtemps 
paru  le  partage  préféré  du  génie  français.  La  philosophie  de  Hegel 
elle-même,  avec  ses  apparences  toutes  métaphysiques,  n'est,  aie 
bien  prendre,  qu'une  tentative  d'introduire  la  méthode  de  l'histoire 
dans  le  champ  de  la  spéculation,  et,  pourvu  que  cette  nouvelle  façon 
d'envisager  les  choses  n'ait  pas  pour  résultat,  ce  que  je  ne  crains 
pas  avec  M.  Scherer,  de  nous  rendre  si  amoureux  des  faits  que  nous 
en  contractions  quelque  indifférence  pour  les  droits,  je  suis  prêta 
reconnaître  qu'il  y  a  là  une  source  abondante  pour  la  pensée  et  pour 
le  talent.  Peut-être  l'originalité  est-elle  maintenant  impossible  à 
rencontrer  dans  une  autre  voie.  Pour  la  science  religieuse  en  parti- 
culier, le  point  de  vue  de  l'historien  critique  semble  préférable, 
puisqu'enfin  toutes  les  religions  sont  historiques,  et  que  la  nôtre  en 
particulier  est,  par  les  personnages  et  les  événemens,  un  des  plus 
grands  faits,  sinon  le  plus  grand,  des  annales  de  l'humanité.  On  ne 
saurait  croire  quel  champ  fécond  s'ouvre  aussitôt  devant  celui  qui, 
sans  parti-pris  pour  cela  de  tout  rattacher  à  des  causes  terrestres, 
entreprend  de  se  rendre  compte,  grâce  à  nos  documens  sacrés  et  à 
toute  la  littérature  chrétienne  des  premiers  siècles,  de  la  manière 
dont  les  rayons  de  l'étoile  de  Bethléem  se  sont  répandus  sur  la 


LA    THÉOLOGIE    CRITIQUE.  125 

terre.  Le  récit  et  le  contrôle  des  faits,  l'étude  attentive  de  l'état  des 
esprits,  de  leurs  révolutions,  de  leurs  réactions,  l'analyse  des 
croyances,  des  mœurs  et  des  doctrines,  qui  tantôt  concoururent, 
tantôt  se  combattirent,  l'examen  libre  des  caractères,  enfin,  planant 
sur  le  tout,  l'application  courageuse  de  la  critique,  —  cette  méthode 
presque  nouvelle,  ou  dont  notre  siècle  est  la  renaissance,  rend  aux 
premiers  âges  de  la  foi  un  intérêt,  une  vérité,  une  vie,  qui  manquent 
dans  cette  manière  abstraite  et  olFicielle  de  raconter  le  christianisme 
qui  a  trop  longtemps  prévalu.  En  France  et  par  conséquent  parmi 
nos  écrivains  catholiques,  la  plupart  se  sont  trop  habitués,  par  rou- 
tine ou  timidité,  à  étendre  sur  toute  cette  grande  entreprise  qui 
visait  au  salut  du  monde  le  vernis  d'une  incolore  uniformité  qui 
ôte  à  toutes  choses,  avec  l'attrait  dramatique,  le  naturel  et  la  vrai- 
semblance. A  l'exception  de  l'éminent  ouvrage  de  M.  Albert  de  Bro- 
glie,  on  ne  peut  guère  citer  de  composition  religieuse  où  les  événe- 
mens  de  l'histoire  ecclésiastique  soient  présentés  comme  quelque 
chose  de  réel.  Il  semble  qu'on  ait  craint  de  supposer  que  ce  soient 
des  êtres  de  chair  et  de  sang  qui  ont,  avec  toutes  les  passions,  toutes 
les  faiblesses,  toutes  les  grandeurs  de  l'humanité,  accepté,  repoussé 
servi,  combattu,  propagé,  redressé  les  croyances  qui,  dans  leurs 
transformations  successives,  régnent  encore  sur  près  de  la  moitié 
de  la  terre.  Le  fondateur  lui-même,  en  s' appelant  le  fils  de  l'homme 
n'avait-il  donc  pas ,  pour  ainsi  dire ,  humanisé  son  œuvre  et  fait 
descendre  l'esprit  de  Dieu  du  ciel  sur  la  terre?  On  ne  sait  pas  à 
quel  point  les  récits  de  l'Écriture  s'animent  sans  s'abaisser,  s'é- 
clairent sans  s'amoindrir,  lorsque,  sans  crainte  de  les  profaner,  on 
les  soumet  à  la  loi  des  causes  et  des  effets.  Il  semble  que  notre  ex- 
périence des  choses  humaines  enseigne  aux  contemporains  de  nos 
révolutions  comment  les  faits  ont  dû  se  passer.  Cette  phraséologie 
banale  qui  efface  tout,  qui  confond  tout,  qui  traite  les  premiers 
chrétiens  comme  des  êtres  de  convention  chargés  d'un  rôle  obligé, 
instrumens  passifs  d'une  volonté  toute-puissante,  donne  à  une  his- 
toire pleine  d'imprévu  un  air  de  conte  oriental  ou  tout  au  plus  de 
tragédie  classique,  où  tout  est  appris  et  récité,  où  rien  ne  vit,  rien 
ne  respire,  où  il  n'y  a  que  des  personnages  et  jamais  des  hommes. 
Cette  fausse  manie  de  jeter  un  voile  de  monotonie  sur  tout  et  jus- 
que sur  l'Lvangile  a  contribué  assurément  à  produire  à  certaines 
époques  cette  froideur  ininteUigente,  cette  indifférence  d'abord  res- 
pectueuse, bientôt  dédaigneuse,  qui  s'est  tournée,  par  exemple  au 
dernier  siècle,  en  incrédulité  railleuse  et  en  frivole  persillage.  Il 
semble  qu'on  y  retrouve  quelque  trace  des  anciens  défauts  de  notre 
goût  littéraire,  et  souvent  de  l'insignifiance  de  notre  étiquette  mo- 
narchique; mais  il  faut  bien  s'en  prendre  aussi  à  je  ne  sais  quelle 


126 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


timidité,  à  je  ne  sais  quel  esprit  de  bienséance  cérémonieuse  qui 
s'est  introduit  dans  l'église  même,  et  qui  a  persuadé  à  quelques-uns 
qu'on  ne  pouvait  pas  plus  juger  ce  qu'on  révère  que  comprendre  ce 
que  l'on  croit. 

Lors  même  qu'elle  ne  s'adresserait  pas  à  l'imagination  et  qu'elle 
ne  tenterait  pas  de  faire  pour  la  primitive  église  ce  qu'avec  la  plume 
d'Augustin  Thierry  elle  a  fait  pour  le  moyen  âge,  la  critique  histo- 
rique a  toujours  cet  avantage  de  rendre  intelligible  et  conséquent 
ce  qui  sans  elle  ressemble  à  une  fantasmagorie  sans  réalité.  Ainsi, 
en  l'appliquant  à  la  formation  et  aux  progrès  de  la  théologie  chré- 
tienne dans  le  siècle  apostolique,  M.  Edouard  Reuss  ne  s'est  pas 
proposé  de  vous  jeter  dans  le  drame  des  événemens;  c'est  moins  un 
récit  que  des  considérations  sur  le  récit  qui  composent  son  ouvrage. 
Et  cependant  en  le  lisant  on  peut  ne  pas  adhérer  à  toutes  ses  con- 
clusions, on  peut  ne  pas  entrer  dans  toutes  ses  vues  ;  mais  on  ne 
peut  méconnaître,  dans  ce  tableau  de  la  manière  dont  notre  reli- 
gion s'est  constituée  en  doctrine,  un  aspect  de  vérité  ou  plutôt  de 
vraisemblance  qu'on  chercherait  vainement  dans  ces  suites  d'asser- 
tions et  de  faits  également  inexpliqués ,  dans  cette  chronique  aride 
et  mystérieuse  qu'un  respect  superficiel  s'efforce  de  travestir  en  lé- 
gende. On  croit  pénétrer  avec  l'auteur  dans  l'âme  des  apôtres,  dans 
celle  de  leurs  disciples,  dans  les  dispositions  et  dans  les  préjugés 
des  masses,  et  comprendre  comment  le  souvenir  des  enseignemens 
du  Christ,  éclairci  par  l'expérience,  commenté  par  les  événemens, 
s'est  peu  à  peu  transformé  en  une  théorie  didactique  qui  s'est  jointe 
dans  les  premiers  docteurs  à  cette  conscience  morale  d'une  nouvelle 
vie,  la  base  et  le  début  du  christianisme.  L'auteur,  qui  est  profes- 
seur au  séminaire  de  Strasbourg  et  familiarisé  avec  les  formes  de 
la  science  allemande,  ne  cherche  pas  assurément  l'effet  dramatique 
ou  pittoresque,  et  cependant  son  ouvrage  est  plein  de  vie.  L'écri- 
vain ne  s'écarte  guère  du  style  de  la  dissertation.  Il  écrit  comme  s'il 
parlait  dans  la  chaire  enseignante,  il  entremôle  les  recherches  avec 
les  réflexions  et  les  vues  historiques  avec  la  discussion  des  témoi- 
gnages, et  pourtant  de  cet  assemblage,  d'abord  un  peu  confus,  res- 
sort pour  un  lecteur  attentif  un  jour  nouveau  qui  donne  du  relief 
et  de  la  couleur  aux  hommes  et  aux  choses.  Ils  sortent  du  royaume 
des  ombres,  ces  êtres  intéressans  ou  sublimes,  confondus  jusqu'ici 
dans  les  limbes  de  l'histoire.  Paul,  Jean,  Etienne,  Pierre,  Jacques, 
se  distinguent,  se  caractérisent,  et  leur  nature  ou  leur  situation 
donne  la  clé  de  ce  qu'ils  ont  fait.  Encore  une  fois,  il  faudrait  beau- 
coup de  science  pour  prononcer  sur  le  fond  systématique  de  l'ou- 
vrage de  M.  Reuss,  quoiqu'un  ignorant  même  ne  puisse  fermer  les 
yeux  à  la  clarté  de  certaines  explications,  et  qu'il  ait  par  exemple 


m 

LA    THÉOLOGIE    CRITIQUE.  127 

donné  de  l'Apocalypse  une  interprétation  qui  semble  péremptoire. 
Toute  réserve  faite  cependant  sur  des  questions  trop  hautes  et  trop 
compliquées  pour  qu'on  s'aventure  à  les  déclarer  résolues,  V Histoire 
de  la  Théologie  chrétienne  est  un  ouvrage  remarquable,  nouveau 
dans  notre  langue,  et  qui  doit  exciter  l'émulation  chez  les  doctes  et 
la  curiosité  chez  ceux  qui  ont  à  le  devenir. 

M.  Reuss,  en  s' attachant  uniquement  à  la  science,  professe  sur  la 
foi  les  mêmes  idées  que  les  autres  théologiens  qu'on  vient  de  nom- 
mer. Pour  lui,  le  christianisme  a  été  une  nouvelle  vie  avant  d'être 
une  nouvelle  doctrine.  Ce  n'est  point  à  l'intelligence  seule,  c'est  à 
toute  l'âme  que  le  Christ  a  parlé.  Ce  n'est  pas  une  pensée  abstraite 
semée  dans  le  champ  de  la  spéculation,  c'est  sa  personne  qui  est 
venue  changer  l'humanité;  c'est  en  contemplant  ce  qu'il  a  été  et  ce 
qu'il  a  fait  que  l'on  devient  chrétien.  La  foi  en  Jésus- Christ  n'est 
pas  l'acquiescement  à  une  idée;  la  foi,  c'est  la  confiance  en  Jésus- 
Christ.  C'est  là  ce  qui  régénère  et  ce  qui  sauve,  et  l'on  voit  que, 
comme  la  science,  la  foi  aussi  prend  un  caractère  et  une  base  his- 
torique. Aussi  est-il  impossible  ou  plutôt  fort  rare  que  le  raisonne- 
nient  fasse  un  chrétien  :  ce  n'est  que  la  contemplation  de  l'idéal 
chrétien  réalisé,  vivant,  mourant,  qui  peut  inspirer  ce  sentiment 
profond  d'admiration,  de  sympathie  et  d'amour  qui  nous  élève  jus- 
qu'à l'effrayant  précepte  :  «  soyez  parfaits  comme  mon  père  est 
parfait.  »  La  ressemblance  à  Dieu  que  prêchait  Platon,  et  qui  est  au 
fond  la  même  idée,  n'est  devenue  intelligible,  praticable,  effective, 
que  depuis  que  Dieu,  se  montrant  dans  son  image,  a  incarné  la 
perfection  divine.  Cette  doctrine  de  la  foi  a  tout  au  moins  l'avantage 
de  lui  rendre  son  vrai  caractère,  celui  d'une  régénération  morale. 
Avec  elle,  la  piété  du  cœur  peut  rentrer  dans  la  religion,  d'où  l'on 
dirait  de  nos  jours  qu'elle  tend  à  disparaître.  La  piété,  et  non  la 
science,  est  pourtant  l'âme  de  la  prédication,  mais  la  chaire  semble 
trop  souvent  l'oublier.  M.  Colani  s'en  est  souvenu,  et,  après  avoir 
montré  ailleurs  une  grande  aptitude  à  parler  le  langage  de  la  science 
et  à  débattre  les  questions  philosophiques,  il  a  voulu  prouver  que 
les  habitudes  d'une  libre  exégèse  pourraient  se  concilier  avec  les 
devoirs  du  sermonnaire  chrétien.  Il  a  réussi,  et  dans  ces  dernières 
années  ses  sermons  ont  produit  à  Strasbourg  une  grande  sensation, 
même  parmi  ceux  qui  se  défient  de  ses  tendances  dogmatiques. 
On  en  a  publié  trois  volumes,  et  toutes  les  communions  chrétiennes 
y  trouveraient,  je  croisa  à  profiter.  Quoique  l'orateur  ne  soit  dé- 
nué ni  de  mouvement  ni  de  chaleur,  il  ne  faut  point  attendre  de 
lui  ce  fracas  d'éloquence  qui  terrasse  ou  emporte  l'imagination; 
mais  on  y  reconnaîtra  le  premier  don,  selon  moi,v  du  prédicateur, 
celui  de  nous  forcer  à  rentrer  en  nous-mêmes.  Le  cœur  humain  a 


128  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

peu  de  secrets  pour  M.  Golani  :  il  y  plonge  un  regard  d'une  sévérité 
clairvoyante;  il  démêle  et  retrace  avec  une  grande  vérité  tout  ce 
que  les  événemens  contemporains,  tout  ce  que  les  mœurs  et  les 
idées  du  siècle  ont  fait  de  ce  fond  éternel  de  l'âme  pécheresse.  Je 
ne  crois  pas  que  personne  ait  su  mieux  que  lui  approprier  à  cet  état 
nouveau  des  cœurs  l'antique  morale  de  l'Évangile,  et  montrer  com- 
ment les  préceptes  et  les  exemples  du  livre  sacré  s'appliquent  à 
des  sentimens  et  à  des  besoins  qui  en  paraissent  au  premier  abord 
si  éloignés.  Comme  on  voit  qu'il  n'est  pas  l'ennemi  de  son  temps, 
qu'il  partage  celles  des  aspirations  des  sociétés  modernes  qui  sont 
innocentes  ou  louables,  sa  sévérité  ne  ressemble  pas  à  la  mauvaise 
humeur,  son  rigorisme  n'est  pas  de  la  misanthropie.  Il  comprend 
tout  ce  qu'il  juge,  je  dirais  presque  qu'il  partage  toutes  les  faiblesses 
qu'il  nous  reproche.  Il  ne  nous  parle  pas  comme  un  étranger  qui 
se  pique  de  nous  persuader  sans  nous  entendre.  Trop  souvent  au 
pied  de  la  chaire,  on  croit  entendre  la  voix  d'un  ennemi  qui  mé- 
connaît quand  il  condamne,  qui  révolte  quand  il  pardonne.  Je 
doute  que  la  lecture  des  sermons  de  M.  Colani  provoque  de  tels 
sentimens.  Il  me  paraît  avoir  trouvé  le  joint  pour  réconcilier  la  mo- 
rale religieuse  avec  le  siècle,  et  montrer  sous  un  nouvel  aspect  ce- 
lui qui  a  dit  qu'il  est  la  voie,  la  vérité  et  la  vie.  C'est  là  l'utile  et 
salutaire  originalité  de  cette  prédication,  et  si  de  pareilles  exhor- 
tations étaient  ici  à  leur  place,  je  dirais  aux  dispensateurs  de  la 
parole  de  Dieu  que  c'est  seulement  dans  la  carrière  qu'il  a  ouverte 
que,  cessant  d'émouvoir  uniquement  les  imaginations,  ils  pourront 
espérer  quelquefois  de  changer  les  cœurs. 

Rentrons  ici  dans  le  cercle  de  notre  compétence.  Nous  avons 
tâché  d'indiquer  l'esprit  d'une  école  qui  mérite  d'être  de  plus  en 
plus  connue.  Nous  ne  lui  avons  certes  pas  prodigué  les  critiques.  Il 
en  est  une  cependant  que  nous  ne  pouvons  nous  empêcher  de  lui 
adresser  en  finissant.  On  a  vu  que,  bien  qu'elle  s'en  défende  par 
instans,  elle  fait  tout  rouler  sui  une  distinction  marquée  entre  la 
science  et  la  foi.  L'une  et  l'autre  ont,  je  le  veux,  un  fondement  his- 
torique-, mais  l'une  est  l'impression  produite  sur  le  cœur  par  les 
réalités  de  l'histoire,  l'autre  est  la  critique  de  l'histoire  même.  L'une 
est  un  fait  tout  moral,  l'autre  est  tout  entière  du  ressort  de  l'intel- 
ligence. L'une  s'empare  de  l'âme  et  la  maîtrise,  l'autre  au  contraire, 
indépendante  par  essence,  ne  connaît  pas  d'autre  loi  que  la  sincé- 
rité dans  l'examen  des  faits  et  des  preuves.  Ainsi,  tandis  que  la  foi 
paraît  avoir  pour  effet  de  dominer  le  cœur  humain,  la  science  lance 
l'esprit  dans  un  champ  illimité,  en  sorte  que,  tandis  qu'en  exaltant 
la  première  ils  excitent  la  piété,  les  mêmes  écrivains,  en  encoura- 
geant la  critique,  peuvent  provoquer  l'incrédulité.  Je  ne  suis  certes 


LA   THÉOLOGIE    CRITIQUE.  129 

pas  de  ceux  qui  les  accusent  de  l'avoir  déjà  fait.  Je  repousse  ces 
alternatives  absolues  si  chères  aux  esprits  faibles  toujours  trop 
prompts  à  dire  à  la  raison  :  Tout  ou  rien.  Quand  il  y  aurait  une  cer- 
taine contradiction  entre  la  foi  qui  embrasse  avec  abandon  tout  l'en- 
semble moral  de  l'Évangile  et  la  science  qui  en  scrute  les  origines, 
les  fondemens,  le  texte  et  le  sens,  les  contradictions  ne  m' étonnent 
pas.  Non-seulement  elles  se  concilient  chez  les  hommes  avec  la  sin- 
cérité, avec  l'honnêteté  parfaites,  mais  elles  sont  trop  souvent  le 
refuge  de  la  raison.  Elles  sauvent  quelquefois  le  repos,  la  moralité, 
la  dignité  de  l'espèce  humaine.  Cependant  il  faut  bien  convenir  que, 
dans  l'ordre  philosophique,  les  contradictions  sont  de  nulle  valeur, 
ou  plutôt  elles  n'ont  qu'une  valeur  destructive.  Assurément  les  ho- 
norables écrivains  à  qui  je  m'adresse  ne  vont  pas  se  perdre  dans  les 
excès  du  symbolisme  hégélien  :  ils  s'arrêtent  même  en-deçà  des  témé- 
rités critiques  de  l'école  théologique  de  Tubingue,  qui,  si  elle  con- 
tinue, pourrait  bien  finir  par  ne  laisser  à  la  religion  pour  titres  que 
des  apocryphes;  mais  enfin  ils  savent  mieux  que  moi  comment  un  des 
maîtres  de  l'esprit  humain,  Kant,  après  avoir  détruit  toute*r autorité 
des  principes  de  la  raison,  prétendit  n'avoir  touché  en  rien  à  la  va- 
leur et  à  la  puissance  de  la  conscience  morale,  ni  même  de  ce  qu'elle 
contient  de  foi  religieuse,  parce  que  c'étaient  là  des  faits  intérieurs 
que  nous  ne  pouvions  expliquer  ni  détruire,  comme  si  nos  principes 
intellectuels  n'étaient  pas  des  faits  aussi,  comme  si,  du  moment 
qu'on  les  ruine  et  que  la  raison  n'est  qu'une  illusion,  la  conscience 
morale  ne  risquait  pas  tout  autant  d'en  être  une  autre,  elle  sur- 
tout, qui  est  peut-être  plus  essentiellement  humaine  que  tout  le 
reste.  Il  me  semble  que  dans  le  système  qui  m'occupe  on  traite  à 
peu  près  de  même  la  foi  et  la  science.  La  foi  est  un  état  irrésistible 
du  cœur,  déterminé  par  de  certains  faits  historiques.  La  science  est 
le  libre  examen  de  ces  faits ,  examen  qui  dans  ses  progrès  peut  les 
détruire  aussi  bien  que  les  consolider.  En  termes  d'école,  la  foi 
est  purement  subjective,  et  la  science  est  ou  du  moins  veut  être 
l'exacte  expression  des  faits  objectifs.  Le  fait  subjectif  n'est  pas  ici 
un  phénomène  spontané  de  l'âme,  comme  les  croyances  naturelles 
que  Kant  a  laissées  en  dehors  de  ses  critiques;  c'est  un  état  de 
l'âme  produit  par  des  faits  objectifs.  Or  pense-t-on  que  ces  faits 
objectifs  doivent  produire  leur  effet  moral,  quels  qu'ils  soient  d'ail- 
leurs, faux  ou  vrais,  et  que,  pour  en  être  touché,  il  ne  soit  pas 
quelque  peu  besoin  d'y  croire?  Les  faits  subsisteront  toujours,  dites- 
vous;  ils  sont  le  passé  historique,  et  le  passé  est  indestructible. 
Sans  doute,  et  je  vous  accorde  que  la  tentative  de  faire  un  mythe 
de  l'avènement  de  la  religion  chrétienne  a  peu  de  chances  de  réus- 
sir. Encore  une  fois,  je  ne  nie  pas  qu'en  dépit  de  toute  critique  la 

TOME   XXXVII.  9 


130 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


lecture  des  livres  saints  ne  puisse  toujours  exercer  un  certain  em- 
pire sur  l'ârae  et  y  exciter  ce  mouvement  de  l'amour  et  de  la  vo- 
lonté (fue  vous  appelez  la  foi.  N'est-ce  rien  cependant  que  de  savoir 
si  ce  mouvement  est  déterminé  par  des  faits  qui  ont  ou  qui  n'ont 
pas  le  sens,  le  caractère,  la  valeur  qu'ils  semblent  avoir?  Il  y  a  des 
obscurités  à  éclaircir,  des  erreurs  à  redresser,  des  symboles  à  ex- 
pliquer; il  y  a,  disons  tout,  puisque  vous  le  soutenez,  un  formalisme 
religieux,  une  orthodoxie  hypothétique  à  détruire;  presque  toute 
l'interprétation  des  symboles  est  à  refaire.  La  critique  n'a  jamais 
fini;  elle  est  perpétuelle,  elle  avance  incessamment.  La  partie  ob- 
jective de  la  religion  est  donc  éternellement  en  question;  ne  se 
peut-il  pas  faire  qu'à  force  d'être  creusée,  limée,  analysée,  elle  ne 
s'évanouisse,  et  qu'ainsi,  dans  l'esprit  du  même  individu,  la  foi  de- 
vienne l'effet  d'une  cause  qui  pour  la  science  n'existe  pas?  Quand 
cette  extrémité  devrait,  comme  je  le  crois,  ne  pas  se  réaliser  com- 
munément, quand  les  faits  en  tout  cas  devraient  toujours  donner 
un  démenti  à  ces  possibilités  logiques,  j'ai  dit  que  nous  n'étions 
pas  sur  le  terrain  des  faits,  mais  que  nous  parlions  philosophique- 
ment; or  en  philosophie,  si  la  religion  est  toute  subjective,  elle 
n'est  qu'un  phénomène  de  l'âme;  au  fond,  elle  n'est  rien. 

Encore  une  fois ,  je  ne  dis  pas  que  cette  conclusion  soit  le  fruit 
de  la  théologie  critique;  mais  je  dis  qu'elle  la  menace,  et  qu'il  n'y  a 
pas  dans  les  prétentions,  je  dirai  mieux  dans  les  droits  de  l'école 
historique,  une  limite,  une  restriction,  une  garantie  qui  puissent 
dans  l'avenir  la  préserver  d'aucune  conséquence  extrême.  La  théo- 
logie critique  a  donc,  à  mon  avis,  à  remplir  une  tâche  qui  à  la  vérité 
n'est  pas  petite;  il  faut  qu'elle  rétablisse  un  lien  solide  entre  le  sub- 
jectif et  l'objectif.  Il  faut  qu'elle  retrouve,  soit  par  l'histoire,  soit 
par  tout  autre  procédé,  une  substance,  un  fond  du  christianisme 
ou  de  la  religion,  un  minimum,  si  elle  veut,  mais  enfin  quelque 
chose  qui  soit  à  l'abri  des  atteintes  ultérieures  de  l'investigation  in- 
terprétative. Il  faut  que  cette  piété  du  cœur,  cette  foi  phénoménale, 
ce  touchant  état  de  l'âme  soit  autre  chose  qu'une  illusion  agréable 
ou  nécessaire,  et  réponde  à  un  objet  réel  qui  mérite  ce  qu'il  inspire 
et  soit  ce  qu'il  paraît,  car  je  ne  vous  demande  pas  ce  qu'éprouvent 
les  chrétiens;  je  vous  demande  ce  que  c'est  que  le  christianisme. 
En  d'autres  termes,  à  toute  théologie,  orthodoxe  ou  non,  il  faut  une 
philosophie  religieuse. 

Charles  de  Remusat. 


•sa 


LE 


CAPITAINE  ROBINSON 


REGIT    DU    CAP    HORN. 


L 


C'est  un  curieux  spectacle  que  celui  d'une  baleine  qui  prend  ses 
ébats  au  milieu  des  vastes  solitudes  de  l'Océan.  Émergeant  du  fond 
des  abîmes,  l'énorme  cétacé  montre  au-dtessus  des  flots  son  dos 
fauve,  sur  lequel  des  algues  ont  pris  racine  comme  sur  un  rocher. 
Il  agite  brusquement  ses  nageoires,  s'élance  en  avant,  et  du  milieu 
de  son  front  jaillit,  pareil  à  une  trombe,  un  jet  d'eau  que  le  vent 
disperse  au  loin  comme  un  brouillard  illuminé  des  couleurs  chan- 
geantes du  prisme.  Après  avoir  ainsi  respiré,  la  baleine  ouvre  sa  gi- 
gantesque bouche,  dans  laquelle  se  précipitent  en  masse,  entraînés 
par  une  puissante  attraction,  les  petits  poissons  qui  servent  à  nour- 
rir ce  grand  corps.  Du  haut  des  airs  accourent  avec  des  cris  plaintifs 
les  goélands  et  les  damiers  qui  s'en  vont,  d'une  aile  inquiète,  de- 
mander aux  flots  une  pâture  incertaine.  L'apparition  du  géant  des 
mers  leur  a  révélé  la  présence  de  ces  bancs  de  poissons  qui  voya- 
gent en  troupes  serrées  et  exécutent  à  des  époques  fixes  de  mysté- 
rieuses migrations.  L'albatros,  —  que  les  anciens  navigateurs  nom- 
maient «  le  mouton  du  cap  Horn,  »  —  mêle  son  bêlement  étrange 
aux  assourdissantes  clameurs  de  ses  congénères  :  paresseux  et  glou- 
ton, il  réclame  sa  part  du  festin.  Ainsi  escortée  par  les  oiseaux  aux 
pieds  palmés  qui  se  plaisent  au  sein  des  tempêtes,  la  baleine  pour- 
suit sa  marche;  mais,  toute-puissante  qu'elle  soit,  elle  n'ignore  pas 
que  des  ennemis  redoutables  s'acharnent  à  sa  poursuite.  Prudente 


•182  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

et  timide  dans  ses  allures,  elle  semble  préoccupée  de  soustraire  à 
des  attaques  invisibles  ce  corps  monstrueux  qui  n'a  pas  mis  moins 
d'un  siècle  à  se  développer.  La  nature,  on  le  conçoit,  a  dû  donner 
à  un  haut  degré  l'instinct  de  la  conservation  aux  animaux  d'une 
dimension  considérable,  qu'elle  a  doués  du  privilège  de  vivre  deux 
et  trois  fois  plus  longtemps  que  l'homme.  Au  moindre  bruit  suspect, 
la  baleine  plonge,  se  cache,  et  reste  sous  l'eau  jusqu'à  ce  que  le 
besoin  de  renouveler  sa  provision  d'air  la  force  à  reparaître  au- 
dessus  des  vagues.  Cependant,  au  milieu  des  dangers  qui  troublent 
son  existence,  elle  a  parfois  des  heures  de  tranquille  oubli.  On  la 
voit  alors,  dans  un  état  de  somnolence  et  d'abandon,  flotter  sur  la 
plaine  liquide  comme  un  îlot  et  se  balancer  à  la  houle. 

Par  une  froide  matinée  de  mars,  —  c'est-à-dire  vers  la  fin  de  l'été 
dans  l'hémisphère  austral,  —  une  vieille  baleine,  qui  avait  peut-être 
vu  aux  jours  de  sa  jeunesse  passer  au-dessus  de  sa  tête  les  galions 
d'Espagne,  dormait  ainsi  aux  environs  du  cap  Horn.  Le  vent  soufflait 
par  rafales;  entre  deux  nuages  qui  versaient  au  loin  des  torrens  de 
pluie  et  des  tourbillons  de  grêle,  le  soleil  lançait  sur  la  mer  de  pâles 
rayons.  Un  gros  navire  américain,  le  Jonas,  —  armé  pour  la  pêche 
dans  le  port  de  Salem,  état  de  Massachusetts,  —  croisait  sous  ces 
mornes  latitudes.  Ce  bâtiment,  qui  avait  ses  basses  voiles  enlevées, 
courait  sous  ses  huniers,  heurtant  la  lame  avec  sa  large  proue. 
Deux  hommes  placés  en  vigie  sur  les  barres  de  perroquet  explo- 
raient l'horizon  avec  leurs  longues-vues.  De  la  position  élevée  qu'ils 
occupaient,  ils  pouvaient  voir  les  montagnes  de  la  Terre  de  Feu  déjà 
couvertes  de  frimas  à  leur  sommet,  comme  pour  démentir  le  nom 
que  lui  ont  imposé  les  géographes.  Du  côté  du  large,  des  bancs  de 
glace  gros  comme  des  cathédrales  et  bizarrement  découpés  vo- 
guaient avec  une  majestueuse  lenteur,  chassés  par  les  vents  du 
pôle,  qui  les  envoient  se  fondre  et  disparaître  dans  des  mers  plus 
chaudes. 

Le  Jonas  marchait  toujours,  cinglant  dans  la  direction  de  la  ba- 
leine, encore  fort  éloignée,  et  que  i)ersonne  à  bord  n'avait  aperçue. 
Au  moment  où  le  navire  allait  changer  sa  bordée,  le  monstre,  qui 
sommeillait  tranquillement,  s'éveilla  aux  cris  des  oiseaux  voltigeant 
autour  de  lui,  et  le  jet  d'eau  qu'il  lança  le  trahit  aux  regards  atten- 
tifs des  pêcheurs. 

—  Baleine  devant  nous!  cria  l'un  des  deux  marins  placés  en 
vigie,  et  l'autre,  étendant  le  bras  dans  une  direction  opposée,  dit 
à  son  tour  d'une  voix  forte  :  —  Une  chaloupe  derrière  les  glaces! 

Électrisé  par  le  premier  de  ces  deux  appels,  l'équipage  s'em- 
pressa de  mettre  les  pirogues  à  la  mer.  Dès  que  la  quille  des  lé- 
gères embarcations  eut  touché  les  flots,  les  marins  y  prirent  place, 


LE    CAPITAINE    ROBINSON.  133 

emportant  avec  eux  les  harpons  et  les  longues  cordes  soigneuse- 
ment roulées  dans  des  bailles.  Chacun  fut  à  son  poste  en  un  instant, 
le  harponneur  en  tête,  les  rameurs  sur  leurs  bancs,  et  le  chef  de 
pirogue  à  l'aviron  de  queue.  Poussées  par  six  paires  de  bras  vi- 
goureux, les  chaloupes  baleinières  volaient  sur  les  vagues  comme 
la  lame  du  patin  qui  mord  une  glace  rugueuse,  et  l'énorme  bête 
contre  laquelle  était  dirigée  cette  attaque  en  règle  continuait  sa 
paisible  promenade.  La  régularité  de  ses  allures  indiquait  assez  que 
la  baleine  n'avait  rien  entendu;  les  pirogues  s'en  approchèrent  avec 
précaution,  et  un  premier  harpon,  lancé  par  une  main  exercée, 
étant  venu  s'abattre  sur  son  large  dos,  s'y  enfonça  si  profondément, 
que  la  bête,  piquée  au  vif,  tressaillit,  fouetta  l'eau  de  sa  queue  et 
plongea.  Un  second  harpon  la  frappa  de  nouveau  quand  elle  repa- 
rut à  la  surface  de  l'Océan,  et  cette  fois  des  flots  de  sang  se  mê- 
lèrent au  jet  d'eau  qui  jaillit  de  son  front.  Elle  plongea  encore,  en- 
traînant à  sa  suite  les  pirogues  que  la  pointe  des  harpons  rivait  à 
ses  lianes  blessés;  les  pêcheurs  défilaient  avec  précaution  les  inter- 
minables lignes  que  le  frottement  contre  le  bord  des  canots  eût  en- 
flammées, si  elles  n'avaient  été  mouillées  sans  relâche. 

Tandis  que  la  baleine,  harcelée  par  des  dards  tranchans  comme 
la  faux,  se  débattait  et  rougissait  de  son  sang  les  eaux  vertes  de  la 
mer,  le  capitaine  du  Jonas  gouvernait  de  manière  à  rejoindre  la 
chaloupe  qui  venait  d'être  signalée.  La  frêle  barque,  munie  d'une 
petite  voile,  semblait  s'en  aller  au  gré  du  vent.  Les  lames  la  ballot- 
taient d'un  bord  sur  l'autre,  et  ceux  qui  la  montaient  ne  faisaient 
aucun  effort  pour  s'éloigner  de  la  montagne  de  glace  qui  la  couvrait 
de  son  ombre.  De  grosses  vagues  déferlaient  avec  bruit  contre  les 
parois  à  pic  de  la  banquise  blanche  comme  la  neige ,  et  derrière 
laquelle  il  se  creusait  des  remous  et  des  tourbillons  menaçans.  Il  y 
eut  un  moment  où  le  bloc  gigantesque,  miné  par  les  assauts  réité- 
rés de  la  houle,  perdit  l'équilibre  et  chavira  pour  reparaître  bien- 
tôt sous  une  nouvelle  forme,  plus  bizarre  que  la  première,  tout  dé- 
coupé de  mille  aspérités  pareilles  à  des  clochetons.  La  mer  s'émut 
au  plongeon  de  la  montagne  de  glace ,  et  un  cri  de  détresse  partit 
de  la  chaloupe,  qui  faillit  être  submergée  au  fond  des  gouffres  en- 
tr' ouverts  autour  d'elle.  Le  grand  navire  lui-même  fut  ébranlé  par 
les  oscillations  violentes  qu'imprimait  aux  flots  le  balancement  de 
cette  masse  immense  en  reprenant  peu  à  peu  son  aplomb.  Cepen- 
dant, par  une  manœuvre  habile,  le  capitaine  réussit  à  s'approcher 
de  la  chaloupe.  A  la  vue  des  malheureux  qu'elle  contenait,  le  cœur 
du  vieux  marin  se  serra.  11  y  avait  à  l'avant  du  frêle  esquif  un  ma- 
telot à  demi  nu,  la  tête  renversée  en  arrière,  qui  ne  donnait  plus 
signe  de  vie.  Près  du  gouvernail,  une  négresse  enveloppée  dans 


13A  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

une  couverture  soutenait  sur  ses  genoux  et  entourait  de  ses  deux 
bras  une  jeune  fille  au  teint  pâle.  Celle-ci  grelottait  sous  ses  vête- 
mens  tout  imprégnés  d'eau  salée,  et  à  ses  petites  mains  blanches 
comme  l'ivoire  brillaient  des  bagues  ornées  de  diamans. 

—  Monsieur  James,  dit  le  capitaine  Robinson  en  s' adressant  à 
son  premier  officier,  faites  préparer  un  fauteuil  pour  qu'on  puisse 
hisser  à  bord  ces  nauft'agés,  qui  semblent  à  bout  de  forces. 

L'officier  se  fit  descendre  au  fond  de  la  barque  avec  quelques 
hommes  de  l'équipage,  au  risque  de  sombrer  avec  elle.  Secoué 
par  les  vagues  frémissantes,  le  canot  s'éloignait  brusquement  du 
gros  navire  pour  s'en  rapprocher  de  si  près  qu'on  eût  dit  qu'il  allait 
se  briser  contre  les  flancs  de  celui-ci.  11  fallut  toute  la  prudence  et 
l'adresse  du  hardi  baleinier  et  de  ses  matelots  pour  défendre  la  pe- 
tite embarcation  contre  les  flots  qui  menaçaient  de  la  submerger, 
La  négresse  fit  éclater  sa  joie  quand  elle  vit  le  fauteuil  s'abaisser 
du  haut  de  la  grand' vergue  du  Jonns,  elle  aida  les  marins  à  y  atta- 
cher sa  maîtresse;  ses  bras  tendus  vers  le  ciel  semblaient  vouloir 
soutenir  encore  la  jeune  fille  qui  s'élevait  insensiblement  au-dessus 
de  l'abîme. 

—  Hisse,  hisse  tout  doucement,  dit  à  demi-voix  le  capitaine  Ro- 
binson. 

La  jeune  femme,  arrachée  à  une  mort  imminente,  se  balança 
pendant  quelques  secondes  au  milieu  de  l'espace,  puis  fut  ramenée 
sur  la  dunette  du  Jonas,  d'où  on  la  descendit  dans  la  chambre  du 
capitaine.  Deux  minutes  après,  la  négresse  était  auprès  d'elle,  lui 
prodiguant  les  soins  les  plus  empressés  et  couvrant  de  larmes  et  de 
baisers  les  mains  du  marin  qui  venait  de  la  sauver. 

—  Et  l'homme  qui  est  resté  dans  la  chaloupe?  demanda  le  capi- 
taine. 

—  Il  est  mort,  répondit  l'officier;  ses  membres  sont  raides  et 
glacés,  son  cœur  a  cessé  de  battre.  Envoyez-nous,  s'il  vous  plaît, 
un  boulet  de  canon,  pour  que  nous  le  fassions  couler  après  l'avoir 
enveloppé  dans  la  voile  du  canot. 

—  Âvez-vous  peur  qu'il  ne  revienne  nous  hanter  sous  la  forme 
d'un  fantôme?  Le  temps  presse,  monsieur! 

—  Je  ne  crains  pas  plus  les  morts  que  les  vivans,  répondit 
M.  James;  mais  je  n'aime  pas  à  priver  le  corps  d'un  marin  de  la 
sépulture  à  laquelle  il  a  droit... 

—  Revenez  à  bord  avec  vos  matelots,  monsieur,  répliqua  sèche- 
ment le  capitaine  ;  ne  vous  exposez  pas  plus  longtemps  pour  un  ca- 
davre. Le  temps  presse,  vous  dis-je. 

L'officier  dut  obéir;  il  remonta,  lui  et  ses  hommes,  sur  le  pont 
du  Jonas,  au  moyen  des  cordages  qui  avaient  servi  à  descendre  le 


LE    CAPITAINE    ROBINSON.  135 

fauteuil.  La  chaloupe,  abandonnée  à  elle-même,  devint  le  jouet 
des  flots.  Lancée  par  le  ressac  de  la  vague,  elle  heurta  avec  fracas 
le  bord  du  trois-mâts,  et  disparut  dans  un  tourbillon  d'écume.  Le 
corps  inanimé  qu'elle  portait  continua  de  flptter  sur  l'immense 
Océan,  et  les  baleiniers  accoudés  sur  le  bord  le  suivaient  du  regard 
avec  une  douloureuse  sympathie  et  avec  une  secrète  terreur.  Nul 
d'entre  eux  n'était  assuré  d'avoir  un  sort  meilleur! 

IL 

Tandis  que  le  capitaine  Robinson  veillait  à  ce  que  rien  ne  man- 
quât aux  deux  femmes  qui  venaient  d'être  sauvées  par  ses  ordres, 
les  pirogues  de  pêche  ramenaient  à  grand  renfort  d'avirons,  vers  le 
Jonas,  la  vieille  baleine,  qui  avait  enfin  succombé  sous  les  coups 
répétés  des  harponneurs.  Quand  elle  fut  rangée  le  long  du  na- 
vire, on  l'y  fixa  par  de  solides  amarres;  les  canots  effilés  ayant  été 
de  nouveau  hissés  sur  le  pont,  on  les  y  replaça  la  quille  en  l'air 
l'un  auprès  de  l'autre,  et  les  marins,  chaussés  de  lourdes  bottes 
armées  de  crampons  en  fer,  descendirent  sur  le  dos  de  l'immense 
cétacé.  Un  grand  feu  brilla  bientôt  sous  les  chaudières;  la  chair 
grasse  et  huileuse  de  la  baleine,  détachée  en  larges  bandes  au 
moyen  d'instrumens  tranchans  semblables  à  ceux  dont  on  se  sert 
pour  couper  la  glace  sur  nos  rivières,  commença  à  bouillir  et  à  se 
fondre  en  couvrant  le  navire  d'épais  nuages  d'une  sombre  fumée. 
Les  oiseaux  de  l'Océan,  attirés  par  la  vue  du  gigantesque  cadavre 
pendu  aux  flancs  du  navire  et  par  l'odeur  de  l'huile  qui  suintait  des 
débris  adipeux  flottant  sur  la  surface  des  vagues,  firent  retentir 
l'espace  de  leurs  cris  discordans.  Ils  se  mirent  à  voltiger  en  foule 
autour  de  la  mâture  du  Jonas,  comme  on  voit  en  hiver  les  corbeaux 
s'ébattre  bruyamment  autour  d'un  chêne  dépouillé  de  ses  feuilles. 
A  ce  moment,  le  soleil  se  couchait,  jetant  un  pâle  reflet  sur  la  cime 
des  montagnes  de  glace  qui  s'efî'açaient  à  l'horizon,  et  la  mer  pro- 
fonde, soulevée  par  une  froide  brise,  continuait  de  mugir  sourde- 
ment. La  nuit  ne  tarda  pas  à  succéder  au  crépuscule,  nuit  triste  et 
morne,  rendue  plus  obscure  encore  par  une  brume  intense.  Au 
milieu  des  ténèbres,  que  ne  perçait  aucune  des  splendides  constel- 
lations dont  est  parsemé  l'hémisphère  austral,  il  n'y  avait  de  lu- 
mière que  celle  de  l'habitacle,  brillant  comme  un  œil  ouvert  à  l'ar- 
rière du  navire. 

Dans  la  cabine  scintillait  aussi  une  petite  lampe  de  cuivre  bien 
fourbie,  qui  se  balançait  au  plafond  et  illuminait  de  sa  vive  clarté 
l'étroit  espace  où  reposaient  les  deux  femmes  sauvées  du  naufrage. 

—  Dona  Isabela,  ma  chère  maîtresse,  disait  la  négresse  à  genoux 


136  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sur  une  natte  auprès  du  lit  sur  lequel  reposait  la  jeune  fille,  Isa- 
bela,  ma  chérie,  laissez-moi  réchaufîer  vos  petites  mains...  Le  bon 
Dieu  nous  a  sauvées,  nous  seules,  hélas!...  Les  autres  ont  disparu... 
Petite  maîtresse,  toi  que  j'ai  bercée  dans  mes  bras  et  nourrie  de 
mon  lait,  m'entends-tu?... 

Dona  Isabela  ouvrit  les  yeux,  mit  sa  main  sur  le  cou  de  la  fidèle 
nourrice  et  soupira. 

—  Quand  le  navire  a  heurté  la  montagne  de  glace,  c'est  moi  qui 
t'ai  emportée,  mon  Isabela,  mon  trésor!  La  mer  mugissait  comme 
une  tigresse  pour  te  dévorer!...  Maudits  soient  ces  affreux  parages 
011  régnent  les  tempêtes,  où  la  mer  se  gèle!....  Il  fait  si  beau  sur 
nos  plages  du  Brésil,  où  le  soleil  brille  toujours.  Nous  les  reverrons, 
m'entends-tu,  Isabela?  nous  les  reverrons,  ces  vallées  où  croissent 
les  cocotiers...  Pourquoi  ces  regards  égarés,  ces  soupirs,  ces  san- 
glots, puisque  le  bon  Dieu  a  envoyé  vers  nous  ces  braves  gens  qui 
nous  ont  arrachées  à  la  mort? 

Ainsi  parlait  la  négresse  en  approchant  son  noir  et  rude  visage 
de  la  face  blanche  et  délicate  de  sa  jeune  maîtresse.  Le  souvenir 
récent  des  périls  auxquels  elle  venait  d'échapper  comme  par  mi- 
racle l'exaltait  jusqu'au  délire.  Elle  cherchait  à  réchauffer  de  son 
souffle  les  mains  glacées  de  dona  Isabela.  Celle-ci,  en  proie  à  une 
agitation  nerveuse  causée  par  l'épouvante  et  les  angoisses  d'une  si- 
tuation désespérée,  entendait  comme  un  vague  murmure  les  pa- 
roles incohérentes  de  sa  nourrice  dévouée.  Le  bruit  des  flots  re- 
tentissait toujours  à  ses  oreilles  comme  de  menaçantes  clameurs. 
Elle  ne  savait  où  elle  était;  ses  yeux  se  tournaient  instinctivement 
du  côté  de  la  lampe  qui  brillait  au-dessus  de  sa  tète,  et  de  ses  bras 
affaiblis  elle  entourait  le  cou  de  la  négresse,  comme  un  enfant  ef- 
frayé s'attache  au  sein  de  sa  mère. 

—  Oui,  je  te  tiens,  et  aucune  force  humaine  ne  t'arrachera  de 
mes  bras!...  Ta  mère  est  morte  huit  jours  après  t' avoir  mise  au 
monde,  pauvre  petite  !  Et  je  t'endormais  sur  mon  sein  quand  tu  vou- 
lais pleurer.  Viens,  viens  encore  dans  mes  bras,  mon  Isabela! 

Parlant  ainsi,  la  négresse  enleva  de  sa  couchette  la  jeune  fille 
tremblante,  et  se  mit  à  la  bercer  comme  un  petit  enfant. 

—  Joaquinha,  cria  tout  à  coup  celle-ci,  où  sommes-nous?  Oh! 
que  j'ai  froid!... 

—  Vous  êtes  dans  mes  bras,  chère  petite,  dans  ces  bras  qui  vous 
ont  tant  de  fois  bercée.  Dormez,  dormez,  Isabela,  ma  maîtresse;  la 
vieille  Joaquinha  veille  sur  vous. 

Sans  prendre  garde  aux  mouvemens  du  roulis  que  les  grandes 
vagues  imprimaient  au  navire ,  elle  se  mit  cà  se  promener  dans  la 
cabine,  répétant  à  demi-voix  une  de  ces  chansons  mélancoliques 


LE    CAPITAINE    ROBINSON,  137 

chères  aux  gens  de  sa  couleur,  et  qui  sont  comme  l'accent  doulou- 
reux d'une  race  déchue.  Le  capitaine  Robinson,  qui  se  tenait  sur  le 
pont,  veillant  au  dépècement  de  la  baleine,  entendit  ce  chant  étrange 
qui  ressemblait  au  bourdonnement  d'un  gros  insecte  enfermé  dans 
une  bouteille.  Il  prêta  l'oreille  pendant  quelques  minutes  à  l'inter- 
minable chanson,  et  s'approcha  doucement  de  la  cabine  qu'il  avait 
cédée  aux  deux  femmes  naufragées.  La  voix  de  la  négresse  devenait 
de  plus  en  plus  traînante,  et  pourtant  celle  qui  chantait  ainsi  sau- 
tait d'un  pied  sur  l'autre  en  marquant  du  talon  un  rhythme  sac- 
cadé. 

—  God  bless  my  star  (1)  !  —  La  négresse  a  perdu  la  tête  !  dit  à 
demi-voix  le  capitaine  Robinson;  la  voilà  qui  danse  et  qui  pleure 
tout  à  la  fois  ! 

Il  pousse  doucement  la  porte ,  et  voit  la  Joaquinha  qui  chantait 
en  tournant  sur  elle-même,  comme  si  elle  eût  obéi  à  une  force  sur- 
naturelle, et  berçait  toujours  la  jeune  Brésilienne. 

—  Chut!  fit  la  négresse  en  s' arrêtant  tout  à  coup;  chut!  elle  dort! 
La  voilà  bien  assoupie  maintenant;  retirez-vous  un  peu  tandis  que 
je  vais  la  remettre  dans  sa  couchette,  la  pauvre  petite! 

Elle  emmaillotta  soigneusement  sa  jeune  maîtresse  dans  ses  cou- 
vertures, et  enveloppa  la  lampe  d'un  mouchoir  pour  en  amortir  la 
clarté;  puis,  sortant  de  la  cabine  en  faisant  le  moins  de  bruit  qu'elle 
put,  elle  alla  rejoindre  le  capitaine  sur  le  pont. 

—  Senhor,  lui  dit-elle,  vous  êtes  le  maître  de  ce  navire,  n'est-ce 
pas? 

—  Je  suis  capitaine  et  propriétaire  du  Jonas,  armé  pour  la  pêche 
de  la  baleine  dans  le  port  de  Salem,  état  de  Massachusetts,  et  jau- 
geant six  cent  quatre-vingt-trois  tonneaux. 

—  Eh  bien!  puisque  vous  êtes  le  maître  ici,  j'espère  que  vous 
ne  refuserez  pas  de  nous  conduire  à  Rio-de-Janeiro.  Ma  maîtresse 
ne  peut  supporter  le  froid  de  ces  parages;  elle  y  mourrait  au  bout  de 
huit  jours!  Savez-vous  bien  qu'elle  a  passé  quarante-huit  heures  au 
fond  de  la  chaloupe,  mouillée  parla  vague,  à  demi  morte  de  frayeur! 
Le  matelot  qui  s'était  sauvé  avec  nous  a  péri  de  fatigue.  Sans  vous, 
ma  pauvre  maîtresse  serait  au  fond  de  la  mer,  et  Dieu  vous  récom- 
pensera de  votre  générosité;  mais  elle  n'est  qu'à  moitié  sauvée. 
Yous  ne  répondez  pas ,  capitaine  !  est-ce  que  vous  n'entendez  pas 
notre  langue? 

Le  capitaine  Robinson  entendait  et  parlait  assez  bien  le  portu- 
gais; il  l'avait  appris  dans  ses  relâches  fréquentes  à  l'île  de  Sainte- 
Catherine,  le  plus  beau  pays  du  monde,  et  que  les  marins  ont  sur- 
nommé le  «  paradis  des  baleiniers  ;  »  mais  il  était  depuis  peu  dans 

(1)  «  Dieu  bénisse  mon  étoile!  »  Exclamation  familière  aux  Américains  du  Nord. 


138  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

les  parages  de  la  pêche,  et  ne  songeait  pas  pour  l'instant  à  quitter 
les  environs  du  cap  Horn,  qu'il  venait  à  peine  de  doubler.  Une  fois 
arrivé  dans  la  région  des  baleines,  le  capitaine  Robinson  se  trouvait 
dans  son  élément,  et  il  n'en  sortait  que  quand  son  navire  chargé  en 
plein  ne  pouvait  porter  un  tonneau  de  plus. 

—  Voyez-vous,  continua  la  Joaquinha,  le  père  de  ma  maîtresse, 
dom  José  de  Minhas,  est  parti  de  Lima  pour  Rio  un  mois  avant  nous; 
d'importantes  affaires  l'ont  forcé  de  se  mettre  en  mer  sans  attendre 
sa  fille,  qui  se  trouvait  malade. 

—  Attention  à  gouverner  !  cria  le  capitaine  au  timonier.  Keep 
full  !  portez  plein  (1)  ! 

—  S'il  apprend  que  le  navire  a  sombré,  il  croira  sa  fille  perdue, 
et  il  en  mourra  de  chagrin,  reprit  la  Joaquinha. 

—  Portez  plein  !  cria  de  nouveau  le  capitaine  en  faisant  un  pas 
vers  le  timonier. 

—  Les  vents  refusent,  capitaine,  répondit  le  matelot;  ce  n'est 
pas  ma  faute  si  les  voiles  battent. 

—  En  ce  cas,  que  l'on  vire  de  bord!  dit  le  capitaine  Robinson. 
On  appela  les  matelots  de  quart,  et  il  se  fit  un  grand  mouvement 

sur  le  pont.  La  négresse,  ne  pouvant  plus  se  faire  entendre  au  mi- 
lieu du  bruit  de  la  manœuvre ,  prit  le  parti  de  redescendre  dans  la 
cabine.  Elle  était  furieuse  et  désolée.  —  Gomme  ces  marins  ont  le 
cœur  dur!  Pas  un  mot  de  réponse  à  mes  pressantes  sollicitations! 
murmurait-elle  en  roulant  ses  gros  yeux  et  secouant  ses  pendans 
d'oreilles  avec  un  frémissement  pareil  à  celui  que  fait  entendre  le 
serpent  à  sonnettes  dans  ses  accès  de  colère.  Pendant  un  quart 
d'heure,  elle  se  tint  accroupie  auprès  du  lit  sur  lequel  reposait  dona 
Isabela  à  demi  endormie.  Elle  sanglotait  et  versait  des  larmes  abon- 
dantes, puis  peu  à  peu  ses  pleurs  cessèrent  de  couler,  et  elle  tomba 
sur  le  parquet  de  la  cabine,  épuisée  de  fatigue.  Cette  femme  éner- 
gique et  passionnée,  tout  occupée  de  prodiguer  ses  soins  à  la  jeune 
fille  qu'elle  aimait  plus  que  sa  vie,  avait  oublié  les  dangers,  les  an- 
goisses et  les  souffrances  qui  venaient  de  l'assaillir  elle-même;  mais 
elle  était  vaincue  à  son  tour,  ses  forces  l'abandonnaient.  Étendue 
sans  mouvement  sur  sa  natte,  elle  y  resta  pendant  un  quart  d'heure 
secouée  par  le  tangage  du  navire ,  qui  la  roulait  comme  un  corps 
inerte. 


m. 

Le  Jonas,  se  trouvant  dans  le  parage  des  baleines,  ne  naviguait 
point  en  ligne  droite;  il  courait  des  bordées,  et  se  promenait  à 

(1)  n  Faites  donner  le  vent  en  plein  dans  les  voiles.  • 


LE    CAPITAINE    ROBINSON.  139 

droite  et  à  gauche,  tantôt  portant  au  large,  tantôt  se  rapprochant 
des  hautes  montagnes  de  la  Terre-de-Feu.  Au  matin,  un  peu  avant 
que  le  jour  commençât  à  luire,  les  matelots  de  quart  s'entretenaient 
des  événemens  de  la  veille. 

—  C'est  égal,  disait  un  vieux  baleinier,  le  capitaine  aurait  dû  re- 
tirer de  la  chaloupe  le  corps  du  marin  étranger,  l'envelopper  d'un 
suaire  et  le  faire  couler. 

—  Vous  verrez  que  ce  cadavre  s'acharnera  à  nous  suivre,  ajouta 
un  matelot  irlandais;  il  ne  faut  pas  traiter  le  corps  d'un  chrétien 
comme  celui  d'un  cachalot  qu'on  abandonne  aux  oiseaux... 

—  Tu  sais  bien  que  le  capitaine  Robinson  ne  croit  guère  en  Dieu 
et  point  du  tout  au  diable,  reprit  le  premier  interlocuteur  ;  il  nous  a 
fait  partir  de  Salem  un  vendredi  !... 

—  Et  pourtant  il  a  pâli  quand  nous  avons  jeté  à  la  mer  son  vilain 
chat  noir,  qui  fourrait  toujours  ses  pattes  sales  dans  nos  plats. 

—  Il  faut  bien  croire  à  quelque  chose,  interrompit  un  novice  au 
teint  frais  que  les  feux  du  tropique  et  la  bise  du  cap  Horn  n'avaient 
point  encore  bronzé  ;  il  se  passe  tant  de  mystères  entre  le  ciel  et  la 
terre,  et  aussi  dans  les  gouffres  de  la  mer... 

—  Oh!  oh!  reprit  en  levant  la  tête  un  harponneur  à  longue 
barbe,  tu  as  de  la  lecture,  jeune  homme;  on  voit  qu'il  n'y  a  point 
longtemps  que  tu  as  quitté  les  bancs  de  l'école.  Pourrais- tu  me  faire 
le  plaisir  de  me  dire  pourquoi  il  suffit  de  jeter  un  vieux  balai  ou  une 
vieille  pantoufle  devant  un  navire  qui  a  le  vent  favorable  pour  lui 
faire  venir  une  brise  contraire  ? 

—  Et  pourquoi  on  ne  peut  tuer  un  de  ces  petits  pétrels  roux  et 
noirs  qui  nous  suivent  en  voltigeant,  une  patte  en  l'air  et  l'autre  po- 
sée sur  la  vague,  sans  qu'il  arrive  un  malheur  à  bord?  ajouta  le 
vieux  baleinier. 

Pendant  que  les  matelots  causaient  ainsi  à  voix  basse,  en  fumant, 
sur  le  gaillard  d'avant,  le  crépuscule  étendait  sa  teinte  blanchâtre 
sur  les  eaux  vertes.  —  Glory  of  God  (1)  !  s'écria  l'Irlandais  en  pâlis- 
sant, lé  voilà  qui  flotte  près  de  nous!... 

Les  marins  se  levèrent  tous  avec  empressement  et  aperçurent  le 
corps  du  naufragé  que  les  vagues  roulaient  à  quelques  pas  devant 
la  proue  du  navire. 

—  11  faut  l'accrocher  avec  une  gaffe  et  lui  attacher  une  pierre  au 
cou  pour  qu'il  aille  à  fond,  dit  le  harponneur  ;  descendons  dans  la 
cale,  et  prenons-y  un  des  gros  galets  qui  servent  de  lest.  Toi,  no- 
vice, va  demander  à  M.  James,  qui  est  de  quart  sur  la  dunette,  la 
permission  d'ouvrir  la  cale. 

L'officier  savait  qu'il  y  a  dans  l'esprit  des  matelots  certaines  idées 

(1)  «  Gloire  de  Dieu!  » 


iàO  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

qu'aucun  raisonnement  humain  ne  peut  déraciner.  Il  leur  permit 
donc  sans  hésiter  de  descendre  dans  la  cale.  Ceux-ci  remontèrent 
bientôt,  apportant  dans  leurs  bras  une  demi-douzaine  de  pierres 
rondes,  grosses  comme  des  boulets  de  vingt-quatre. 

—  Voyons,  reprit  le  harponneur,  il  nous  faut  une  gaffe  de  lon- 
gueur... La  voici.  Qui  veut  se  placer  dans  les  porte-haubans  et  ar- 
rêter au  passage  le...  cadavre? 

—  Allez-y,  vous,  dirent  les  matelots... 

—  Non,  répondit  celui-ci;  je  suis  à  bord  pour  harponner  les  ba- 
leines et  non  les  corps  des  naufragés...  Tiens,  novice,  empoigne  la 
gaffe. 

Le  jeune  marin,  surmontant  sa  répugnance,  se  disposait  à  obéir. 
Il  passa  la  jambe  par-dessus  la  lisse  du  navire  et  allongea  la  gaffe.  A 
ce  moment,  une  vague  plus  haute  que  les  autres  souleva  le  corps,  le 
maintint  durant  quelques  secondes  dans  une  position  presque  verti- 
cale, en  le  repoussant  violemment  contre  le  bord  comme  pour  l'y 
lancer.  Un  albatros  à  manteau  noir,  de  la  plus  grande  taille,  qui 
planait  à  quelque  distance  du  navire,  vint  effleurer  le  cadavre  de  ses 
longues  ailes  frémissantes.  Le  novice  épouvanté  se  rejeta  vivement 
sur  le  pont,  et  laissa  échapper  de  ses  mains  la  perche  au  croc  de 
fer.  Les  autres  matelots  contemplaient  avec  une  muette  horreur  les 
ébats  du  gros  oiseau,  qui  tournoyait  au-dessus  de  sa  proie  avec  des 
cris  aigus.  Le  navire  marchait  lentement,  orienté  au  plus  près  du 
vent,  et  la  brise  froide  du  matin  sifflait  dans  les  cordages  avec  un 
murmure  plaintif. 

—  Eh  bien  !  monsieur  James,  dit  tout  à  coup  le  capitaine  Robin- 
son  en  se  montrant  sur  le  pont,  voilà  le  jour  venu,  et  vous  n'avez 
encore  envoyé  personne  en  vigie...  Puis,  apercevant  l'albatros  qui 
volait  à  petite  portée  :  —  Mousse,  ajouta-t-il,  donne-moi  ma  ca- 
rabine. 

Le  mousse  alla  chercher  l'arme  et  la  remit  entre  les  mains  du  ca- 
pitaine. Celui-ci  épaula  sa  carabine  et  fit  feu.  La  balle,  après  avoir 
enlevé  quelques  plumes  du  cou  de  l'oiseau,  frappa  en  plein  le  vi- 
sage livide  du  matelot  qui  dormait  sur  les  flots  du  sommeil  éternel. 

—  O  horrible Irnnst  horrible!  murmura  M.  James  en  répétant 
les  paroles  d'Hamlet. 

—  Bah!  répliqua  le  capitaine  Robinson,  il  n'a  rien  senti, le  pauvre 
diable...  Pas  de  voile  en  vue,  monsieur  James? 

—  Non,  monsieur,  rien  de  nouveau. 

—  Eh  bien  !  faisons  route  au  sud,  monsieur.  Si  nous  avions  ren- 
contré quelque  navire  marchant  à  l'est  du  cap,  je  lui  aurais  confié 
les  deux  femmes  que  j'ai  à  bord;  mais  je  ne  puis  rester  à  croiser 
ici  :  la  saison  avance.  Après  tout,  ne  sont- elles  pas  bien  sur  le 
Jonas?...  Faites  porter  au  sud;  les  baleines  sont  par  là... 


LE    CAPITAINE    ROBINSON.  141 

Le  navire,  recevant  la  brise  en  plein  dans  ses  larges  voiles,  fila 
plus  rapidement,  et  bientôt  disparut  dans  les  vagues,  qui  le  ballot- 
taient toujours,  le  sinistre  objet  dont  la  vue  frappait  l'équipage 
d'une  vague  terreur.  A  peine  les  matelots  placés  en  vigie  sur  les 
mâts  pour  épier  les  baleines  le  distinguèrent-ils  encore  pendant 
une  demi -heure,  pareil  à  un  point  blanc  flottant  sur  la  surface 
glauque  de  l'Océan,  dans  le  sillage  du  Jonas.  Servi  par  un  vent  fa- 
vorable, le  navire  se  balançait  de  droite  à  gauche  d'un  mouvement 
doux  et  régulier.  Dona  Isabela,  encore  bien  faible,  se  décida  cepen- 
dant à  quitter  le  lit  sur  lequel  elle  venait  de  goûter  quelques  heures 
d'un  sommeil  troublé  par  des  rêves  pénibles.  Elle  avait  besoin  de 
respirer  au  grand  air.  Appuyée  sur  le  bras  robuste  de  la  Joaquinha, 
elle  fit  quelques  pas  dans  la  cabine  pour  essayer  ses  forces,  puis 
monta  lentement  l'escalier  qui  conduisait  sur  le  pont.  Autour  de  ses 
épaules  flottait  un  manteau  de  fourrure  que  le  capitaine  avait  mis 
à  sa  disposition;  elle  vint  s'asseoir  sur  le  devant  de  la  dunette.  Avec 
son  pâle  visage,  ses  traits  nobles  et  fiers,  ses  yeux  noirs  voilés  de 
longs  cils,  ses  petites  mains  fines  ornées  de  bagues  et  de  diamans, 
elle  ressemblait  assez,  sous  son  étrange  costume,  à  une  néréide 
égarée  dans  les  tristes  régions  du  pôle  austral.  Près  d'elle  se  tenait 
debout  la  Joaquinha,  drapée  dans  une  mante  à  larges  raies,  comme 
une  signare  (1)  de  la  côte  du  Sénégal.  Son  regard  morne  cherchait 
vainement  sur  l'immensité  de  cette  mer  toujours  battue  par  des 
vents  impétueux,  et  sur  la  voûte  sombre  d'un  ciel  éternellement  cou- 
vert de  nuages,  les  rayons  de  l'astre  vivifiant  sans  lequel  tout  lan- 
guit dans  la  nature. 

Les  matelots,  baleiniers,  harponneurs,  rameurs  et  chefs  de  piro- 
gues, contemplaient  avec  curiosité,  de  l'avant  du  navire,  ces  deux 
femmes  qu'ils  avaient  à  peine  entrevues  au  moment  du  sauvetage, 
et  que  le  hasard  venait  de  jeter  inopinément  au  milieu  d'eux.  L'of- 
ficier qui  les  avait  arrachées  à  la  mort  au  péril  de  sa  vie,  M.  James, 
demeurait  à  une  distance  respectueuse,  appuyé  sur  la  lisse;  de 
temps  à  autre,  il  tournait  la  tète  vers  la  jeune  fille,  dont  la  main 
crispée  avait  saisi  la  sienne  d'une  étreinte  désespérée  au  moment 
où  il  s'élançait  au  fond  de  la  barque.  Celle-ci  ne  put  s'empêcher  de 
frissonner  en  apercevant  son  libérateur,  dont  la  vue  lui  rappelait 
les  angoisses  des  jours  précédens. 

—  Vous  avez  froid,  senhora?  lui  dit  le  capitaine  Robinson.  Venez 
vous  mettre  ici,  à  l'abri  du  vent. 

Tandis  que  la  jeune  Brésilienne  prenait  place  en  un  coin  du  pont 
mieux  défendu  contre  le  vent,  le  mousse  apportait  des  coussins  que 

fl)  Mot  emprunté  à  la  langue  portugaise,  et  qui  sert  à  désigner  une  classe  de  dames 
noires  qui  occupent  un  cei'tain  rang  parmi  les  indigènes  du  Sénégal. 


142  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  capitaine  disposa  de  manière  à  en  faire  une  sorte  de  trône.  Dona 
Isabela  s'y  étendit  nonchalamment,  après  avoir  croisé  sur  sa  poi- 
trine le  manteau  de  fourrure.  Pendant  quelques  minutes,  le  capi- 
taine Robinson  la  contempla  sans  articuler  une  parole.  Peut-être  le 
cœur  du  rude  marin,  habitué  à  lutter  contre  les  monstres  de  l'Océan, 
était-il  attendri  à  la  vue  de  cette  frêle  jeune  fille  que  la  vague  avait 
poussée  vers  son  navire,  et  qui  frissonnait  sous  ces  âpres  climats 
comme  un  oiseau  trop  tôt  arraché  de  son  nid.  Peut-être  était-il  sub- 
jugué par  le  charme  mystérieux  que  donne  à  une  créature  délicate, 
et  faite  pour  les  paisibles  joies  de  la  vie  de  famille,  le  prestige  des 
grandes  douleurs  ou  des  grands  périls  courageusement  supportés. 
Si  le  capitaine  Robinson  pouvait  être  appelé  un  vieux  marin,  il  ne 
faisait  pourtant  qu'entrer  dans  sa  quarantième  année;  mais  il  y  a 
des  professions  que  l'on  commence  bien  jeune,  et  dans  lesquelles 
on  a  le  droit  de  prendre  sa  retraite  à  l'âge  où  les  autres  hommes 
ont  à  peine  atteint  le  complet  développement  de  leurs  facultés.  La 
profession  de  marin  est  de  celles-là;  dans  la  chevelure  noire  et  ser- 
rée du  capitaine  Robinson,  il  y  avait  plus  d'une  tache  grise,  et  des 
rides  profondes  s'étaient  creusées  sur  son  visage,  hâlé  par  les  vents 
de  la  mer. 

—  Mousse,  le  café!  dit-il  enfin  après  avoir  passé  plusieurs  fois 
sa  main  sur  son  front,  comme  un  homme  agité  par  des  pensées  im- 
portunes. 

Le  café  fut  servi.  Dona  Isabela  en  avala  quelques  gorgées;  puis, 
fixant  ses  regards  sur  l'Océan  sans  rivage  :  —  Monsieur,  demandâ- 
t-elle, où  sommes-nous? 

—  Dans  les  parages  de]|la  pêche,  répondit  le  capitaine  Robinson. 

—  Où  allons-nous? 

—  A  la  pêche,  senhora.  —  La'saison  avance,  j'ai  hâte  de  remplir 
les  flancs  du  Jonas. 

—  Bom  Deos!  s'écria  douloureusement  la  jeune  Rrésilienne.  Vous 
qui  êtes  si  bon,  si  humain,  qui  nous  avez  sauvés  du  naufrage,  n'au- 
rez-vous  pas  la  générosité  de  nous  conduire  à  notre  destination  ? 

—  J'ai  vainement  sondé  avec  ma  longue-vue  les  profondeurs  de 
l'horizon,  dit  le  capitaine  Robinson,  je  n'aperçois  aucun  navire  fai- 
sant route  k  l'est...  Ayez  patience,  senhora j  je  vous  conduirai  sur 
les  côtes  de  la  Colombie,  du  Pérou. 

—  Et  il  me  faudra  de  nouveau  doubler  ce  cap  terrible,  dont  le 
nom  seul  me  fait  trembler? 

—  Je  l'ai  doublé  vingt  fois  en  toute  saison,  répliqua  le  capitaine. 
Jadis  les  baleines  y  abondaient;  mais  il  faut  remonter  dans  le  sud 
pour  les  trouver  aujourd'hui!...  C'était  là  le  pays  de  mon  choix... 
Vingt  fois,  vous  dis-je,  je  l'ai  doublé  sans  aventure.  Avec  un  peu 
de  prudence  on  évite  les  glaces,  et  quant  aux  tempêtes,  on  les  brave. 


LE    CAPITAINE    ROBINSON.  liïS 

Si  je  m'éloigne  de  ces  latitudes  pour  aller  au  Brésil,  ma  pêche  est 
manquée;  l'hiver  viendra,  et  je  ne  trouverai  plus  par  ici  que  des 
nuits  interminables  et  des  froids  à  geler  mon  équipage  en  plein 
midi.  N'êtes-vous  pas  bien  ici,  senhora?  N'ai-je  pas  mis  à  votre  dis- 
position tout  ce  que  j'ai  de  meilleur,  de  plus  précieux  et  de  plus 
comfortable  ? 

—  Baleines  à  l'avant!  cria  tout  à  coup  le  marin  placé  en  vigie  sur 
le  mât  de  misaine. 

A  cette  voix,  le  capitaine  Robinson  se  leva  comme  s'il  eût  été 
poussé  par  un  ressort;  son  œil  s'illumina  d'un  rayon  d'enthousiasme. 
—  Prenez  garde,  senhora,  prenez  garde  à  vous,  on  va  mettre  les 
pirogues  à  flot! 

—  Baleines  à  l'arrière  et  à  tribord!  cria  l'autre  matelot  perché 
sur  les  barres  du  grand  perroquet.  Les  baleiniers  s'agitèrent  tous 
à  la  fois  ;  leurs  pas  précipités  ébranlèrent  le  pont  dans  toute  sa  lon- 
gueur. Dona  Isabela  regagna  sa  cabine  aussi  vite  que  le  lui  permet- 
tait son  état  de  faiblesse.  La  Joaquinha,  qui  soutenait  sa  démarche 
chancelante,  se  retourna  plus  d'une  fois  pour  lancer  sur  le  capi- 
taine Robinson  des  regards  courroucés.  Elle  ne  comprenait  pas 
qu'un  désir  de  sa  maîtresse  ne  fût  pas  un  ordre  pour  lui.  «  Ah! 
murmurait-elle  en  descendant  l'escalier,  si  le  navire  était  com- 
mandé par  ce  jeune  homme  blond  aux  yeux  bleus  qu'ils  nomment 
M.  James,  on  aurait  plus  d'égards  pour  nous!...  » 

Durant  tout  le  jour,  les  pirogues  de  pêche,  manœuvrées  par  des 
bras  nerveux,  sillonnèrent  l'Océan,  à  la  poursuite  des  baleines.  Plus 
d'un  harpon  lancé  avec  adresse  s'enfonça  sur  le  dos  des  grands 
cétacés,  dont  le  sang  se  mêla  à  l'écume  des  flots.  Tout  autour  du 
navire,  il  se  livra  des  combats  acharnés;  mais  la  résistance  était 
vive  de  la  part  des  baleines  attaquées.  Le  capitaine  Robinson  suivit 
d'abord  avec  sa  longue-vue,  et  sans  y  prendre  une  part  active,  les 
péripéties  de  cette  lutte  prolongée;  bientôt,  emporté  par  son  ar- 
deur, il  se  jeta  dans  un  canot  et  courut  rejoindre  les  pirogues  au 
plus  fort  de  la  mêlée.  Il  était  là,  les  cheveux  au  vent,  pareil  à  un 
triton,  excitant  ses  matelots  du  geste  et  de  la  voix.  Les  baleines  se 
montraient  ce  jour-là  d'une  humeur  intraitable.  A  peine  piquées, 
elles  plongeaient  à  des  profondeurs  incommensurables,  puis  reve- 
naient à  la  surface  de  l'eau  en  bondissant  avec  fureur.  Il  fallut  plu- 
sieurs fois  couper  au  plus  vite  les  lignes  fixées  sur  les  harpons  pour 
empêcher  les  pirogues  de  couler  à  pic.  L'une  de  ces  embarcations, 
dans  laquelle  le  capitaine  Robinson  avait  pris  place,  fut  brisée  en 
deux  morceaux  par  la  queue  arquée  d'une  baleine  comme  une 
paille  sous  la  faucille  d'un  moissonneur.  Secouru  à  temps  par  les 
hommes  de  l'équipage,  le  capitaine  fut  sauvé;  mais  deux  de  ses 
matelots  périrent,  broyés  sous  le  coup  terrible  que  le  monstre  leur 


1A4  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avait  asséné.  Dans  cette  journée  qui  promettait  d'être  si  fructueuse, 
leJonas  ne  put  amariner  qu'une  seule  baleine  de  moyenne  grosseur. 

—  Voilà  un  premier  malheur  !  dirent  les  baleiniers  en  revenant 
à  bord. 

—  Dieu  veuille  qu'il  ne  soit  pas  suivi  de  plusieurs  autres!  répliqua 
un  harponneur;  le  capitaine  l'a  échappé  belle,  c'est  à  lui  que  la 
baleine  en  voulait. 

Après  avoir  changé  de  vêtemens,  le  capitaine  Robinson  fit  distri- 
buer une  double  ration  de  rhum  à  son  équipage.  Pour  ne  pas  laisser 
ses  hommes  sous  l'impression  de  l'accident  qui  l'avait  privé  de  deux 
de  ses  meilleurs  marins,  il  affectait  de  célébrer  comme  une  victoire 
complète  un  mince  succès  trop  chèrement  acheté. 

—  Mes  amis,  leur  dit-il,  du  courage!  et  demain  je  vous  mènerai 
de  nouveau  à  l'assaut...  Les  baleines  sont  là  qui  nous  entourent; 
n'ayez  pas  peur  de  leurs  grimaces,  et  nous  ferons  une  pêche  abon- 
dante. 

Cette  courte  allocution  ne  réchauffa  guère  le  courage  des  mate- 
lots, qui  commençaient  à  perdre  confiance.  Le  capitaine  Robinson, 
déconcerté,  lui  aussi,  de  l'échec  qu'il  venait  de  subir,  descendit  dans 
la  cabine,  où  dona  Isabela,  tout  effrayée  du  bruit  que  l'on  faisait  au- 
dessus  d'elle  en  hissant  les  pirogues  hors  de  l'eau,  se  tenait  immo- 
bile, la  tête  dans  ses  mains. 

—  Quoi  donc,  senhora!  dit  le  capitaine  Robinson  avec  un  sourire 
forcé,  vous  avez  peur,  ce  bruit  vous  inquiète?...  Mais  vous  ignorez 
donc  que  nous  venons  de  livrer  une  bataille  rangée  aux  monstres 
marins  !  Oh  !  nous  sommes  maintenant  dans  des  parages  excellens. 
Encore  huit  jours,  et  le  Jonas  sera  chargé  en  plein.  Les  baleines 
sont  vaillantes,  j'en  conviens;  mais  le  principal,  c'est  de  les  trou- 
ver. Vous  entendez,  senhora;  une  fois  mon  navire  rempli,  rien  ne 
m'eqapêche  plus  de  retourner  sur  mes  pas;  en  faisant  voile  pour 
Boston,  je  touche  à  Rio-de -Janeiro.  Huit  jours,  je  ne  vous  de- 
mande plus  que  huit  jours!...  Pour  conjurer  le  froid  qui  vous  fait 
souffrir,  allumez  du  feu  dans  ce  petit  poêle,  et  vous  sentirez  renaî- 
tre autour  de  vous  la  douce  chaleur  des  tropiques...  Ouvrez  ce 
meuble,  vous  y  trouverez  des  châles  de  l'Inde  pour  envelopper  vos 
pieds...  Je  voudrais  vous  faire  ici  une  petite  chapelle  comme  les 
Chinois  en  établissent  dans  leurs  maisons  pour  y  rendre  un  culte 
assidu  à  leurs  divinités  familières...  Vous  voyez  bien  que  je  suis 
disposé  à  vous  obéir,  quoiqu'il  m'en  coûte  plus  que  vous  ne  pouvez 
le  comprendre.  Huit  jours  encore,  et  nous  courrons  droit  sur  les  îles 
Falkland  pour  atteindre  sans  retard  les  côtes  du  Brésil. 

—  Est-ce  vrai  au  moins,  ce  que  vous  dites  là?  interrompit  brus- 
quement la  négresse. 

—  Foi  de  genileman!  répondit  le  capitaine;  encore  huit  journées 


LE    CAPITAINE    ROBINSON.  145 

de  pèche,  et  je  reviens  sur  mes  pas  triomphant,  doublement  triom- 
phant d'avoir  arraché  du  fond  des  eaux  tant  d'énormes  baleines 
et... 

—  Et  mie  pauvre  jeune  fdle  sans  appui,  dont  la  vie  dépend  de 
vous,  ajouta  dona  Isabela  en  essayant  de  sourire. 

—  Non,  non,  senhoral  dites  plutôt  une  noble  créature  que  le  des- 
tin a  envoyée  à  mon  bord  pour  me  consoler,  par  un  rapide  séjour 
auprès  de  moi,  des  ennuis  de  ma  rude  existence...  Quand  vous  se- 
rez près  de  votre  père,  senhora^  vous  ne  songerez  qu'avec  horreur 
aux  jours  que  vous  aurez  passés  ici.  On  vous  unira  à  quelque  fidalgo 
jeune,  riche,  bien  fait,  et  vous  oublierez  près  de  lui,  au  sein  d'une 
famille  heureuse,  la  captivité  forcée  qui  vous  est  imposée  ici...  Vous 
rejetterez  loin  de  vous  le  souvenir  de  ces  instans  qui  sont  pour  moi 
les  plus  précieux  de  toute  ma  vie  ! 

A  la  pensée  de  revoir  le  pays  natal ,  de  sentir  sous  leurs  pieds  la 
terre  ferme  et  le  sol  brûlant  des  tropiques,  les  deux  femmes,  la 
jeune  maîtresse  et  la  vieille  esclave,  ne  purent  retenir  leurs  larmes; 
elles  en  étaient  si  éloignées  encore  ! 

—  Je  voulais  réjouir  votre  pauvre  cœur  attristé,  reprit  le  capi- 
taine Robinson,  et  voilà  que  je  vous  fais  pleurer.  Peut-être  en  ai-je 
trop  dit.  Ah  !  vous  ne  savez  pas  combien  de  jours,  de  semaines,  de 
mois,  nous  restons  sans  rien  dire,  nous  autres  marins,  sans  donner 
un  libre  cours  aux  pensées  qui  nous  agitent!  Toujours  lutter  contre 
les  élémens,  dompter  la^olonté  chez  ceux  qui  doivent  nous  obéir, 
nous  endurcir  nous-mêmes  contre  toutes  les  émotions ,  voilà  notre 
vie  de  chaque  jour!  Et  pourtant  nous  y  trouvons  un  charme  irré- 
sistible... jusqu'à  ce  qu'il  nous  arrive  d'entrevoir  une  existence  plus 
calme,  qui  aurait  pu  être  la  nôtre!  Il  y  a  bien  de  la  faiblesse,  allez, 
au  fond  du  cœur  en  apparence  le  plus  fermé  aux  tendres  aspira- 
tions! La  source  des  larmes  se  cache,  elle  aussi,  sous  le  marbre  et 
le  granit.  —  Puis,  s' arrêtant  tout  à  coup  comme  si  la  voix  lui  eût 
manqué,  le  capitaine  Robinson  fit  une  longue  pause.  —  Voyons, 
reprit-il  d'un  accent  moins  animé,  je  parle  là  comme  une  vieille 
femme...  Résumons -nous;  je  voulais  vous  dire  tout  simplement 
ceci,  senhora:  ayez  courage,  prenez  patience!  Avant  peu,  je  ferai 
route  pour  votre  pays,  et  je  vous  remettrai  moi-même  saine  et  sauve 
entre  les  bras  de  votre  père... 

—  Dieu  vous  entende,  répondit  la  jeune  fille,  et  qu'il  vous  bé- 
nisse ! 

—  Pardon ,  reprit  le  capitaine  en  revenant  sur  la  porte  de  la  ca- 
bine qu'il  venait  de  quitter;  on  va  faire  encore  bouillir  durant  toute 
la  nuit  ces  chaudières  à  l'odeur  fétide  qui  servent  à  fondre  la  graisse 
des  baleines.  Ouvrez,  s'il  vous  plaît,  le  coiTret  qui  est  là  près  de 

TOME  XXXVU.  10 


146  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

VOUS  :  il  renferme  un  choix  complet  des  plus  exquis  parfums  que 
produisent  les  îles  de  la  Sonde.  Il  y  a  plus  de  choses  que  vous  ne 
le  soupçonnez  dans  ce  navire,  qui  est  depuis  quinze  ans  mon  unique 
demeure. 

IV. 

—  Quelle  est  la  route  pour  demain,  capitaine?  demanda  le  second 
du  Jo7ias,  M.  James. 

—  Au  sud,  toujours  au  sud,  tant  que  les  vents  nous  y  portent  et 
tant  que  la  saison  n'est  pas  trop  avancée.  Finissons  la  pêche,  mon- 
sieur, dussions-nous  courir  jusqu'au  pôle! 

A  cette  réponse  vivement  articulée,  l'officier  ne  put  s'empêcher 
de  regarder  avec  étonnement  le  capitaine  Robinson ,  dont  les  traits 
portaient  l'empreinte  d'une  exaltation  singulière. 

—  Oui,  au  sud,  monsieur,  entendez -vous?  J'espère  compléter 
mon  chargement  avant  quinze  jours...  Les  baleines  sont  là,  devant 
nous,  et  je  suis  décidé  à  les  poursuivre  à  outrance. 

Le  navire  continua  donc  sa  route  droit  au  sud,  se  rapprochant 
toujours  des  âpres  régions  qui  avoisinent  le  pôle  austral.  Le  lende- 
main, il  tomba  de  la  neige  fondue;  le  jour  suivant,  de  gros  nuages 
noirs,  gonflés  comme  des  outres,  versèrent  à  torrens  d'énormes  grê- 
lons, qui  s'enfonçaient  dans  la  mer  comme  des  balles.  Le  froid  ne 
sévissait  pas  encore  d'une  façon  rigoureuse;  mais  la  mer,  battue 
par  les  premières  rafales  de  l'automne,  se  soulevait  avec  violence. 
Le  ciel  prenait  cet  aspect  sombre  et  menaçant  particulier  aux  lati- 
tudes désolées  sous  lesquelles  l'homme  ne  pénétrerait  jamais,  s'il 
n'était  poussé  par  l'esprit  d'aventure  et  soutenu  par  l'appât  du  gain. 
heJonas  marchait  avec  une  rapidité  extrême;  on  eût  dit  qu'il  était 
traîné  à  la  remorque  par  les  grandes  baleines  qui  bondissaient  de- 
vant lui.  L'état  de  la  mer,  trop  agitée,  ne  permettait  point  de  leur 
livi-er  bataille.  Elles  couraient  toujours,  se  jouant  avec  une  agilité 
merveilleuse  à  travers  les  vagues  gigantesques;  l'eau  salée  qui  jail- 
lissait de  leurs  évens  s'élevait  çà  et  là  en  jets  abondans,  comme  les 
gerbes  puissantes  qui  s'épanouissent  dans  nos  jardins  publics  aux 
jours  de  fête. 

Appuyé  sur  la  lisse,  le  capitaine  Robinson  suivait  d'un  œil  impa- 
tient la  marche  des  baleines,  qui  semblaient  fuir  devant  lui. 

—  Voilà  un  gibier  qui  nous  fera  courir  bien  longtemps ,  dit 
M.  James  en  secouant  la  tête. 

—  Le  Jonas  a  les  jambes  longues,  monsieur,  répliqua  le  capi- 
taine 

—  Sans  doute,  répondit  M.  James,  il  a  fait  plus  de  milliers  de 


LE    CAPITAINE    ROBINSON.  147 

lieues  que  je  ne  compte  d'années;  mais  les  gambades  de  ces  lourdes 
bêtes  nous  annoncent  du  gros  temps.  A  force  de  marcher  au  sud, 
nous  trouverons  les  froids  du  pôle. 

—  Je  veux  terminer  ma  pèche  avant  la  fin  de  la  saison ,  dit  ré- 
solument le  capitaine;  encore  une  demi -douzaine  de  ces  grosses 
bêtes-là,  et  le  ventre  du  Jonas  sera  tout  plein.  Mettez  dehors  au- 
tant de  toile  que  la  mâture  pourra  en  porter. 

Après  avoir  ainsi  parlé,  le  capitaine  Robinson  se  mit  à  se  prome- 
ner sur  le  pont.  Le  roulis  du  navire  l'obligeait  à  s'arrêter  à  chaque 
pas  pour  conserver  son  équilibre.  L'eau  du  ciel  et  l'eau  de  la  mer 
rendaient  glissantes  les  planches  humides  du  tillac.  Enveloppé  d'un 
caban  à  capuchon  et  chaussé  de  grandes  bottes  fourrées,  le  hardi 
marin  semblait  jeter  un  défi  aux  élémens.  Les  hommes  intrépides 
et  aguerris  sont  sujets  à  se  laisser  exalter  par  la  vue  du  péril,  et 
alors  ils  n'ont  plus  qu'un  désir,  celui  de  s'y  jeter  tète  baissée.  Jus- 
qu'ici, le  Jonas  ne  courait  cependant  aucun  danger;  solidement 
construit  et  monté  par  un  nombreux  équipage,  il  avait  supporté 
bien  des  tempêtes,  auprès  desquelles  la  grande  brise  qui  le  portait 
en  avant  n'était  qu'un  léger  zéphyr;  mais  il  y  avait  dans  la  couleur 
plombée  du  ciel,  dans  la  marche  rapide  des  vagues  et  dans  le  sourd 
murmure  du  vent  comme  l'annonce  d'un  ouragan  prochain.  Aucun 
de  ces  présages  menaçans  n'échappait  au  capitaine  Robinson;  seu- 
lement il  était  résolu  à  engager  la  lutte  et  à  ne  pas  céder. 

A  midi,  l'état  brumeux  de  l'atmosphère  ne  lui  laissant  aucune 
chance  d'observer  le  soleil,  il  descendit  l'escalier  de  la  cabine  pour 
aller  prendre  un  peu  de  repos.  La  Joaquinha  l'arrêta  au  pied  de 
l'escalier  :  —  Capitaine,  lui  dit-elle,  le  roulis  fatigue  ma  maîtresse 
et  l'empêche  de  prendre  aucun  repos...  Elle  étouffe  dans  la  cabine. 

—  J'en  suis  fâché,  j'en  suis  désolé,  répondit  le  marin,  d'autant 
plus  qu'il  lui  serait  impossible  de  rester  deux  minutes  sur  le  pont. 
Demande-lui  si  je  puis  entrer. 

A  bord  d'un  navire,  les  passagers,  les  femmes  surtout,  voient 
dans  celui  qui  commande  un  être  supérieur  de  qui  dépendent  les 
vents  et  les  flots  :  sa  présence  les  rassure,  ses  parxDles  leur  rendent 
le  courage.  Dona  Isabela  fit  donc  appeler  le  capitaine  Robinson.  Ce- 
lui-ci trouva  la  jeune  Brésilienne  ramassée  sur  elle-même  au  fond 
du  canapé  comme  une  divinité  bouddhique  ;  elle  avait  les  traits  al- 
térés, le  teint  pâle  et  l'oeil  languissant. 

—  Eh  bien!  monsieur,  lui  dit-elle,  vous  voulez  donc  me  faire 
mourir  ici?  De  grâce,  je  vous  en  conjure,  ramenez-nous  vers  le 
soleil  ! 

—  Encore  cinq  jours,  accordez-moi  cinq  jours,  répondit  le  capi- 
taine, et  j'accomplirai  ma  promesset 


148  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Cinq  jours,  c'est  bien  long  quand  on  souffre  !  Savez-vous  que 
je  suis  ici  comme  dans  une  prison  ! 

—  Cette  cabine,  une  prison!  s'écria  le  capitaine;  mais  qu'y 
manque-t-il  donc?...  J'ai  mis  dix  ans  à  la  décorer  des  plus  curieux 
objets  que  j'aie  pu  rassembler  dans  les  cinq  parties  du  monde.  Vou- 
lez-vous que  je  vous  dise  toute  ma  pensée,  senhorn?  J'avais  envie 
de  vous  emmener  à  travers  le  Pacifique,  de  vous  garder  à  bord 
pendant  toute  une  campagne  qui  n'eût  pas  duré  moins  de  deux  an- 
nées. Rien  ne  m'aurait  manqué  durant  cette  longue  navigation  :  la 
mer,  l'immense  étendue,  l'horizon  sans  bornes  autour  de  moi,  et 
quand  vous  l'auriez  permis,  quelques  instans  passés  près  de  vous!... 
Mais  la  mer  vous  est  odieuse... 

—  Monsieur,  répliqua  dona  Isabela,  vous  m'avez  promis  de  me 
conduire  près  de  mon  père... 

—  Et  je  tiendrai  ma  promesse,  senhora^  mais  vous,  vous  ne  re- 
jetterez pas  la  prière  que  je  vous  adresse,  n'est-ce  pas?  Je  vous 

demande  quelques  jours  encore Si  vous  pouviez  contempler  de 

dessus  le  pont  la  mer  qui  écume  à  perte  de  vue  et  devant  nous  les 
puissantes  baleines  qui  folâtrent  comme  un  de  ces  troupeaux  de 
monstres  marins  qu'on  voit  dans  les  tableaux  mythologiques!...  Ce 
sont  là  des  spectacles  enivrans  ;  tout  est  beau  d'un  bout  à  l'autre 
du  globe  pour  qui  sait  voir  et  comprendre.  Puis,  quand  on  a  lutté, 
combattu,  souffert  sous  ces  latitudes  terribles,  on  va  prendre  terre 
sous  les  tropiques,  dans  quelqu'une  de  ces  îles  enchantées  où  la 
vie  est  si  douce,  si  facile,  qu'on  n'a  rien  à  faire  qu'à  rêver  à  l'ombre 
des  palmiers... 

—  C'est  cette  terre-là  que  je  vous  prie  de  me  rendre,  dit  la  Bré- 
silienne avec  animation;  c'est  la  mienne,  la  seule  où  je  puisse 
vivre... 

—  Je  vous  la  rendrai,  vous  dis-je;  mais  quand  vous  aurez  quitté 
mon  navire,  est-ce  que  je  pourrai  jamais  revenir  habiter  cette  ca- 
bine? Oh!  non,  elle  restera  close  pour  toujours;  j'en  ferai  clouer  la 
porte  afin  d'y  renfermer  votre  souvenir...  Comprenez -vous  bien, 
senliora,  ce  qui  se  passe  en  moi  dans  ce  moment?  Non,  j'en  suis  sûr. 
Permettez  que  je  vous  le  dise.  Au  milieu  des  périls  de  l'Océan,  du 
bruit  de  la  mer  agitée,  dans  ces  régions  maudites,  vous  conservez 
au  fond  de  votre  cœur  l'image  vivante  de  quelque  merveilleuse  val- 
lée où  s'est  écoulée  votre  enfance,  où  vous  voudriez  à  tout  prix  être 
transportée  par  la  baguette  d'une  fée.  Eh  bien!  ce  qui  vous  tour- 
mente ,  ce  que  vous  voudriez  avoir,  ce  qui  vous  fait  pleurer  de  re- 
gret, ce  que  vous  n'avez  que  par  l'imagination,  moi  je  l'ai  dans  la 
réalité.  Au  milieu  de  ces  froides  solitudes  où  règne  la  tempête , 
dans  ces  parages  hantés  par  Jes  plus  fantastiques  animaux  de  la 


LE    CAPITAINE    ROBINSON.  149 

création,  j'ai  là,  dans  mon  navire,  dans  cette  cabine,  un  sanctuaire 
béni  qui  renferme  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  suave,  de  plus  délicat, 
de  plus  choisi  et  de  plus  digne  de  respect  dans  la  nature,  une  jeune 
fille  sans  défense ,  sans  appui ,  que  les  périls  de  la  mort  envelop- 
paient de  toutes  parts,  et  qu'il  m'a  été  donné  de  sauver. 

—  Chut!  fit  la  négresse  Joaquinha  en  posant  un  doigt  sur  ses 
lèvres;  silence,  capitaine,  ma  maîtresse  est  endormie. 

—  Endormie  !  murmura  le  capitaine  Robinson  avec  un  peu  d'hu- 
meur. Après  tout,  elle  ne  peut  rien  comprendre  aux  rêves  qui  m'a- 
gitent. Il  n'y  a  jamais  qu'une  idée  à  la  fois  dans  le  cœur  d'une  jeune 
fille  :  celle-ci  est  tourmentée  du  désir  de  revoir  son  pays.  L'amour 
de  la  terre  natale  la  tiendra  tant  qu'elle  sera  ici...  Une  fois  revenue 
dans  sa  famille,  un  autre  amour  s'emparera  d'elle,...  puis  viendra 
l'amour  maternel...  Tous  les  travaux,  toutes  les  inquiétudes  et  les 
fatigues  de  la  vie  sont  pour  nous  autres  hommes  ! 

Sortant  sans  bruit  de  la  cabine,  le  capitaine  Robinson  alla  jeter 
un  coup  d'œil  sur  ses  cartes  marines.  Il  prit  ses  compas  et  mesura 
la  route  suivie  par  le  Jonas  depuis. que  le  cap  Horn  était  hors  de 
vue.  D'après  ses  calculs,  le  navire  devait  avoir  dépassé  le  65^  degré 
de  latitude  sud.  Le  soir,  une  neige  épaisse  s'abattit  sur  le  pont; 
durant  la  nuit,  le  froid  devint  assez  intense,  et  les  cordages,  durcis 
par  la  gelée,  glaçaient  les  mains  des  matelots.  Ceux-ci  commen- 
taient à  murmurer;  ils  s'effrayaient  de  voir  le  capitaine  courir  en 
aveugle  au-devant  d'une  mort  inévitable.  Il  régnait  à  bord  un  sourd 
mécontentement;  tous  accusaient  leur  chef  de  tenter  la  Providence 
et  de  mépriser  les  avertissemens  d'en  haut.  Vers  une  heure  du  ma- 
tin, l'Irlandais,  qui  se  trouvait  à  la  barre  du  gouvernail,  poussa  un 
cri  perçant.  Le  second  du  navire,  M.  James,  qui  commandait  le 
quart,  courut  vers  lui. 

—  Qu'avez-vous?  lui  demanda-t-il. 

—  Je  l'ai  vu,  monsieur,  il  est  à  l'arrière  du  navire;  c'est  lui  qui 
nous  pousse,  et  voilà  pourquoi  le  Jonas  marche  comme  s'il  avait 
des  ailes... 

—  Vous  rêvez,  Patt  (1),  répondit  l'officier. 

—  Non,  monsieur,  sur  mon  âme,  je  l'ai  vu;  il  me  regardait  en 
ricanant  avec  sa  face  verdie  par  la  mer  et  fracassée  par  la  balle  du 
capitaine...  Nous  sommes  perdus!  Ne  sentez- vous  pas  comme  le  na- 
vire s'enlève  sur  la  vague? 

—  Je  vais  vous  faire  relever,  Patt,  allez  vous  reposer...  II  faut 
mettre  deux  hommes  à  la  barre. 

Les  deux  hommes  qui  remplacèrent  l'Irlandais  saisirent  la  barre 

(1)  Abréviation  ^e  Patrick. 


150  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

d'une  main  tremblante.  —  Le  froid  vous  glace,  mes  amis,  leur  dit 
l'oflicier;  vous  vous  serez  bientôt  réchauffés  à  tenir  le  navire  en 
route;  il  se  lance  d'un  bord  à  l'autre  comme  un  cheval  emporté. 

Tout  en  appuyant  leurs  mains  calleuses  sur  la  roue  du  gouver- 
nail, les  deux  matelots  se  parlaient  à  voix  basse.  Ce  n'était  pas  le 
froid  qui  les  faisait  frissonner,  car  la  sueur  perlait  sur  leurs  fronts. 
Une  vague  rumeur  circulait  parmi  l'équipage  :  les  marins  disaient 
qu'on  avait  aperçu  autour  du  Jonas  le  corps  du  naufragé  courant 
sur  les  flots,  et  que  par  instans  il  se  tenait  à  l'arrière  du  navire, 
qu'il  poussait  de  ses  mains  crispées.  Aucun  d'eux  ne  l'avait  vu  de 
ses  yeux,  et  tous  affirmaient  cependant  qu'il  s'était  montré,  L'Ir- 
landais, plus  explicite  dans  ses  déclarations,  avouait  qu'il  avait  été 
pris  de  vertige  en  se  penchant  au-dessus  des  tourbillons  d'écume 
soulevés  par  le  sillage  du  Jonas-,  mais  il  lui  paraissait  indubitable 
que  la  terrible  apparition  se  tordait  au  milieu  des  remous  qui  se 
formaient  derrière  le  gouvernail.  Ce  qui  demeurait  certain,  c'est 
que  la  peur  qui  couvait  depuis  quelques  jours  dans  l'esprit  des  ma- 
telots faisait  3xplosion  sous  l'influence  du  découragement., En  muti- 
lant d'un  coup  de  sa  carabine  le  visage  inanimé  du  marin  auquel 
il  n'avait  pas  daigné  accorder  la  sépulture,  le  capitaine  Robinson 
avait  attiré  sur  le  navire  et  sur  l'équipage  un  mauvais  sort  qu'il  ne 
pouvait  conjurer  qu'en  périssant  lui-même;  restait  à  savoir  si  les 
gens  de  l'équipage  étaient  condamnés  à  périr  à  cause  de  lui.  Les 
baleines  fuyant  toujours  devant  la  proue  du  Jonas  n'étaient  plus 
aux  yeux  de  ces  hommes  consternés  que  des  monstres  fantastiques 
qui  l'entraînaient  forcément  jusqu'au  milieu  des  glaces  du  pôle.  Et 
pendant  que  ces  craintes  répandues  dans  les  imaginations  paraly- 
saient le  courage  des  marins  les  plus  énergiques,  le  vent  redeublait 
de  violence.  Quand  le  jour  parut,  l'ouragan  se  déchaînait  dans  toute 
sa  force.  Le  navire  diminuait  de  voiles  d'heure  en  heure;  il  ne  put 
bientôt  plus  en  porter  aucune.  Le  vent,  qui  s'engouffrait  dans  les 
cordages  avec  un  sifflement  sinistre,  le  chassait  toujours  en  avant 
avec  une  rapidité  effrayante,  et  les  vagues,  profondes  comme  des 
vallées,  hautes  comme  des  montagnes,  se  le  renvoyaient  l'une  l'autre 
en  le  couvrant  d'écume.  Il  n'était  plus  temps  de  retourner  en  ar- 
rière, aucune  force  humaine  n'aurait  pu  tenir  tète  à  l'ouragan.  Le 
navire  on  était  réduit  à  fuir  sous  le  vent  aussi  longtemps  que  du- 
rerait la  tempête.  La  journée  se  passa  dans  des  angoisses  que  tous 
les  baleiniers,  jeunes  et  vieux,  partageaient  au  même  degré.  Le  ca- 
pitaine Robinson,  silencieux,  mais  non  résigné,  regardait  d'un  œil 
hagard  la  mer  en  furie  et  ses  matelots  terrifiés.  Il  n'ignorait  pas  les 
secrètes  pensées  de  son  équipage,  et  si  par  la  forte  trempe  de  son 
caractère  il  se  mettait  au-dessus  des  appréhensions  superstitieuses 


LE    CAPITAINE    ROBINSON.  151 

qui  obsédaient  les  hommes  soumis  à  son  commandement,  il  sup- 
portait impatiemment  la  pensée  de  la  responsabilité  qui  pesait  sur 
lui.  Chaque  regard  de  l'un  de  ses  matelots  transis  de  froid  et  mouil- 
lés par  la  vague  qui  déferlait  sur  le  pont  semblait  lui  dire  :  Faut -il 
donc  que  nous  mourions  tous  pour  expier  la  faute  d'un  seul? 

V. 

Peu  à  peu  l'avant  du  navire,  qui  plongeait  dans  la  vague,  se  cou- 
vrit d'une  épaisse  couche  de  glace.  Le  Jonas,  obéissant  à  la  fureur 
des  vents,  ne  ralentissait  point  sa  course  désordonnée;  des  goélands 
aux  cris  sauvages,  mêlés  à  des  troupes  d'albatros,  l'escortaient  en 
se  jouant  dans  les  airs,  comme  pour  narguer  le  désespoir  des  ma- 
telots. Il  y  a  des  momens  où  l'homme  donnerait  un  empire  pour  les 
deux  ailes  d'un  oiseau.  La  négresse  Joaquinha,  sortant  à  grand'- 
peine  de  la  cabine  où  sa  jeune  maîtresse  tremblait  de  froid  et  de 
frayeur,  vint  appeler  à  haute  voix  le  capitaine  Robinson. 

—  Descendez,  monsieur,  descendez!  Ma  maîtresse  veut  vous 
voir.  Où  allons-nous?  où  nous  emportez-vous  ainsi?  Soyez  maudit, 
vous  qui  nous  entraînez  à  votre  suite  dans  les  ténèbres  glacées  de 
ces  régions  infernales  ! 

Le  capitaine,  un  peu  surpris  de  cette  rude  et  violente  interpella- 
tion, descendit  l'escalier.  Il  trouva  la  jeune  Brésilienne  retirée  au 
fond  de  la  cabine  comme  une  captive  blottie  au  fond  de  sa  prison. 

—  Nous  sommes  perdues,  monsieur?  demanda  dona  Isabela  en 
essayant  de  se  soulever.  N'est-ce  pas,  nous  sommes  perdues? 

—  Il  ne  dépend  plus  de  moi  de  retourner  en  arrière ,  répliqua  le 
capitaine.  A  l'impossible,  nul  n'est  tenu!  Demain,  nous  aurons  une 
cuirasse  de  glace  tout  autour  du  navire...  Comment,  Joaquinha!  tu 
as  laissé  s'éteindre  le  feu  du  poêle? 

—  Nous  ne  savons  point  nous  chauffer  au  feu,  nous  autres  gens 
des  tropiques,  répondit  la  négresse. 

Le  capitaine  ralluma  le  feu,  fit  flamber  quelques  morceaux  de 
charbon,  et  dit  avec  un  calme  sourire  :  —  Yoici  un  rayon  de  soleil, 
dona  Isabela! 

Celle-ci  secoua  tristement  la  tête.  —  Il  n'y  en  a  plus,  il  n'y  en 
aura  plus  pour  nous  ! . . . 

—  Peut-être!...  Quel  âge  avez-vous,  dona  Isabela?  Quinze  ans, 
seize  ans?... 

—  Ma  maîtresse  aura  seize  ans  demain,  répondit  la  négresse.  Ce 
jour  devait  être  une  fête  pour  elle!... 

—  Seize  ans,  bon  Dieu!  Je  dois  donc  vous  paraître  bien  vieux, 
moi,  avec  mes  quarante  années  qui  viennent  de  sonner  et  mes  che- 


152  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

veux  qui  grisonnent!  Seize  ans!  C'est  à  peine  si  vous  commencez  à 
vivre,  et  moi...  j'ai  fini.  Un  marin  est  fourbu  à  mon  âge...  Courir 
les  mers,  toujours  naviguer,  cela  m'ennuie  par  momens;  restera 
terre,  je  ne  le  puis...  Écoutez,  dona  Isabela;  il  y  a  peut-être  encore 
un  moyen  de  vous  sauver... 

—  De  nous  sauver!  s'écria  la  jeune  fille.  Est-il  possible  que  nous 
puissions  être  sauvées? 

La  négresse  ouvrait  de  grands  yeux,  ses  épaisses  narines  se  dila- 
taient; elle  restait  la  bouche  béante. 

—  Répondez  donc,  capitaine;  vous  dites  qu'il  y  a  un  moyen  de 
nous  arracher  aux  périls  qui  nous  menacent? 

—  On  le  dit!... 

—  Et  pourquoi  ne  pas  essayer,  capitaine? 

Le  capitaine  la  regarda  fixement.  La  possibilité  d'être  sauvée  l'a- 
vait tout  à  coup  ranimée.  L'espérance  est  si  prompte  à  renaître  dans 
le  cœur  le  plus  abattu  ! 

—  Répondez-moi,  capitaine,  reprit  la  jeune  fille  en  lui  prenant 
les  mains;  promettez-moi  de  tout  tenter  pour  nous  tirer  d'ici!  J'en- 
tends le  fracas  des  flots,  les  mugissemens  du  vent  qui  me  font  mou- 
rir de  peur;  le  froid  me  glace,  les  angoisses  me  rendent  à  moitié 
folle.  Si  je  n'avais  près  de  moi  la  bonne  Joaquinha,  j'aurais  déjà 
cessé  de  vivre...  Vous  ne  dites  rien;  c'est  donc  bien  difficile  à 
faire?... 

—  Oui  et  non,  répliqua  le  capitaine  Robinson. 

—  Que  voulez-vous  dire?  Moi,  je  n'entends  rien  à  vos  manœu- 
vres; sauvez-nous,  je  vous  en  prie  à  genoux,  et  je  vous  aurai  dû 
deux  fois  la  vie  ! 

—  Dona  Isabela,  ne  vous  mettez  pas  à  mes  genoux,  je  ne  le  veux 
pas...  Permettez-moi  seulement  de  baiser  votre  main! 

—  Encore  une  fois,  c'est  donc  bien  difficile,  ce  qu'il  s'agit  de 
faire  pour  nous  sauver? 

—  Je  vous  ai  répondu,  senhora...  Eh  bien!  non,  je  n'ai  pas  ré- 
fléchi à  ce  que  je  vous  demandais;  mettez  seulement  votre  main 
dans  la  mienne.  Maintenant  ma  résolution  est  prise,  bien  prise.  Un 
peu  plus  tôt,  un  peu  plus  tard,  qu'importe?  Ce  sera  donc  moi  qui 
quitterai  le  premier  ce  navire!...  Adieu,  dona  Isabela,  adieu!... 

—  Revenez,  je  vous  en  supplie,  revenez  au  plus  vite,  reprit  la 
jeune  fille;  nous  avons  si  grand'peur  ici  toutes  seules... 

Quand  il  remonta  sur  le  pont,  le  capitaine  Robinson  fut  épouvanté 
de  l'aspect  de  la  mer.  L'ouragan  se  déchaînait  avec  une  violence 
inouie.  Tout  l'avant  du  navire  était  balayé  par  les  lames  furieuses, 
et  les  matelots,  réfugiés  à  l'arrière,  près  de  la  dunette,  se  tenaient 
dans  la  morne  attitude  de  gens  condamnés  à  périr.  Le  froid  blé- 


LE    CAPITAINE    ROBINSON.  153 

missait  leurs  visages,  altérés  par  la  frayeur;  leurs  dents  claquaient, 
et  l'eau  de  la  mer,  lancée  par  la  vague,  se  gelait  sur  leurs  vêtemens 
t  jusque  sur  leur  barbe. 

—  Mes  amis,  dit  le  capitaine  en  paraissant  au  milieu  d'eux,  voilà 
qui  va  mal,  n'est-ce  pas?  Un  mauvais  sort  nous  poursuit!  qu'en 
dis-tu,  toi,  Patt  l'Irlandais,  qui  as  souvent  peur  de  ton  ombre? 

L'Irlandais  releva  la  tête  et  regarda  en  face  le  capitaine  Robinson. 

—  J'ai  vu  ce  que  j'ai  vu,  monsieur;  les  morts  se  vengent  comme 
les  vivans  des  insultes  qu'ils  ont  reçues. 

—  J'aurais  bien  envie  de  te  briser  la  tête,  à  toi  aussi,  avec  ma 
carabine,  pour  t' apprendre  à  me  répondre  insolemment,  dit  le  ca- 
pitaine Robinson;  mais  je  n'en  ferais  pas  sortir  les  folles  imagina- 
tions qui  s'y  sont  logées.  Voyons,  qu'en  pensez-vous,  vous  autres? 
Croyez-vous  aussi  que  les  morts  reviennent  ? 

Personne  ne  répondit  ;  les  voix  tumultueuses  et  sinistres  des  flots 
déchaînés  semblaient  parler  du  fond  des  abîmes  pour  ceux  qui  res- 
taient muets. 

—  Monsieur  James,  dit  le  capitaine  à  son  premier  officier,  des- 
cendez dans  la  cabine  pour  rassurer  par  votre  présence  la  jeune 
fille  que  vous  avez  sauvée... 

Puis,  s' adressant  de  nouveau  à  ses  matelots  :  —  On  dirait  que 
vous  n'avez  jamais  vu  de  tempêtes! 

—  Jamais  de  pareille  à  celle-ci,  répliqua  à  voix  basse  un  vieux 
harponneur  ! 

—  Toi  aussi,  Dick,  tu  perds  la  tête!  s'écria  le  capitaine;  le  ver- 
tige s'est  emparé  de  vous,  mes  amis.  Eh  bien!  qui  de  vous  oserait 
me  jeter  à  la  mer?  C'est  pourtant  le  moyen  de  tout  sauver;  vous 
l'avez  pensé,  vous  l'avez  même  dit  plus  d'une  fois  !  Croyez-vous  que 
je  n'aie  pas  eu  connaissance  de  vos  plaintes,  de  vos  murmures?  Il  y 
a  assez  longtemps  que  je  navigue  pour  être  au  fait  de  vos  rêves  su- 
perstitieux... J'ai  fait  une  promesse  que  je  ne  puis  plus  tenir;  j'ai 
manqué  la  pêche;  le  destin  m'est  contraire,  pourquoi?  Je  ne  sais; 
mais  je  me  sens  vaincu  par  une  puissance  supérieure;  à  vos  yeux, 
je  suis  un  être  maudit,  n'est-ce  pas?  C'est  moi  qui  suis  le  coupable 
et  moi  qui  dois  être  la  victime! 

Les  baleiniers  baissèrent  la  tête;  il  était  vrai  que  de  sinistres 
paroles  avaient  été  prononcées  par  eux  dans  le  paroxysme  de  la 
terreur. 

—  Tenez,  reprit  le  capitaine  Robinson,  vous  me  faites  pitié.  Vous 
n'osez  regarder  la  mort  en  face,  et  pourtant  elle  est  toujours  là  qui 
rôde  autour  de  nous.  N'est-ce  donc  pas  votre  métier,  à  vous,  de  la 
braver  à  travers  les  mers,  d'un  pôle  à  l'autre?  Ah!  j'ai  compassion 
de  la  pauvre  jeune  fille  enfermée  là,  dans  cette  cabine,  et  qui  tremble 


154  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

à  chaque  coup  de  la  vague,  j'ai  compassion  même  de  cette  négresse 
dévouée  qui  sacrifierait  sa  vie  pour  sa  maîtresse  ;  mais  vous,  qui  êtes 
devenus  pareils  à  des  femmes,  je  vous  méprise.  Eh  bien!  s'il  faut  se 
dévouer  pour  quelqu'un,  je  me  dévouerai  pour  dona  Isabela,  et 
vous,  vous  serez  sauvés  par-dessus  le  marché... 

Ayant  ainsi  parlé,  le  capitaine  Robinson  mit  le  pied  sur  le  bord 
du  navire  et  se  précipita,  la  tête  la  première,  dans  l'abîme  mugis- 
sant qui  s'entr'ouvrait  pour  l'engloutir.  Les  matelots  épouvantés 
poussèrent  un  cri  qui  fut  entendu  dans  la  cabine  malgré  le  tumulte 
des  flots.  M.  James  s'élança  vivement  sur  le  pont,  cherchant  des 
yeux  le  capitaine  Robinson ,  qui  venait  de  sombrer  sous  le  poids  de 
ses  lourds  vêtemens.  —  Où  est  le  capitaine?  demanda-t-il  avec  in- 
quiétude. 

—  Là  !  répondirent  les  baleiniers  en  montrant  la  mer. 

—  Malheureux,  qu'avez-vous  fait? 

—  Rien,  répliquèrent  les  matelots;  sur  notre  âme,  il  est  parti 
tout  seul,  de  son  plein  gré...  Il  a  entendu  la  voix  de  l'autre  qui 
l'appelait. 

—  Encore  une  fois,  s'écria  l'officier  en  s' armant  d'une  hache,  je 
vous  adjure  de  m' avouer  la  vérité  :  qui  de  vous  a  porté  la  main  sur 
lui? 

—  Personne  ne  l'a  touché ,  répliqua  un  vieux  harponneur  aux 
cheveux  gris.  Il  devait  périr,  c'est  vrai;  mais  qui  de  nous  eût  osé 
commettre  un  crime,  quand  nous  pouvons  tous  paraître  devant  Dieu 
d'un  moment  à  l'autre? 

—  C'est  donc  moi  qui  commande  maintenant,  dit  le  jeune  officier 
en  jetant  un  regard  d'anxiété  sur  le  navire  et  sur  la  mer  boulever- 
sée par  la  tempête.  Voulez-vous  m'entendre,  m'obéir?...  Tout  n'est 
pas  perdu  peut-être!...  Voyez  là-bas,  à  l'horizon,  ce  petit  coin  de 
ciel  qui  semble  s'éclaircir! 

—  Hurrah  !  répétèrent  en  chœur  les  baleiniers,  hurrah  ! 

—  Silence!  reprit  M.  James.  N'insultez  pas  par  vos  clameurs  à 
celui  dont  vous  avez  causé  la  mort  par  vos  folles  croyances. 

—  Folles  tant  que  vous  voudrez,  dit  le  maître  d'équipage;  il  n'en 
est  pas  moins  vrai  que  la  tempête  s'apaise. 

Vers  le  soir,  la  tempête  commença  en  effet  à  s'apaiser.  La  mer 
restait  encore  horriblement  agitée,  et  le  Jonas,  fatigué  par  les  va- 
gues, tremblait  dans  toute  sa  membrure;  mais  déjà  l'espérance,  qui 
va  toujours  au-devant  de  ce  que  souhaite  le  cœur  de  l'homme, 
montrait  à  l'équipage  les  flots  calmés  et  le  ciel  serein.  Chacun  reprit 
son  poste  avec  ardeur  et  obéit  avec  docilité  aux  ordres  du  nouveau 
capitaine.  Il  était  bien  temps  que  le  Jonns  sortît  de  ces  parages  in- 
hospitaliers; les  assauts  multipliés  qu'il  avait  dû  supporter  depuis 


LE    CAPITAINE    ROBINSON.  155 

deux  jours  et  deux  nuits  l'avaient  mis  hors  d'état  de  continuer  la 
pêche  de  la  baleine.  Conduit  par  M.  James,  le  pauvre  navire,  tout 
meurtri  et  faisant  beaucoup  d'eau,  reprit  lentement  la  route  du  cap 
Horn.  Il  dépassa  heureusement  les  îles  Malouines,  et  vint,  six  se- 
maines après  le  jour  où  avait  disparu  le  capitaine  Robinson,  jeter 
l'ancre  dans  la  vaste  rade  de  Rio-de- Janeiro 

Quelques  jours  après  l'arrivée  du  Jonas,  on  lisait  dans  la  gazette 
de  Rio-de-Janeiro  les  lignes  suivantes  :  «  Le  Jonas,  baleinier  amé- 
ricain, vient  de  mouiller  sur  notre  rade,  ramenant  à  son  bord  une 
jeune  fille  qui  appartient  à  l'une  des  premières  familleâ  de  cet  em- 
pire, dona  Isabela  de  Minhas.  Cette  jeune  personne  a  été  recueil- 
lie en  mer  par  le  navire  baleinier  après  le  naufrage  du  brick  pé- 
ruvien Nuestra-Seriora-del-Pilar,  qui  s'est  perdu  aux  environs  du 
cap  Horn  par  suite  de  sa  rencontre  avec  une  montagne  de  glace. 
Entraîné  par  un  ouragan  jusque  dans  le  voisinage  du  pôle  sud,  le 
Jonas  a  couru  les  plus  grands  dangers;  il  a  fait  des  avaries  considé- 
rables, et  il  lui  faudra  subir  de  grandes  réparations.  Le  capitaine 
ayant  péri  dans  la  tempête,  ce  bâtiment  a  été  conduit  ici  par  le 
second,  M.  James  Simpson,  de  Baltimore,  jeune  homme  d'une 
bonne  éducation  et  d'excellentes  manières,  qui  n'a  cessé  de  prodi- 
guer à  l'intéressante  jeune  fille  sauvée  par  lui  après  le  naufrage 
les  soins  les  plus  empressés.  Les  matelots  du  Jonas  disent  que  le 
capitaine  avait  perdu  la  tète  par  suite  du  chagrin  qu'il  éprouvait 
d'avoir  manqué  sa  pêche  en  portant  trop  au  sud,  et  qu'il  s'est  jeté 
lui-même  à  la  mer.  M.  James  Simpson  a  été  comblé  de  présens  par 
le  comte  de  Minhas,  qui  l'a  invité  à  venir  passer  dans  sa  résidence, 
située  à  deux  lieues  de  la  capitale,  tout  le  temps  que  son  navire 
restera  ici  en  réparation...  » 

La  Joaquinha,  ayant  entendu  lire  ce  récit,  haussa  les  épaules. 
«  Le  capitaine  Robinson,  dit-elle,  était  à  demi  fou  depuis  long- 
temps; il  nous  débitait  des  choses  extravagantes  au  milieu  des 
coups  de  vent  et  de  la  tempête ,  comme  si  nous  eussions  été  dans 
un  salon,  en  terre  ferme.  11  aimait  les  baleines  avec  tant  de  pas- 
sion, qu'il  les  aurait  volontiers  poursuivies  jusque  dans  les  en- 
trailles de  la  terre.  On  disait  aussi  qu'il  avait  commis  une  mauvaise 
action,  et  qu'un  fantôme  l'a  enlevé  par-dessus  le  bord...  C'est  pos- 
sible, mais  je  sais  bien  ce  qui  a  achevé  de  lui  tourner  la  tête  : 
c'est  que  ma  maîtresse,  au  lieu  d'écouter  ses  belles  phrases,  lui 
demandait  toujours  avec  instance  de  hâter  le  moment  où  il  lui 
serait  permis  de  le  quitter,  lui,  son  navire  et  ses  baleines.  » 

Th.  Pavie. 


LA 


BANQUE  DE  FRANCE 


LE  CREDIT 


Toutes  les  fois  que  la  Banque  de  France  juge  à  propos,  en  vue 
d'une  crise,  d'élever  le  taux  de  son  escompte  pour  sauvegarder  son 
encaisse,  cette  mesure  rencontre  de  nombreux  contradicteurs.  Il  y 
a  d'abord  ceux  qui,  tout  en  reconnaissant  à  la  Banque  le  droit  de 
prendre  des  mesures  préservatrices,  en  discutent  l'opportunité, 
parce  qu'ils  envisagent  les  faits  autrement  que  la  Banque,  et  qu'ils 
ne  croient  point  à  la  crise  que  celle-ci  paraît  redouter.  On  a  dit 
qu'il  n'y  avait  rien  de  brutal  comme  un  fait  :  cela  est  vrai  des  faits 
dont  l'évidence  éclate  à  tous  les  yeux;  mais  ces  faits-là  se  rencon- 
trent rarement  en  économie  politique  et  financière.  La  plupart  se 
présentent  au  contraire  sous  un  jour  plus  ou  moins  douteux,  qui 
laisse  nécessairement  assez  de  place  à  la  discussion.  jN'a-t-on  pas  vu, 
il  y  a  quelques  mois,  la  presse  ofiTicieuse,  les  avocats  mêmes  du  gou- 
vernement, traiter  de  calomnies  toutes  les  observations  qui  étaient 
présentées,  souvent  très  timidement,  sur  l'exagération  des  dépenses 
et  les  dangers  qui  pouvaient  en  résulter?  On  niait  les  découverts,  on 
niait  l'énormité  de  la  dette  flottante,  et  l'on  prétendait  que  jamais 
les  finances  de  l'état  n'avaient  été  mieux  conduites  et  plus  prospères. 
Gela  se  disait  encore  la  veille  même  du  jour  où  parut  le  mémoire  de 
M.  Fould,  qui  est  devenu  la  lumière  pour  tout  le  monde.  S'il  en  peut 
être  ainsi  pour  un  fait  qu'il  est  aisé  de  vérifier  par  le  calcul,  à  plus 


LA  BANQUE  DE  FRANCE  ET  LE  CREDIT.  157 

forte  raison  ces  fluctuations  s'expliquent-elles  dès  qu'il  s'agit  d'un 
fait  aussi  complexe,  aussi  difficile  à  démêler  qu'une  crise  et  même 
qu'un  embarras  financier.  S'il  y  a  des  symptômes  qui  annoncent 
l'une  ou  l'autre,  il  y  en  a  presque  toujours  qui  peuvent  les  faire 
mettre  en  doute;  aussi,  lorsque  la  Banque  croit  devoir  recourir  à 
des  mesures  restrictives,  on  voit  des  gens  contester  les  embarras 
mêmes  qui  justifient  l'opportunité  de  ces  mesures. 

Ce  qui  semble  plus  étonnant,  c'est  que  des  théories  se  soient 
produites  pour  contester  le  droit  même  que  possède  la  Banque  d'é- 
lever le  taux  de  son  escompte  et  l'avantage  qui  peut  en  résultera 
certains  momens.  La  Banque  de  France,  dit-on,  est  un  établissement 
public  qui  exerce  un  monopole  dans  l'intérêt  de  tous;  ce  monopole 
lui  confère  le  droit  d'émettre  seule  des  billets  qui  sont  acceptés 
comme  de  l'argent  comptant;  elle  a  de  plus,  grâce  à  la  confiance 
dont  elle  jouit,  le  privilège  d'attirer  de  nombreux  dépôts  auxquels 
elle  ne  paie  rien.  Supposons  qu'elle  émette  pour  800  millions  de 
billets  au  porteur  et  qu'elle  reçoive  pour  200  millions  de  dépôts  :  si 
nous  en  déduisons  400  millions  de  réserve  métallique  qu'elle  garde 
pour  faire  face  aux  remboursemens,  il  reste  600  millions,  qui  ne 
lui  coûtent  rien  et  pour  lesquels  elle  prélève  un  certain  intérêt.  La 
charge  attachée  au  monopole  consiste  en  ce  que  cet  intérêt  soit  le 
plus  minime  possible.  Pourquoi  n'en  serait -il  pas  de  la  Banque 
comme  des  chemins  de  fer?  Lorsqu'on  a  créé  le  monopole  des  che- 
mins de  fer,  on  leur  a  imposé,  en  retour  des  avantages  qu'on  leur 
accordait,  certaines  charges  qui  faisaient  compensation.  Ils  ont  dû 
notamment  ne  point  élever  leurs  tarifs  au-dessus  d'un  certain  chiffre, 
et  tous  les  jours  le  gouvernement,  appuyé  par  l'opinion  publique, 
presse  les  compagnies  pour  que  ce  maximum  soit  abaissé  le  plus 
possible.  La  Banque  de  France  est  dans  la  même  situation  :  son  ta- 
rif à  elle,  c'est  le  taux  de  l'escompte,  et  s'il  est  vrai  que  le  bas  prix 
des  transports  soit  utile  au  progrès  de  la  richesse  publique  en  ou- 
vrant de  nouveaux  débouchés  à  la  production  et  en  multipliant  les 
rapports  des  producteurs  et  des  consommateurs,  cela  doit  être  plus 
vrai  encore  du  taux  de  l'escompte,  du  loyer  du  capital,  qui  est  l'a- 
gent principal  du  mouvement  industriel  et  commercial,  tandis  que 
les  frais  de  transport  n'en  sont  que  l'accessoire.  Vainement  dans 
une  machine  rendra-t-on  plus  facile  l'action  des  rouages  secon- 
daires, si  l'on  néglige  le  moteur  principal  :  le  bas  prix  du  capital 
est  le  pivot  du  progrès  de  la  richesse  publique,  et  on  doit  l'obtenir 
de  la  Banque  en  retour  des  avantages  qu'on  lui  concède. 

En  posant  ainsi  la  question ,  comme  la  posent  les  adversaires  par 
principe  des  mesures  restrictives  de  la  Banque,  nous  ne  croyons  pas 
l'avoir  affaiblie,  nous  y  aurions  plutôt  ajouté  une  force  nouvelle  par 


158  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

la  comparaison  du  monopole  de  la  Banque  avec  celui  des  chemins 
de  fer.  Une  fois  sur  ce  terrain ,  chacun  tire  à  boulet  rouge  sur  la 
Banque  :  les  uns  lui  demandent  de  faire  argent  de  son  capital  social 
immobilisé  pour  augmenter  d'autant  ses  ressources  disponibles; 
d'autres  lui  conseillent  d'étendre  sa  circulation  fiduciaire  grâce  aux 
billets  de  50  francs,  dont  l'émission,  autorisée  par  la  loi  de  1857,  a 
été  ajournée  jusqu'à  ce  moment;  d'autres  se  contentent  de  lui  re- 
commander d'éplucher  les  bordereaux  qu'on  lui  présente  et  d'éli- 
miner les  uns  au  profit  des  autres.  Nous  ne  parlons  pas  de  ceux  qui 
se  prononcent  franchement  dès  le  premier  jour  pour  le  cours  forcé 
des  billets  de  banque,  et  voient  là  seulement  le  remède  à  tous  les 
maux,  la  panacée  universelle  pour  donner  le  capital  à  bon  marché. 
Cette  théorie  n'est  pas  encore  assez  généralement  admise  pour  mé- 
riter les  honneurs  d'une  discussion  en  règle.  Il  faut  se  défier  da- 
vantage de  celles  qui  tendent  au  même  but  sans  s'en  apercevoir,  et 
même  en  s'en  défendant.  Celles-ci  seules  sont  dangereuses,  parce 
qu'elles  conduisent  à  travers  des  sophismes  séduisans  vers  des  con- 
séquences qu'on  ne  voit  pas  d'abord,  et  qu'on  ne  peut  plus  éviter 
dès  qu'elles  apparaissent.  C'est  à  ce  point  de  vue  qu'un  écrit  non 
signé,  mais  dont  l'auteur  est  certainement  initié  aux  affaires,  mérite 
une  attention  sérieuse.  C'est  cet  écrit  même  qui  nous  montre  com- 
bien il  importe  d'éclairer  l'opinion  sur  les  dernières  mesures  prises 
par  la  Banque.  Il  a  pour  titre  :  La  Banque  de  France  et  la  fixité  du 
taux  de  l'escompte.  Nous  allons  d'abord  discuter  la  question  de  prin- 
cipe, nous  discuterons  ensuite  la  question  d'opportunité. 

Il  est  très  vrai  que  la  Banque  de  France  exerce  un  monopole, 
qu'elle  seule  a  le  droit  d'émettre  un  papier  qui  est  accepté  comme 
de  la  monnaie,  et  qui,  sans  être  un  capital  lui-même,  puisqu'il  n'est 
qu'une  promesse  de  payer  avec  la  signature  de  la  Banque  substituée 
à  celle  d'un  particulier,  n'en  fait  pas  moins  l'effet  pour  la  Banque 
d'un  capital  dont  elle  a  la  libre  disposition  et  qu'elle  peut  prêter 
comme  elle  prêterait  des  espèces  métalliques.  Si  cette  émission  de 
billets  atteint  800  millions  et  que  la  Banque  attire  de  plus  à  elle,  par 
la  confiance  dont  elle  jouit  en  vertu  même  de  son  privilège,  200  mil- 
lions de  dépôts  pour  lesquels  on  ne  lui  demande  aucun  intérêt,  c'est, 
déduction  faite  d'un  encaisse  de  AOO  millions  qu'elle  est  obligée  de 
conserver  pour  faire  face  aux  remboursemens  ,  une  somme  de 
600  millions  qui  ne  lui  coûte  rien.  Par  conséquent  elle  a,  pour  prê- 
ter à  de  bonnes  conditions,  pour  modérer  le  taux  de  l'intérêt,  des 
avantages  que  n'ont  pas  les  particuliers,  qui  n'ont  de  capitaux  que 
ceux  qu'ils  ont  économisés  ou  qu'on  leur  a  prêtés  moyennant  inté- 
rêts. Parce  qu'une  banque  privilégiée  comme  la  Banque  de  France 
peut  donner  le  capital  à  meilleur  marché  que  les  particuliers,  s'en- 


P4  LA  BANQUE  DE  FRANCE  ET  LE  CREDIT.  159 

suit-il  cependant  qu'elle  doive  toujours  le  donner  à  très  bon  marché, 
à  un  taux  invariable,  comme  le  prétend  l'auteur  de  l'écrit  dont  nous 
avons  parlé?  Pour  qu'il  en  fût  ainsi,  il  faudrait  que  la  demanda  du 
capital  fût  toujours  la  même,  ou  plutôt  que  la  Banque  pût  régler 
elle-même  la  demande  de  telle  façon  qu'elle  ne  dépassât  jamais 
l'offre,  car  il  en  est  du  capital  comme  de  toute  autre  marchandise: 
s'il  est  plus  demandé  qu'offert,  le  prix  s'en  élève.  Il  faudrait  qu'a- 
vec les  6  ou  700  millions,  mettez  même  un  milliard,  de  ressources 
disponibles  que  possède  la  Banque,  elle  fût  toujours  en  mesure  de 
dominer  les  besoins.  Pour  se  rendre  compte  de  ce  qu'une  telle  pré- 
tention offre  de  chimérique,  il  faut  savoir  que  le  capital  flottant  de 
la  nation,  dont  le  transfert  d'une  main  à  l'autre  constitue  ce  qu'on 
appelle  le  crédit,  et  dont  l'abondance  ou  la  rareté  par  rapport  aux 
besoins  sert  à  déterminer  le  prix,  n'est  pas  moindre  de  50  ou 
60  milliards,  et  si  on  ne  parle  que  des  billets  de  commerce  en  cir- 
culation, de  cette  masse  escomptable  qui  peut  se  présenter  à  la 
Banque,  il  n'est  pas  téméraire  de  l'évaluer  à  10  ou  12  milliards.  Or 
nous  demandons  ce  qu'est  le  milliard  de  la  Banque  à  côté  d'un  pa- 
reil chiffre,  à  côté  de  pareils  besoins.  Si  les  10  ou  12  milliards  de 
billets  de  commerce,  pour  nous  en  tenir  à  ces  valeurs,  entrent  dans 
la  circulation  et  trouvent  à  se  faire  escompter,  c'est  qu'il  y  a  quelque 
j)art,  en  dehors  de  la  Banque,  chez  les  banquiers,  dans  le  public, 
un  capital  équivalent  pour  les  absorber.  C'est  ce  capital,  dont  celui 
de  la  Banque  n'est  qu'un  faible  appoint,  qui,  par  son  rapport  avec 
la  demande,  sert  à  déterminer  le  prix  auquel  on  peut  le  prêter,  c'est- 
à-dire  le  taux  de  l'intérêt.  S'il  est  plus  abondant  que  les  besoins, 
le  taux  de  l'intérêt  s'abaisse;  il  s'élève  au  contraire  si  le  capital  est 
rare,  et  la  Banque  est  bien  obligée  de  suivre  ces  mouvemens,  sous 
peine,  si  elle  maintient  le  taux  de  son  escompte  à  un  taux  supérieur 
à  celui  du  marché,  de  ne  pas  faire  d'opérations,  car  on  ira  se  faire 
escompter  ailleurs,  et  son  capital  restera  improductif,  —  sous  peine 
d'autre  part  d'être  débordée  dans  son  capital,  si  elle  le  maintient 
à  un  taux  inférieur,  car  alors  les  demandes  afflueront  de  toutes 
parts,  son  capital  sera  vite  absorbé,  et  elle  n'aura  plus  rien  pour 
continuer  ses  opérations,  pour  rembourser  ses  billets  au  porteur,  et 
pour  répondre  aux  demandes  de  retrait  de  ses  dépôts  qui  devien- 
dront d'autant  plus  nombreuses  qu'on  saura  la  Banque  embarrassée. 
Elle  sera  dans  l'alternative  également  funeste,  ou  de  cesser  ses 
opérations  et  de  suspendre  ses  paiemens,  ou  de  faire  décréter  le 
cours  forcé.  On  a  beau  s'en  défendre,  le  cours  forcé  est  au  bout  de 
tout  système  qui,  en  fait  de  banque,  prétend  réagir  contre  les  con- 
ditions générales  du  marché,  contre  les  rapports  de  l'offre  et  de  la 
demande. 


160  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Mais,  dira-t-on,  le  taux  de  l'escompte  a  bien  pu  rester  invaria- 
blement fixé  à  4  pour  100  pendant  trente-deux  ans,  âe  1820  à  1852, 
excepté  en  18/i7,  où  il  a  été  un  moment  porté  à  5  pour  100.  Ce 
moment  déjà  où  il  a  subi  une  modification,  en  1SI\7,  prouve  contre 
le  fait  qu'on  invoque,  puisqu'il  a  fallu,  pour  faire  face  à  la  crise, 
élever  le  taux  de  l'escompte  ;  mais  nous  reconnaissons  que  dans  le 
passé  les  variations  ont  été  moins  fréquentes  et  moins  considérables 
que  dépuis  quelques  années.  La  raison  en  est  bien  simple  :  depuis 
1852,  le  mouvement  des  affaires  commerciales  qui  repose  sur  le  cré- 
dit est  tout  différent  de  ce  qu'il  était  alors,  il  a  même  pour  ainsi  dire 
quadruplé.  Ainsi  la  masse  des  opérations  de  la  Banque  de  France, 
qui  en  \Sli7  avait  été  de  1  milliard  85ù  millions,  s'est  élevée  en  1860 
à  6  milliards  3/iO  millions  (1),  et  le  commerce  extérieur,  qui  était  de 
2  milliards  654  millions,  s'est  élevé  en  1860  à  5  milliards  3ZiO  mil- 
lions. Que  peut-on  trouver  de  plus  éloquent  que  ces  chiffres  pour 
démontrer  que  la  situation  qui  a  précédé  18Zi8  ne  peut  être  invo- 
quée pour  juger  la  situation  actuelle?  En  1847,  la  moyenne  du 
portefeuille  de  la  Banque  était  de  176  millions;  elle  est  aujourd'hui 
de  550,  et  les  billets  au  porteur,  qui  ne  dépassaient  pas  240  mil- 
lions, atteignaient,  au  bilan  du  mois  de  novembre  1861,  729  mil- 
lions, après  s'être  élevés  à  779  au  commencement  de  l'année. 

Avant  1848,  la  Banque  de  France  était  un  établissement  de  cré- 
dit auquel  on  ne  recourait  que  dans  les  circonstances  extraordi- 
naires; généralement  on  trouvait  moyen  de  s'en  passer  :  le  capital 
était  partout  abondant  en  dehors  d'elle ,  plus  abondant  que  les  be- 
soins. Par  conséquent  il  n'était  pas  étonnant  que  la  Banque  ne  fût 
pas  soumise  à  des  oscillations  de  crédit  comme  celles  que  nous 
avons  vues  depuis,  et  qu'elle  pût  maintenir  le  taux  de  son  escompte 
à  peu  près  invariable.  Cependant,  nous  le  répétons,  lorsqu'en  1847, 
par  suite  de  la  disette  de  1846,  il  fallut  solder  au  dehors  de  nom- 
breuses acquisitions  de  céréales  et  exporter  du  numéraire,  cette 
invariabilité  ne  put  subsister,  et  le  taux  de  l'escompte  fut  porté  à 
6  pour  100.  Aujourd'hui  la  situation  est  toute  différente  :  le  pays 
est  certainement  plus  riche  qu'il  ne  l'était  avant  1848;  il  a  déve- 
loppé tous  les  élémens  de  la  production;  il  a  plus  de  chemins  de 
fer,  plus  d'usines,  etc.  Cependant  il  a  moins  de  capital  disponible, 
parce  qu'il  en  a  davantage  employé  en  dépenses  tant  productives 
qu'improductives.  Ce  n'est  pas  vainement  qu'on  a  dépensé,  depuis 
1852,  en  chemins  de  fer  4  milliards  (2),  en  frais  de  guerre  2  mil- 

(1)  Voyez  le  dernier  rapport  du  gouverneur  de  la  Banque  sur  les  opérations  de  1860. 

(2)  Voyez  les  documens  statistiques  publiés  par  le  ministère  des  travaux  publics,  qui 
établissent  que  les  dépenses  faites  pour  les  cbemins  de  fer  se  sont  élevées,  ^e  la  fin  de 
1851  à  la  tin  de  1858,  ;\  3  milliards  55  millions.  Si  l'on  y  ajoute  les  dépenses  qui  ont  été 


LA  BANQUE  DE  FRANCE  ET  LE  CREDIT.  161 

liards  (1),  et  en  frais  d'autre  nature  qui  ont  détruit  ou  immobilisé 
le  capital  au  moins  li  milliards  (2)  :  total,  10  milliards  en  dix  ans, 
soit  1  milliard  par  an.  C'est  certainement  un  chiffre  supérieur  à 
l'épargne  du  pays,  qu'on  évaluait  à  300  millions  par  an  avant  1848, 
et  que  nous  évaluerons  aujourd'hui  au  double,  à  600  et  même 
700  millions  (3).  L'emploi  du  capital  a  donc  constamment  été  en 
avance  sur  l'épargne,  et  plus  les  opérations  commerciales  ont  aug- 
menté, plus  elles  ont  reposé  sur  le  crédit. 

Jusqu'en  1852  aussi,  et  même  au-delà,  on  avait  pu  maintenir 
intacte  la  fameuse  loi  de  1807,  qui  limite  à  5  pour  100  le  taux  de 
l'intérêt.  Pourquoi  a-t-on  du  la  modifier?  pourquoqu-t-on  laissé  la 
Banque  de  France  élever  le  taux  de  son  escomptc^erîomme  elle  le 
voudrait?  Parce  qu'on  a  reconnu  que  les  prescriptions  de  cette  loi 
n'étaient  plus  en  rapport  avec  le  développement  économique  du 
pays,  et  qu'elles  avaient  pour  effet,  en  gênant  l'action  de  la  Banque, 
de  rendre  à  certains  momens  son  concours  impossible.  Si,  lors  de 
la  crise  de  1857,  la  Banque  de  France  n'avait  pas  été  affranchie  de 
ces  prescriptions,  si  elle  eût  été  obligée  de  laisser  au  maximum  de 
6  pour  100  le  taux  de  son  escompte  lorsqu'il  était  à  10  pour  100  en 
Angleterre,  elle  eût  bien  vite  épuisé  ses  ressources.  Le  commerce 
n'aurait  plus  trouvé  de  crédit,  et  la  crise  aurait  eu  pour  nous  des 
conséquences  autrement  graves  que  celles  qu'on  a  observées. 

On  peut  bien,  quand  il  s'agit  d'une  compagnie  de  chemin  de  fer, 
l'obliger  à  maintenir  son  tarif  bas,  quelles  que  soient  les  circon- 
stances; et  si,  grâce  à  cet  abaissement,  les  transports  se  multiplient, 
la  compagnie  en  sera  quitte  pour  augmenter  son  matériel;  si  cela  ne 
suffit  pas  encore,  on  fera  un  nouveau  chemin  de  fer  dans  la  même 

faites  depuis,  à  raison  de  300  millions  par  an  environ,  on  arrive  à  bien  près  de  4  mil- 
liards. 

(1)  On  a  emprunté  i  milliard  500  millions  pour  la  guerre  de  Crimée,  500  millions 
pour  celle  d'Italie,  sans  compter  les  crédits  supplémentaires  pour  les  expéditions  de 
Chine  et  de  Cochinchine. 

(2)  Nous  ne  pouvons  donner  ici  le  chiffre  exact;  mais  quand  on  voit  qu'on  a  dépensé 
4  milliards  en  dix  ans  pour  la  seule  industrie  des  chemins  de  fer,  il  ne  paraît  pas  exa- 
géré d'évaluer  à  la  môme  somme  au  moins  ce  qui  a  été  employé  par  le  développe- 
ment de  toutes  les  autres  industries,  en  y  comprenant  les  travaux  des  villes. 

(^)  M.  Bonjean,  dans  un  discours  qu'il  vient  de  prononcer  au  sujet  du  sénatus-con- 
sulte,  évalue  à  12  milliards  les  sommes  qui  ont  été  dépensées  depuis  1852;  seulement 
il  con  idère  à  tort,  ce  nous  semble,  que  parce  qu'elles  ont  été  dépensées,  elles  ont  dû 
être  épargnées,  et  il  en  conclut  aussi  à  tort  que  la  France  s'est  enrichie  en  conséquence 
d'un  revenu  supplémentaire  de  600  millions  par  an.  M.  Bonjean  oublie  qu'il  y  a  une 
distinction  à  faire  entre  les  d'''penses  productives  et  celles  qui  ne  le  sont  pas.  Les 
2  milliards  qui  ont  été  dépensés  pour  la  guerre  i.'ont  rien  ajouté  à  la  richesse  pu- 
blique, et  on  peut  en  dire  presque  autant  de  ce  qui  a  été  employé  pour  l'eniLellisse- 
ment  des, villes, 

TOME  XXXVU.  11 


162  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

direction.  Les  actionnaires  seront  peut-être  ruinés  par  cette  con- 
currence, mais  l'intérêt  public  y  gagnera.  Il  n'en  est  pas  ainsi  avec 
le  capital,  même  avec  celui  dont  dispose  la  Banque  de  France.  Si  ce 
capital  est  épuisé,  et  il  ne  tarde  pas  à  l'être  avec  le  taux  de  l'es- 
compte au-dessous  du  cours,  quels  seront  les  moyens  d'action  dont 
elle  dispose  pour  y  suppléer  et  pour  continuer  ses  opérations  ?  Ces 
moyens  d'action,  c'est  l'émission  des  billets  au  porteur,  c'est  l'aug- 
mentation des  dépôts.  Aura-t-elle  quelque  moyen  d'accroître  les  uns 
et  les  autres?  Pas  le  moins  du  monde.  Elle  les  verra  au  contraire  di- 
minuer de  jour  en  jour»  et  plus  elle  fera  d'efforts  pour  les  étendre, 
plus  ils  se  resse'" ^eront.  C'est  un  résultat  infaillible.  On  a  souvent, 
dans  les  temp&^^t  j  crise,  pressé  la  Banque  de  France  de  ne  pas  se 
préoccuper  de  son  encaisse  et  d'étendre  davantage  sa  circulation  fidu- 
ciaire, qui  est,  dii-on,  suffisamment  garantie  parles  valeurs  de  com- 
merce qu'elle  a  reçues  en  échange  de  ses  billets,  valeurs  portant  les 
meilleures  signatures  et  reposant  sur  des  produits.  Nous  verrons 
tout  à  l'heure  ce  que  peut  devenir  cette  garantie;  en  attendant, 
nous  dirons  qu'on  conseille  à  la  Banque  tout  simplement  de  faire, 
non  pas  ce  qu'elle  ne  veut  pas,  mais  ce  qu'elle  ne  peut  pas  faire. 
On  lui  conseille  d'émettre  un  plus  grand  nombre  de  billets  au  por- 
teur; mais  a-t-on  un  moyen  de  les  faire  accepter  du  public  s'il  s'y 
refuse?  Et  il  s'y  refusera  d'autant  plus  qu'il  sentira  la  réserve  métal- 
lique diminuée  et  la  Banque  embarrassée.  Le  billet  qu'il  aura  reçu 
à  un  guichet,  il  ira  immédiatement  le  changer  à  un  autre.  C'est  là 
un  fait  qui  se  produit  constamment  dans  les  temps  de  crise.  En 
janvier  1857,  avant  la  crise  violente  qui  devait  éclater  à  la  fin  de 
l'année,  la  circulation  fiduciaire  de  la  Banque  de  France  était  de 
612  millions;  elle  n'était  plus  que  de  581  millions  au  mois  de  dé- 
cembre, au  plus  fort  de  la  crise,  lorsque  la  Banque  était  obligée 
d'élever  le  taux  de  l'escompte  à  8  et  10  pour  100,  et  qu'elle  aurait 
eu  tant  d'intérêt  à  se  créer  des  ressources  extraordinaires.  Dans 
l'année  1861,  qui  vient  de  s'écouler,  les  choses  se  sont  encore  pas- 
sées de  la  même  manière.  Les  billets  au  porteur  de  la  Banque  de 
France,  qui,  au  bilan  du  mois  de  janvier,  s'élevaient  à  770  millions, 
étaient  descendus  à  729  au  bilan  du  mois  de  novembre.  Il  est  donc 
bien  clair  qu'on  ne  peut  pas  émettre  des  billets  à  volonté ,  et  que, 
tant  que  la  conversion  en  espèces  reste  facultative,  c'est  le  public, 
non  la  Banque,  qui  est  juge  de  la  quantité  qu'il  peut  en  recevoir. 

Quel  remède  propose- t-on?  L'émission  des  coupures  de  50  fr., 
autorisée  par  la  loi  du  9  juin  1857,  qui  a  renouvelé  le  privilège  de 
la  Banque,  et  que  celle-ci  n'a  pas  trouvé  l'occasion  d'émettre  jus- 
qu'à ce  jour.  Nous  n'avons  pas  de  grandes  objections  à  faire  contre 
l'émission  des  billets  de  50  francs;  cependant  il  ne  faut  pas  se  créer 


^1^ 


LA  BANQUE  DE  FRANCE  ET  LE  CREDIT.  163 

d'illusion  :  cette  émission  n'augmenterait  sans  doute  que  très  faible- 
ment la  masse  de  la  circulation  fiduciaire.  Les  billets  de  50  francs 
auraient  pu  être  utiles  autrefois,  lorsqu'on  était  en  présence  d'une 
circulation  métallique  en  argent  dont  le  poids  était  incommode.  Un 
billet  de  cette  nature,  venant  remplacer  dix  de  ces  pièces  de  5  fr. 
pesant  l/A  de  kilogramme,  était  un  avantage,  et  on  comprend  qu'il 
fût  accepté  du  public  et  restât  en  circulation  ;  mais  cet  avantage  a 
beaucoup  diminué,  s'il  n'a  pas  complètement  disparu,  depuis  que 
l'or  est  devenu  l'instrument  principal  de  la  circulation  métallique. 
Dans  tous  les  cas,  il  faudrait  bien  se  garder  d'émettre  les  billets  de 
50  francs  dans  les  temps  de  crise,  d'abord  parce  que  ce  serait  mon- 
trer quelques  inquiétudes  sur  la  possibilité  du  remboursement  et 
que  le  public  viendrait  les  demander  d'autant  plus  vite,  ensuite 
parce  que,  dans  ces  temps-là,  c'est  du  numéraire  qu'on  réclame 
et  non  des  l)illets.  De  deux  choses  l'une  :  ou  la  crise  a  pour  cause 
des  différences  à  solder  au  dehors ,  alors  le  numéraire  est  la  seule 
monnaie  qui  passe  la  frontière  et  qui  soit  acceptée  des  étrangers; 
ou  elle  a  simplement  pour  cause  des  embarras  intérieurs  comme 
en  1857,  alors  on  veut  également  des  espèces,  parce  que  c'est  la 
seule  valeur  qui  ne  se  déprécie  pas  en  temps  de  crise,  et  qui  gagne 
au  contraire  en  proportion  de  ce  que  les  autres  perdent.  Vous  me 
dites  que  votre  papier  de  banque  porte  d'excellentes  signatures  et 
repose  sur  des  produits  :  cela  est  possible  ;  mais  on  a  vu  des  signa- 
tures excellentes  faillir,  et  des  produits  même  d'une  consommation 
assez  générale  se  déprécier  tout  à  coup  de  50  pour  100  et  plus  (1), 
ce  qui  fait  que,  dans  les  circonstances  difficiles,  le  public  ne  veut 
plus  que  des  espèces.  Sa  disposition  est  toute  différente  de  celle 
des  faiseurs  de  systèmes  :  plus  on  lui  propose  du  papier,  et  plus  il 
recherche  le  numéraire. 

Que  faire  donc  lorsque  le  taux  de  l'escompte  s'élève  sur  le  mar- 
ché plus  haut  qu'à  la  Banque,  et  que  celle-ci  peut  craindre  d'être 
débordée  dans  l'emploi  de  ses  ressources  disponibles?  Il  faut,  dit-on 

(1)  Voici  les  cours  de  quelques  articles  dans  la  première  quinzaine  de  septembre 
1857  et  au  1"  janvier  1858,  au  plus  fort  de  la  crise  : 

Première  quinzaine  de  septembre  1857.  1er  janvier  1858. 

Coton 50  kilog.    124 fr.    »c.  àl26fr.    »c.        92 fr.    ne.  à94fr.    »c. 

Sucre 50  75        »     à     »        »  50        »     à  55        » 

Café 100  310        »      à     »        ))  260        »      à   »        » 

Riz  Bengale 50  13      C5     à   18      75  c.  6      50     à   7      75 

Huile  de  colza...     100  125        »     à     »        »  85        »     àOO        » 

Les  mêmes  articles  ont  pu  s'acheter  à  Hambourg  à  des  prix  fabuleux,  le  café  notam- 
ment à  100  pour  100  de  perte. 


16A  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

encore,  qu'elle  épluche  les  bordereaux  qui  lui  sont  présentés  à  l'es- 
compte, et  qu'elle  refuse  ceux  qui  lui  paraîtront  couvrir  une  spécu- 
lation. C'est  là  un  expédient  qui  n'est  pas  aussi  sin)ple  qu'on  l'ima- 
gine. Comment  reconnaître  ces  billets  de  spéculation?  On  peut 
craindre  que  la  partialité  ne  s'en  mêle,  et  que  tel  ou  tel  billet  ne  soit 
exclu  selon  les  influences  qui  régnent  dans  le  conseil  de  la  Banque. 
Une  banque  privilégiée  ne  peut  pas  faire  de  ces  sortes  de  tris;  elle 
doit  son  crédit  à  tout  le  monde  aux  conditions  qu'elle  impose,  et 
lorsqu'on  se  présente  dans  ces  conditions,  on  ne  peut  être  exclu 
sous  prétexte  de  spéculation.  Il  n'y  a  devant  la  Banque  d'autre 
cause  d'indignité  que  celle  qui  résulte  du  défaut  de  solvabilité;  or 
ce  sont  précisément  les  demandeurs  les  plus  solvables  que  ce  pro- 
cédé tendrait  à  exclure. 

Quand  le  capital  devient  rare  par  rapport  aux  besoins,  il  n'est 
qu'un  moyen  d'y  remédier  :  comme  la  Banque  ne  peut  pas  étendre 
ses  rt^ssources  au  gré  des  demandeurs,  elle  doit  s'appliquer  à  dimi- 
nuer la  demande,  et  elle  diminue  la  demande  en  élevant  le  taux  de 
son  escompte,  d'après  ce  principe  que  plus  une  marchandise  est 
chère,  moins  elle  trouve  de  consommateurs. — Mais,  dit-on,  il  y  a 
une  exception  sur  ce  point  :  jamais  les  portefeuilles  des  banques 
privilégiées  ne  sont  plus  garnis  qu'au  moment  de  la  hausse  du  taux 
de  l'escompte;  c'est  à  ce  moment-là  surtout  qu'ils  s'accroissent.  Le 
fait  est  possible,  bien  qu'il  ne  prouve  pas  ce  qu'on  suppose.  Si  les 
portefeuilles  des  banques  privilégiées  sont  plus  garnis  au  moment 
de  l'élévation  du  taux  de  l'escompte  qu'à  tout  autre,  c'est  parce  que 
les  besoins  sont  plus  grands,  l'élévation  même  du  taux  de  l'escompte 
en  est  la  preuve,  et  il  est  tout  simple  qu'on  s'adresse  à  la  Banque 
plus  qu'à  d'autres  époques.  En  outre  la  Banque  a  beau  élever  le  taux 
de  son  escompte  :  comme  elle  n'est  jamais  entièrement  libre  de  son 
action  et  qu'il  y  a  toujours  une  pression  plus  ou  moins  forte  pour 
retarder  le  recours  aux  mesures  restrictives,  il  est  probable,  ou 
qu'elle  ne  Ta  pas  élevé  assez  vite,  ou  qu'elle  ne  l'a  pas  élevé  suffi- 
samment; alors  son  portefeuille  augmente  encore.  Cependant  on 
peut  être  sûr  que  l'elfet  ne  tardera  pas  à  se  produire,  et  que  les 
demandes  d'escompte  se  ralentiront  pour  l'une  ou  l'autre  de  ces 
deux  raisons  :  ou  le  taux  de  l'escompte  fixé  par  la  Banque  sera 
trop  élevé  eu  égard  au  cours  du  marché,  alors  les  escomptes  se 
feront  en  dehors  d'elle  avec  les  capitaux  des  banquiers,  du  public, 
et  pendant  ce  temps  la  Banque  pourra  rétablir  son  équilibre  et 
revenir  à  l'état  normal;  ou  le  cours  fixé  par  la  Banque  sera  bien 
le  cours  du  marché,  et  si  ce  cours  est  élevé,  il  paralysera  la  spé- 
culation, il  empêchera  que  le  capital  soit  autant  demandé.  Chacun 
se  tiendra  sur  la  réserve  pour  ne  pas  payer  de  trop  gros  intérêts, 


LA  BANQUE  DE  FRANCE  ET  LE  CREDIT.  165 

et  l'équilibre  finira  par  se  rétablir  encore  entre  l'offre  et  la  de- 
mande. 

On  objecte  aussi  ce  ralentissement  dans  la  demande  comme  un 
inconvénient  des  plus  graves,  parce  qu'il  a  pour  conséquence  d'ar- 
rêter le  travail  et  de  paralyser  le  mouvement  industriel  et  commer- 
cial. Nous  pourrions  déjà  répondre  que  la  situation  dont  on  se 
plaint  est  dans  la  force  des  choses.  Étant  admis  qu'on  ne  peut  pas 
créer  du  capital  à  volonté,  du  moment  que  celui  qui  existe  est  rare 
ou,  ce  qui  revient  au  même,  est  plus  recherché  qu'offert,  il  faut  bien 
le  payer  cher;  mais  il  est  facile  de  démontrer  que  ce  capital  cher 
n'est  pas  toujours  un  obstacle  au  progrès  de  la  richesse  publique. 
Quel  est  le  pays  qui,  jusqu'à  ces  derniers  temps,  a  prospéré  le  plus 
rapidement?  C'est  incontestablement  l'Amérique  du  Nord,  et  cepen- 
dant le  loyer  du  capital  y  est  rarement  au-dessous  de  10  pour  100, 
souvent  à  12  et  à  15  pour  100.  En  Angleterre  aussi,  l'élévation  du 
taux  à  5  et  6  pour  100,  où  il  a  été  en  moyenne  en  1855  et  1856,  a 
correspondu  à  un  mouvement  d'affaires  tel  qu'on  n'en  avait  jamais 
vu  auparavant.  Il  en  a  été  de  même  chez  nous  aux  mêmes  époques; 
les  années  1855  et  1856  sont  assurément  les  plus  brillantes  de  la 
dernière  période  décennale,  et  le  taux  de  l'escompte  s'y  est  élevé 
en  moyenne  de  3  à  5  et  à  6  pour  100.  Cela  ne  veut  pas  dire  que  le 
développement  des  alfaires  commence  avec  l'élévation  du  taux  de 
l'escompte.  Il  est  évident  que,  pour  faire  naître  ce  développement, 
mieux  vaut  l'escompte  à  3  qu'à  6;  cela  prouve  seulement  qu'une 
fois  le  mouvement  commencé,  il  ne  s'arrête  pas  pour  une  diffé- 
rence de  2  et  même  de  3  pour  100  dans  le  prix  du  capital. 

Sait-on  en  effet  quelle  est  la  surcharge  exceptionnelie  que  fait 
peser  sur  une  transaction  commerciale  de  1,000  francs  une  diffé- 
rence dans  le  taux  de  l'escompte  de  3  pour  100?  Si  cette  dillerence 
se  maintient  pendant  trois  mois,  le  porteur  d'un  billet  de  commerce 
de  1,000  francs  qui  voudra  le  faire  escompter  pour  quatre-vingt- 
dix  jours  paiera  15  d'intérêt  au  lieu  de  7  50,  et  si  la  différence  n'est 
que  de  1  pour  100  (6  au  lieu  de  5),  il  paiera  15  au  lieu  de  12  50. 
Ce  n'est  pas  là  une  surcharge  qui  puisse  empêcher  une  transaction 
commerciale  sérieuse.  Ce  qui  l'empêcherait,  ce  serait  que  la  Banque 
vînt  à  restreindre  la  durée  de  ses  échéances  au  lieu  de  prench-e  un 
intérêt  plus  élevé.  Alors  le  commerçant  qui  a  besoin  d'un  crédit  de 
quatre-vingt-dix  jours,  et  qui  n'en  trouverait  plus  qu'un  de  cin- 
quante ou  soixante  jours,  serait  obligé  de  s'arrêter  tout  court,  et 
trouverait  cette  restriction  beaucoup  plus  dure  que  l'autre.  En  abro- 
geant la  loi  de  1807  en  ce  qui  concerne  la  Banque  de  France,  et  en 
laissant  à  celle-ci  la  liberté  d'élever  le  taux  de  son  escompte  au- 
tant qu'elle  voudrait  et  chaque  fois  qu'elle  le  jugerait  utile,  on  a 


166  REVUE    DES    DEUX  MONDES. 

voulu  éviter  précisément  qu'elle  recourût  trop  souvent  aux  mesures 
beaucoup  plus  graves  de  la  restriction  dans  la  durée  des  échéances. 
Les  afifaires  qui  se  trouvent  principalement  arrêtées  par  l'élévation 
du  taux  de  l'escompte,  et  il  est  heureux  qu'il  en  soit  ainsi,  ce  sont 
les  spéculations  aventureuses  ou  qui  reposent  sur  un  crédit  exagéré. 
Celles-là  souffrent  d'une  élévation  du  taux  de  l'escompte,  parce 
que,  les  capitaux  se  resserrant,  les  renouvellemens  sont  difficiles, 
et  qu'il  faut  arriver  à  une  liquidation.  Quel  inconvénient  y  a-t-il  à 
ce  que  ce  résultat  se  produise?  Ce  qui  est  utile  au  progrès  de  la 
richesse,  ce  sont  les  spéculations  sérieuses,  les  crédits  donnés  dans 
la  mesure  où  ils  peuvent  être  soutenus;  le  reste  constitue  un  danger 
permanent,  et  plus  tôt  la  liquidation  arrive,  mieux  cela  vaut.  C'est 
peut-être  grâce  au  trop  long  maintien  du  taux  de  l'escompte  à 
3  pour  100  que  se  sont  organisées  les  mille  affaires  véreuses  dont 
la  liquidation  se  fait  tous  les  jours  en  police  correctionnelle,  et  qui 
ont  gaspillé  tant  de  capitaux  qui  auraient  pu  être  mieux  employés. 
En  résumé,  il  n'y  a  pas  d'autre  alternative  :  ou  bien  l'on  a  des  res- 
sources infinies,  un  capital  inépuisable  pour  répondre  à  une  de- 
mande qui  est  illimitée,  alors  on  est  maître  de  la  situation  et  l'on 
peut  décréter  la  fixité  du  taux  de  l'escompte;  ou  bien  l'on  n'a  pas 
ces  ressources  infinies  et  il  arrive  un  jour  où  la  demande  dépasse 
l'offre,  alors  il  n'y  a  que  l'élévation  du  taux  de  l'escompte  qui  puisse 
arrêter  la  demande  et  rétablir  l'équilibre. 

Quand  on  demande  le  taux  de  l'escompte  invariable,  on  ne  se 
donne  pas  la  peine  de  jeter  les  yeux  au  dehors  et  de  chercher  ce 
qui  se  passe  dans  les  pays  qui  peuvent  le  mieux  nous  éclairer  à  cet 
égard.  Est-ce  qu'en  Angleterre  par  exemple  le  taux  de  l'escompte 
est  invariable?  Non-seulement  il  varie  à  tout  moment,  selon  les  cir- 
constances, mais  il  y  a  bien  des  gens  qui  prétendent  qu'il  ne  varie 
pas  assez  souvent,  et  qu'il  devrait  suivi'e  toutes  les  fluctuations  du 
marché.  Cette  théorie  aurait  peut-être  des  inconvéniens  dans  la 
pratique  :  un  établissement  public  ne  peut  pas  toujours  se  conduire 
comme  un  simple  particulier,  il  doit  avoir  plus  de  fixité  dans  ses 
allures;  néanmoins  elle  est  certainement  plus  conforme  aux  vérita- 
bles principes  que  celle  qui  demande  l'invariabilité  du  taux  de  l'es- 
compte. L'invariabilité  du  taux  de  l'escompte,  c'est  tout  simplement 
le  rétablissement  de  la  loi  du  maximum  sous  une  nouvelle  forme  et 
sous  la  forme  la  plus  dangereuse.  Qu'on  applique  le  maximum  à, 
une  marchandise  qui  n'est  pas  d'une  indispensable  nécessité,  cela 
est  fâcheux  assurément;  mais  si  la  marchandise  à  laquelle  on  l'ap- 
plique vaut  plus  cher  que  le  maximum,  on  cesse  de  la  produire,  et 
tout  est  dit:  le  mal  n'est  que  partiel,  et  l'économie  générale  du 
pays  n'en  est  pas  troublée.  Il  n'en  est  pas  de  même  en  matière  de 


LA  BANQUE  DE  FRANCE  ET  LE  CREDIT.  167 

crédit.  Si  l'on  oblige  la  Banque  de  France  à  prêter  son  capital  au- 
dessous  du  cours,  ses  ressources  sont  vite  épuisées,  et  elle  ne  peut 
plus  continuer  ses  opérations.  Se  passera-t-on  de  son  concours?  On 
s'en  passera  on  retombant  sous  les  fourches  caudines  des  particu- 
liers, qui,  n'étant  plus  gênés  par  la  concurrence  et  n'étant  pas  sou- 
mis au  maximum  imposé  à  la  Banque,  élèveront  d'autant  plus  leurs 
prétentions.  Alors  le  commerce,  ne  trouvant  plus  à  se  faire  escomp- 
ter à  moins  de  passer  par  les  conditions  les  plus  dures,  subira  une 
crise  des  plus  violentes.  Il  se  produira  ce  qui  arriverait  si  on  appli- 
quait le  maximum  à  des  denrées  de  première  nécessité,  comme  le 
blé.  On  pourrait  bien  approvisionner  le  marché,  tant  qu'il  y  aurait 
des  réserves  dans  les  greniers  publics;  mais,  le  jour  où  ces  réserves 
seraient  épuisées,  il  n'y  aurait  plus  personne  pour  vendre,  et  la  fa- 
mine serait  effroyable. 

Il  est  avantageux  sans  doute  que  le  taux  de  l'escompte  soit  bas. 
Le  loyer  du  capital  figure  dans  les  frais  de  revient  de  tout  produit, 
et  moins  la  production  est  chère,  plus  la  consommation  a  de  moyens 
de  se  développer  :  c'est  un  axiome  économique  incontestable;  cepen- 
dant le  taux  de  l'escompte  ne  peut  s'abaisser  utilement  que  si  l'abon- 
dance du  capital  justifie  cet  abaissement.  Autrement  on  est  la  dupe 
d'une  illusion  qui  peut  avoir  les  conséquences  les  plus  fâcheuses. 
Supposez  par  exemple  qu'une  banque  privilégiée  comme  la  Banque 
de  France,  obéissant  à  des  influences  gouvernementales  ou  autres, 
s'obstine  à  maintenir  le  taux  de  son  escompte  au-dessous  du  cours 
où  il  devrait  être,  et  puisse  maintenir  cette  situation  pendant  quel- 
que temps.  Le  pays  n'a  plus  la  mesure  des  capitaux  dont  il  peut 
disposer;  il  les  croit  plus  abondans  qu'ils  ne  sont  en  réalité;  il  s'en- 
gage en  conséquence,  fait  plus  d'affaires  qu'il  n'en  devrait  faire,  et 
un  beau  jour,  ne  trouvant  plus  à  renouveler  ses  engagemens,  parce 
que  les  ressources  sont  épuisées,  il  se  réveille  en  pleine  crise,  et  il 
est  obligé,  comme  en  1857,  de  payer  l'escompte  8  et  10  pour  100, 
heureux  encore  si,  à  ce  prix,  il  trouve  à  se  faire  escompter.  Voilà  les 
illusions  que  fait  naître  l'abaissement  du  taux  de  l'intérêt,  lorsqu'il 
n'est  pas  justifié  par  l'abondance  du  capital,  et  les  dangers  auxquels 
il  conduit. 

Si  cependant  une  banque  privilégiée  n'a  pas  pour  effet  de  rendre 
le  loyer  du  capital  bon  marché,  quelle  est  donc  son  utilité,  quels 
sont  donc  les  services  qu'elle  rend  en  retour  du  monopole  dont  elle 
jouit?  Sans  doute  l'action  d'une  banque  privilégiée  consiste  à  modé- 
rer le  loyer  du  capital,  et  elle  atteint  ce  but,  non-seulement  parce 
qu'elle  dispose  d'un  capital  exceptionnel  qui  ne  lui  coûte  rien  et  dont 
elle  se  sert  utilement  pour  peser  sur  l'offre,  mais  encore  parce  qu'elle 
est  placée  sous  le  contrôle  du  gouvernement,  dirigée  par  un  gou- 


168  RE7UE  DES  DEUX  MOXDES. 

verneur  nommé  par  lui,  et  qu'il  ne  lui  serait  pas  possible,  le  vou- 
lût-elle, de  se  livrer  aux  exactions  que  peuvent  se  permettre  des 
banquiers  ou  des  établissemens  libres  qui  ne  sont  soumis  à  aucun 
contrôle.  Gela  est  si  vrai  que,  partout  où  une  banque  privilégiée 
s'établit,  le  taux  de  l'intérêt  baisse  immédiatement;  nous  en  avons 
encore  un  exemple  tout  récent  en  Algérie,  où  depuis  l'établissement 
d'une  banque  le  taux  de  l'intérêt  a  baissé  de  9  à  6  pour  JOO.  Ce 
n'est  pas  le  seul  service  que  rende  une  banque  privilégiée.  Une 
banque  privilégiée,  en  émettant  pour  un  chilïre  plus  ou  moins  con- 
sidérable de  billets  au  porteur  qui  sont  acceptés  comme  monnaie  et 
rendent  les  mêmes  services  que  celle-ci,  fait  faire  au  pays  l'écono- 
mie des  espèces  métalliques  que  ses  billets  remplacent.  Si  elle  émet 
pour  /lOO  millions  de  billets  au  porteur  de  plus  qu'elle  n'a  de  ré- 
serve métallique,  c'est  hOO  millions  d'économisés  sur  un  métal 
qu'on  ne  se  procure  pas  pour  rien,  et  qui,  rendu  disponible,  peut 
s'échanger  au  dehors  contre  d'autres  marchandises  utiles  au  pays. 
Non  seulement  l'économie  du  numéraire  a  lieu  dans  la  proportion 
où  les  billets  le  remplacent,  mais  dans  une  proportion  plus  forte 
encore,  eu  égard  aux  facilités  nouvelles  qu'ils  donnent  à  la  circu- 
lation. Supposez  par  exemple  que  le  billet  au  porteur  passe  dans 
dix  mains  plus  vite  que  la  somme  qu'il  représente  en  numéraire  ne 
passerait  dans  cinq,  les  hOO  millions  se  trouvent  en  valoir  800  pour 
les  services  qu'ils  rendent,  et  ce  sont  800  millions  de  numéraire  qui 
sont  ainsi  économisés. 

Maintenant  sont-ce  là  tous  les  services  que  l'on  doit  attendre 
d'une  banque  privilégiée  en  retour  du  monopole  qu'elle  possède? 
11  est  évident  que  le  monopole,  par  cela  même  qu'il  est  une  déro- 
gation à  la  liberté,  impose  de  grands  devoirs.  Il  ne  se  justifie  que 
par  les  avantages  qu'il  procure  au  public;  autrement  il  n'a  pas  de 
raison  d'être.  Nous  le  reconnaissons  volontiers,  les  avantages  que 
le  public  retire  du  monopole  de  la  Banque  de  France  pourraient 
être  plus  étendus.  En  1857,  lorsqu'on  renouvela  son  privilège,  on 
lui  mposa,  entre  autres  conditions,  d'établir  au  moins  une  succur- 
sale par  département,  et  on  lui  donna  dix  ans.  Le  nombre  des  suc- 
cursales qu'elle  avait  créées  à  cette  époque  était  de  trente-huit,  et 
s'est  augmenté  de  onze  jusqu'à  la  fin  de  1860.  Il  était  arrivé  à  qua- 
rante-neuf d'après  le  dernier  rapport.  On  voit  que  la  Banque  ne 
paraît  pas  pressée  dans  l'exécution  de  la  clause,  et  que  selon  toute 
prohabilité  elle  n'en  avancera  pas  les  délais.  Par  conséquent,  jus- 
qu'à la  fin  de  1867,  il  y  aura  de  nombreux  centres  de  population  qui 
seront  sans  rapports  avec  notre  principal  établissement  de  crédit, 
avec  celui  qu'on  a  appelé  la  Banque  de  France,  et  qui  pendant 
quelque  temps  encore  ne  sera  la  banque  que  d'une  partie  de  la 


LA  BANQUE  DE  FRANCE  ET  LE  CREDIT.  169 

France.  Il  nous  semble  qu'on  aurait  pu  être  un  peu  moins  large 
et  abréger  les  délais.  En  1857  aussi,  on  remania  les  chartes  de 
nos  compagnies  de  chemins  de  1er,  et  le  délai  qu'on  leur  im- 
posa alors  pour  l'exécution  de  leurs  dernières  concessions,  de  ce 
qu'on  a  appelé  le  réseau  secondaire,  ne  dépassera  pas  en  moyenne 
huit  ans. 

En  1865  donc,  la  plus  grande  partie  de  nos  départemens,  pour 
ne  pas  dire  la  totalité,  seront  traversés  par  des  chemins  de  fer,  et 
entreront  en  communication  avec  tous  les  points  que  ces  chemins 
desservent.  Nous  admettrons,  si  l'on  veut,  que  l'intérêt  peut  être 
plus  considérable  et  plus  urgent  en  ce  qui  concerne  l'établissement 
d'un  chemin  de  fer  qu'en  ce  qui  concerne  celui  d'une  succursale 
de  la  Banque  de  France;  cependant  s'il  est  vrai  que  l'établissement 
d'une  banque  privilégiée  ait  pour  efl'et  non-seulement  de  rendre  le 
crédit  plus  facile,  mais  encore  moins  cher,  nous  ne  voyons  pas  que 
l'intérêt  soit  beaucoup  moindre  dans  un  cas  que  dans  l'autre. 

Les  facilités  du  crédit  et  le  bon  marché  du  capital  jouent  dans  le 
développement  de  la  richesse  publique  un  rôle  peut-être  aussi  actif, 
sinon  plus  actif,  que  les  facilités  et  l'abondance  des  communications. 
On  pouvait  d'autant  mieux  se  presser  pour  l'organisation  des  suc- 
cursales de  la  Banque  dans  chaque  département  que  l'œuvre  était 
plus  aisée.  Pour  arriver  à  l'exécution  de  leui"  réseau  secondaire, 
c'est-à-dire  des  8  ou  10,000  kilomètres  concédés  et  encore  à  con- 
struire en  1857,  les  compagnies  se  trouvaient  dans  la  nécessité 
d'emprunter  environ  2  milliards  1/2  en  huit  ans,  et  cela  lorsqu'elles 
étaient  jeunes  encore  et  que  leur  crédit  était  à  peine  assis,  tandis 
qu'avec  la  Banque  de  France  il  s'agit  d'un  établissement  qui  existe 
déjà  depuis  plus  d'un  demi-siècle,  qui  a  les  bases  les  plus  solides  et 
le  crédit  le  mieux  établi.  On  le  pouvait  d'autant  mieux  encore  qu'il 
y  aura  toujours  une  différence  sensible  entre  les  charges  qui  résul- 
teront pour  la  Banque  de  l'établissement  d'une  succursale  dans 
chaque  département  et  celles  qu'auront  à  supporter  les  compagnies 
pour  y  faire  pénétrer  un  chemin  de  fer.  Tout  le  monde  prévoit  le 
moment  en  1865  où  l'influence  du  réseau  secondaire  viendra  enle- 
ver une  partie  notable  du  bénéfice  du  réseau  principal,  tandis  que 
c'est  à  peine  si  l'établissement  par  la  Banque  de  succursales  dans  les 
pays  les  moins  favorisés  lui  impose  quelques  sacrifices.  Le  dernier 
rapport  nous  apprend  que,  sur  les  quarante-neuf  succursales  qui 
existaient  à  la  fin  de  1860,  cinq  seulement  se  trouvaient  en  perte 
pour  un  total  s' élevant  à  31,362  francs.  Nous  le  répétons,  on  au- 
rait pu  se  montrer  moins  large  dans  les  délais  accordés  à  la  Banque 
de  France  pour  l'établissement  d'une  succursale  dans  chaque  dé- 
partement, et,  à  défaut  de  cette  prévoyance  de  la  part  du  gouver- 


170  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

nement,  la  Banque  elle-même  aurait  dû  mieux  comprendre  les 
charges  que  lui  impose  son  monopole.     . 

Avec  l'établissement  d'une  succursale  dans  chaque  département, 
la  Banque  de  France  se  trouverait  à  même  de  rendre  un  autre  ser- 
vice qui  a  une  grande  importance.  On  sait  qu'en  Angleterre  c'est 
la  Banque  qui,  au  moyen  de  ses  succursales,  est  chargée  de  rece- 
voir des  mains  des  collecteurs  particuliers  la  totalité  de  l'impôt,  et 
la  perception  ainsi  faite,  appliquée  aux  impôts  proprement  dits, 
c'est-à-dire  à  la  taxe  des  douanes,  à  celle  sur  la  terre,  sur  le  re- 
venu et  à  Y  excise,  coûte  à  peu  près  h  pour  100."  Chez  nous,  la  même 
perception  coûte  environ  6  pour  100.  Pourquoi  ne  ferions-nous  pas 
comme  en  Angleterre,  et  ne  chargerions -nous  pas  la  Banque  de 
France  de  centraliser,  au  moyen  de  ses  succursales,  la  perception 
des  impôts?  Si  nous  arrivions  ainsi  à  économiser  2  pour  100  sur  les 
frais  de  la  perception,  c'est-à-dire  30  millions  sur  les  1,500  qui 
forment  le  montant  des  impôts  proprement  dits,  ce  serait  une  éco- 
nomie précieuse  en  tout  temps  et  surtout  dans  les  circonstances 
actuelles.  C'est  en  rendant  des  services  de  ce  genre  et  d'autres 
encore  que  la  Banque  de  France  pourrait  se  faire  pardonner  son 
monopole;  mais  ce  qu'on  ne  peut  pas  lui  demander,  c'est  qu'elle 
s'engage,  quelles  que  soient  les  circonstances,  à  maintenir  inva- 
riable le  taux  de  son  escompte,  car  au  bout  d'une  stipulation  de  ce 
genre  il  y  a  fatalement  ou  la  suspension  des  paiemens,  ou  le  cours 
forcé.  Or  la  suspension  des  paiemens,  c'est  la  faillite,  et  quant  au 
cours  forcé,  si  l'on  avait  quelques  doutes  encore  après  les  ensei- 
gnemens  du  passé  sur  les  effets  qu'il  peut  produire,  on  n'aurait 
qu'à  voir  ce  qui  se  passe  aujourd'hui  en  Russie  et  en  Autriche.  Dans 
ces  deux  pays  règne  le  cours  forcé;  aussi  n'y  a-t-il  plus  d'espèces 
métalliques,  et  le  papier  perd-il  dans  l'un  de  12  à  15  pour  100,  dans 
l'autre  30  et  ÙO  pour  100.  La  question  de  principe  ainsi  vidée, 
voyons  maintenant  la  question  d'opportunité  en  ce  qui  concerne 
les  dernières  mesures  prises  par  la  Banque  de  France. 

La  Banque  de  France,  à  la  fin  de  septembre  1861,  crut  devoir 
porter  à  5  1/2  et  quelques  jours  après  à  6  pour  100  le  taux  de  son 
escompte,  qui  auparavant  était  à  5  pour  100.  Cette  mesure  fut  vi- 
vement critiquée,  parce  qu'on  ne  voyait  rien  dans  la  situation  qui 
indiquât  l'apparence  d'une  crise.  L'argent  était  abondant  partout, 
il  était  à  3  1/2  en  Angleterre,  et  la  Banque  de  Londres  ne  trouvait 
pas  à  employer  tous  ses  capitaux.  Une  crise  s'annonce  ordinaire- 
ment lorsqu'il  y  a  eu  des  excès  de  spéculation,  un  commerce  exa- 
géré, ce  que  les  Anglais  appellent  over-trade,  phénomène  qu'on 
avait  pu  observer  avant  la  crise  de  1857.  Ce  n'était  pas  le  cas  de 
cette  année.  Les  affaires  étaient  plutôt  en  décroissance  sur  les  an- 


LA  BANQUE  DE  FRANCE  ET  LE  CREDIT.  171 

nées  précédentes,  tant  en  France  qu'en  Angleterre;  ainsi  le  chiffre 
des  exportations,  qui  avait  été  de  88  millions  sterling  dans  les  huit 
premiers  mois  de  1860,  n'a  plus  été  que  de  86  millions  sterling  pen- 
dant la  même  période  en  1861.  Le  même  fait  s'accuse  en  France, 
où  d'après  les  rapports  officiels  l'exportation  de  1861  ne  se  sou- 
tient pas  au  niveau  de  1860.  Par  conséquent  il  n'y  avait  pas  l'ap- 
parence d'une  crise,  il  y  aurait  eu  plutôt  un  excès  de  capitaux' sans 
emploi. 

C'est  ainsi  qu'ont  raisonné  les  publicistes  qui  ont  blâmé  les  me- 
sures prises  par  la  Banque  à  la  fin  de  septembre  et  au  commence- 
ment d'octobre.  Pourtant,  si  on  avait  bien  voulu  regarder  au  fond 
des  choses ,  on  aurait  trouvé  que  l'abondance  des  capitaux  n'était 
peut-être  pas  telle  qu'on  la  supposait;  ce  n'est  pas  d'après  les  dé- 
pôts faits  à  la  Banque  de  France  et  dans  les  autres  établissemens 
financiers  qu'on  en  peut  juger  parfaitement.  La  plupart  de  ces  dé- 
pôts forment  les  comptes  courans  des  banquiers  et  des  maisons  de 
commerce;  ils  ont  leur  emploi,  et  ne  sont  pas  le  moins  du  monde 
disponibles,  si  on  veut  entendre  par  ce  mot  qu'ils  sont  prêts  à  en- 
trer dans  des  opérations  commerciales.  On  a  pu  même  constater 
souvent  que  ces  dépôts  étaient  plus  considérables  en  temps  de  crise 
qu'en  temps  ordinaire,  par  la  raison  toute  simple  que  dans  ces  mo- 
mens-là  chacun  aime,  en  vue  des  éventualités,  à  avoir  ses  capitaux 
disponibles;  loin  de  vouloir  les  prêter  au  commerce,  on  les  en  retire 
plutôt,  ainsi  que  des  valeurs  de  bourse,  et  on  les  dépose  à  la  Banque. 
Par  conséquent,  celui  qui  jugerait  en  temps  de  crise  de  l'étendue 
des  ressources  disponibles  par  le  chiffre  des  dépôts  en  comptes  cou- 
rans risquerait  fort  de  se  tromper  et  de  prendre  pour  disponible  ce 
qui  ne  l'est  pas  le  moins  du  monde.  On  se  rend  mieux  compte  de 
la  situation  financière  d'un  pays  en  comparant  l'emploi  du  capital 
à  ce  qu'on  peut  supposer  être  les  épargnes  annuelles,  et,  pour  ne 
parler  que  de  l'année  1861,  sans  nous  occuper  du  passé,  qui,  comme 
les  budgets  de  l'état,  a  plutôt  laissé  du  découvert  que  de  l'actif,  on 
trouve  que  cette  année  seulement  il  a  été  demandé  à  la  place  de 
Paris  :  par  les  compagnies  de  chemins  de  fer,  sous  forme  d'émission 
d'obligations,  250  millions;  par  l'état,  sous  forme  d'obligations 
trentenaires  et  de  création  de  rentes  à  donner  à  la  caisse  de  la  do- 
tation de  l'armée,  etc.,  environ  200  millions. 

Si  à  ces  chiffres  nous  ajoutons  divers  appels  de  fonds  qui  ont  été 
faits  pour  le  compte  d'entreprises  étrangères  et  la  part  que  nous 
avons  prise  à  l'emprunt  italien  de  500  millions,  il  ne  sera  pas 
téméraire  d'évaluer  à  1  milliard  au  moins  les  prélèvemens  qui  ont 
été  faits  en  1861  sur  notre  marché  de  Paris.  Or,  quelque  large  qu'on 
fasse  l'épargne,  on  ne  peut  pas  l'évaluer  à  ce  chiffre  d'un  milliard 


172  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

par  an.  Le  pays  était  donc  en  avance  sur  ses  épargnes,  lorsqu'un 
déficit  s'est  manifesté  dans  la  récolte  des  céréales.  Ce  déficit  n'eût 
peut-être  pas  été  de  nature  à  nous  créer  des  embarras  sérieux ,  si 
le  pays  s'était  trouvé  dans  une  situation  parfaitement  régulière, 
avec  des  ressources  abondantes  et  réellement  disponibles;  mais, 
venant  s'ajouter  à  une  situation  qui  n'avait  rien  de  régulier,  quoi 
qu'on  dise,  et  qui  avait  déjà  absorbé  plus  de  capitaux  qu'il  n'y 
avait  d'épargnes,  il  méritait  d'être  pris  en  sérieuse  considération, 
et  un  établissement  comme  la  Banque  de  France,  qui  avait  souci  de 
sa  responsabilité,  devait  y  regarder  à  deux  fois  avant  de  laisser  au 
crédit  les  facilités  les  plus  étendues.  On  évaluait  le  déficit  de  la 
récolte  à  15  millions  d'hectolitres,  et  on-calculait  que,  pour  le  com- 
bler, il  fallait  exporter  au  dehors  une  somme  de  /iOO  millions  en 
espèces  métalliques.  Sans  doute,  s'il  s'était  agi  de  la  prendre  dans 
la  poche  de  chaque  individu,  proportionnellement  à  la  quantité  de 
numéraire  qu'il  pouvait  posséder,  cette  exportation  de  ZiOO  millions, 
sur  un  stock  métallique  qui  doit  être  au  moins  de  3  milliards  1/2, 
n'avait  rien  d'inquiétant,  et  on  aurait  pu  ne  pas  s'en  préoccuper; 
mais  ce  n'est  pas  ainsi  que  les  choses  se  passent.  Quand  on  a  des 
paiemens  pressés  à  faire  en  numéraire  à  l'étranger,  on  s'adresse  à 
l'établissement  financier  qui  en  possède  le  plus  et  peut  vous  le  pro- 
curer le  plus  vite  :  on  s'adresse  à  la  Banque  de  France.  C'est  elle 
qui  momentanément  est  appelée  à  supporter  en  grande  partie  le 
poids  des  exportations  de  numéraire.  Ce  n'est  qu'une  avance  qu'elle 
fait  sans  doute,  et  cet  argent  lui  rentre  plus  tard  par  les  mille  ca- 
naux de  la  circulation;  il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'il  s'opère  dans 
sa  caisse,  pour  un  temps  plus  ou  moins  long,  un  vide  qui  peut 
avoir  des  conséquences  graves,  puisqu'à  tout  moment  on  peut  venir 
lui  demander  le  remboursement  des  billets  et  des  dépôts.  Ce  qu'il 
y  a  de  certain,  c'est  que,  pendant  le  cours  du  mois  de  septembre 
1861,  la  Banque  vit  son  encaisse  diminuer  de  80  millions  et  son 
portefeuille  augmenter  de  74.  File  avait  donc  305  millions  d'espèces 
métalliques  pour  répondre  non-seulement  de  766  millions  de  billets 
au  porteur,  mais  de  203  millions  de  dépôts,  en  tout  969  millions. 

Devait-elle,  en  présence  de  cette  situation,  rester  complètement 
impassible,  et  ne  prendre  aucune  mesure  de  précaution ,  au  risque 
de  ce  qui  pouvait  arriver?  Ce  ne  fut  pas  son  avis;  elle  éleva  d'abord 
le  taux  de  son  escompte  à  5  1/2,  puis  à  6  pour  100,  et  elle  crut  devoir 
en  outre  se  procurer  pour  50  millions  de  traites  sur  Londres,  de 
façon  à  empêcher  d'autant  les  exportations  de  numéraire  vers  le 
royaume-uni.  Néanmoins  son  encaisse  perdit  encore  20  millions  pen- 
dant le  mois  d'octobre,  et  son  portefeuille  augmenta  de  27.  C'est  une 
preuve,  dit-on,  de  l'inefficacité  de  la  mesure,  puisque,  malgré  l'élé- 


LA  BANQUE  DE  FRANCE  ET  LE  CREDIT.  ||'       173 

vation  du  taux  de  l'escompte,  la  situation  ne  fut  pas  changée,  et 
que  le  numéraire  continua  de  baisser  et  le  portefeuille  d'augmen- 
ter. On  ajoute  que  la  situation  devait  d'autant  moins  changer  qu'il 
s'agissait  d'exporter  du  numéraire  pour  payer  une  denrée  de  pre- 
mière nécessité  qu'on  devait  se  procurer  à  tout  prix,  et  que  la  Banque 
contribuait  à  renchérir  en  augmentant  le  taux  de  son  escompte,  ce 
qui  aggravait  la  crise.  Il  est  tout  naturel  que  l'élévation  du  taux  de 
l'escompte  n'ait  pas  mis  fin  immédiatement  aux  besoins  d'argent 
et  restreint  tout  à  coup  les  opérations  commerciales.  Les  affaires 
engagées  ne  s'arrêtent  pas  ainsi  du  jour  au  lendemain;  mais  ce  qui 
prouve  que  la  mesure  a  été  efficace,  c'est  d'abord  que  la  diminution 
de  l'encaisse  et  l'augmentation  du  portefeuille  ont  été  beaucoup 
moindres  en  octobre  qu'elles  n'avaient  été  le  mois  précédent,  et 
qu'ensuite  l'équilibre  a  fini  par  se  rétablir  à  peu  près  complète- 
ment, puis'[ue  la  Banque  s'est  sentie  assez  à  l'aise  pour  ramener  le 
21  novembre  le  taux  de  l'escompte  à  5  pour  100,  où  il  est  aujour- 
d'hui. 

En  élevant  le  taux  de  son  escompte,  la  Banque  a  sollicité  le 
numéraire  qui  était  dans  d'autres  mains  que  les  siennes  à  sortir  de 
sa  réserve  et  à  s'employer  par  l'appât  d'une  prime  plus  élevée,  ce 
qui  diminuait  d'autant  les  demandes  qu'on  pouvait  lui  adresser  à 
elle-même;  puis,  et  c'est  la  considération  la  plus  importante,  elle 
a  refréné  les  spéculations  un  peu  aventureuses.  Or,  dans  toute  opé- 
ration commerciale,  surtout  dans  celle  qui,  en  temps  de  crise,  a 
pour  objet  des  acquisitions  de  céréales,  il  y  a  toujours  la  part  de 
la  spéculation  plus  ou  moins  aventureuse,  de  celle  qui  achète  au- 
delà  des  besoins ,  et  qui ,  après  avoir  provoqué  des  hausses  exagé- 
rées, finit  par  subir  des  dépréciations  considérables  et  amener  des 
catastrophes.  La  preuve  en  est  dans  ce  qui  est  arrivé  en  1847,  où, 
par  suite  d'approvisionnemens  excessifs,  le  prix  du  blé,  qui  s'était 
élevé  en  mai  à  37  fr.  98  cent,  l'hectolitre,  n'était  plus  au  mois  d'août 
suivant  qu'à  23  fr.  59  cent.  La  preuve  en  est  encore  dans  ce  qui  se 
passe  en  ce  moment,  où  le  prix  des  blés  tend  à  rétrograder,  et  ce- 
pendant nous  ne  sommes  qu'à  trois  mois  de  la  récolte  dernière,  et 
le  déficit  n'est  pas  comblé.  Ce  prix  rétrograde  tout  simplement 
parce  que  la  spéculation  qui  a  pris  part  aux  acquisitions  de  céréales 
se  trouve  trop  chargée.  A  la  fin  d'octobre  1861,  selon  le  Moniteur^ 
6,669,000  quintaux  métriques  de  froment,  soit  8,336,000  hectoli- 
tres, étaient  arrivés  déjà  dans  nos  entrepôts,  c'est-à-dire  environ 
la  moitié  du  déficit  tel  qu'on  l'évalue.  Eh  bien!  il  y  a  dans  ces  ar- 
rivages précipités,  en  dehors  des  besoins  du  moment,  un  excès  de 
spéculation,  et  quand  l'élévation  subite  du  taux  de  l'escompte  par 
la  Banque  aurait  eu  pour  effet  de  modérer  un  peu  cette  spécula- 


174  *^'  REVUE    DES    DEUX    ^MONDES. 

tion,  nous  ne  voyons  pas  où  serait  le  mal;  les  prix  n'en  seraient 
que  plus  réguliers,  plus  conformes  aux  besoins  véritables,  et  on 
ne  verrait  pas  ces  hausses  excessives  suivies  de  baisses  non  moins 
considérables,  ce  qui  est  désastreux  pour  tout  le  monde,  pour  le 
commerce,  exposé  à  des  soubresauts  qui  amènent  toujours  des 
ruines,  et  pour  le  consommateur  lui-même,  qui,  en  présence  de  ces 
fluctuations  énormes,  dont  il  ne  se  rend  pas  compte,  est  toujours 
tenté  de  crier  aux  accaparemens.  D'ailleurs,  nous  ne  pouvons  nous 
lasser  de  le  répéter,  cette  différence  de  1  pour  100  dans  le  taux  de 
l'escompte,  qui  suffit  quelquefois  à  sauvegarder  la  situation  de  la 
Banque,  qui  a  suffi  dans  la  crise  de  cette  fm  d'année  1861,  n'est  rien 
pour  le  commerce  sérieux;  elle  ne  peut  arrêter  aucune  transac- 
tion, lorsque  cette  transaction  est  fondée  sur  un  besoin  réel.  Qui 
oserait  soutenir  que  les  approvisionnemens  de  céréales  vont  man- 
quer parce  que  ceux  qui  se  livrent  à  ce  commerce  paieront  1  pour 
100  de  plus  pour  l'escompte  de  leurs  billets?  Comparez  la  gêne  que 
cette  mesure  impose  à  ce  que  pourrait  être  pour  la  Banque  de  France 
la  suite  de  son  imprévoyance,  si,  se  laissant  aller  à  accorder  des  cré- 
dits trop  faciles,  elle  en  arrivait  à  ne  plus  pouvoir  rembourserni 
ses  billets,  ni  ses  dépôts  ! 

En  définitive,  qui  se  plaint  de  cette  élévation  du  taux  de  l'es- 
compte? Est-ce  le  commerce?  —  Il  est  évident  que  si  l'escompte 
devait  rester  à  un  taux  élevé,  quelle  que  soit  l'abondance  des  capi- 
taux par  rapport  aux  besoins,  il  y  aurait  un  sérieux  inconvénient, 
les  affaires  ne  trouveraient  pas  le  stimulant  que  leur  donne  le  ca- 
pital à  bon  marché;  mais  lorsqu'il  s'agit  d'une  mesure  toute  tem- 
poraire, qui  souvent  n'a  pas  même  la  durée  d'une  échéance  com- 
merciale, et  qui  a  pour  effet  de  conserver  des  ressources  pour  tous 
les  momens;  lorsqu'il  s'agit  seulement  pour  le  porteur  d'un  billet 
de  1,000  francs  de  payer  (le  taux  de  l'escompte  étant  porté  à  6  au 
lieu  de  5)  15  francs  d'escompte  au  lieu  de  12  francs  50  centimes,  et 
même  une  différence  moindre  si  l'échéance  du  billet  est  inférieure 
à  quatre-vingt-dix  jours,  il  n'y  a  pas  lieu  à  des  plaintes  sérieuses 
de  la  part  du  commerce.  Aussi  n'est-ce  pas  le  commerce  qui  se 
plaint.  Ceux  qui  se  plaignent,  ce  sont  ceux  qui  usent  d'un  crédit 
qui  est  en  dehors  des  attributions  de  la  Banque,  et  qui  n'a  été 
établi  depuis  1852  que  par  une  dérogation  à  ses  statuts;  ce  sont 
ceux  qui  lui  demandent  des  avances  sur  des  valeurs  de  bourse, 
souvent  afin  de  couvrir  des  excès  de  spéculation.  Pour  ces  gens-là, 
toute  élévation  du  taux  de  l'escompte  est  en  effet  un  coup  qui  les 
atteint,  car  la  Banque,  voyant  ses  ressources  diminuer,  sent  le  be- 
soin de  les  réserver  plus  exclusivement  au  commerce,  et  elle  res- 
treint le  maximum  de  ses  avances  :  de  là  des  liquidations  forcées. 


LA  BANQUE  DE  FRANCE  ET  LE  CREDIT,  w        175 

L'élévation  du  taux  de  l'escompte  atteint  encore  ceux  qui  ont  donné 
un  développement  exagéré  aux  constructions  des  villes ,  et  notam- 
ment de  la  capitale;  c'est  la  spéculation  pure  et  simple  qui  fait  les 
frais  de  la  plus  grande  partie  de  ces  constructions,  il  n'est  pas  in- 
différent pour  elle  de  trouver  plus  ou  moins  de  facilités  dans  le  taux 
de  l'escompte.  Mais  quel  inconvénient  y  a-t-il  à  ce  que  la  Banque 
rentre  davantage  dans  ses  attributions,  qui  sont  celles  d'une  banque 
de  commerce  ?  quel  inconvénient  encore  à  ce  que  les  gens  qui  sont 
trop  chargés  de  valeurs  soient  obligés  de  se  liquider,  et  enfin  que 
les  travaux  de  construction  marchent  un  peu  moins  vite  dans  la 
capitale?  L'excès  de  ces  travaux  est  regrettable,  aussi  bien  au  point 
de  vue  politique  qu'au  point  de  vue  économique,  —  au  point  de  vue 
politique,  parce  qu'il  amène  dans  la  capitale  une  population  flot- 
tante considérable  dont  il  sera  difficile  de  se  débarrasser,  et  à  la- 
quelle on  sera  toujours  obligé  de  fournir  du  travail,  —  au  point  de 
vue  économique,  parce  que  cette  spéculation  exagérée  sur  les  con- 
structions produit  un  renchérissement  anomal  de  toutes  choses,  de 
la  main-d'œuvre  comme  des  loyers,  renchérissement  qui  ne  pourra 
pas  toujours  se  soutenir,  et  dont  la  réaction  amènera  des  catastro- 
phes. 

Quant  à  nous,  qui  considérons  la  Banque  de  France  comme  la  clé 
de  voûte  du  crédit,  comme  le  recours  suprême  qu'on  invoque  en 
temps  de  crise,  nous  aimons  mieux  qu'elle  pèche  par  excès  de  pru- 
dence que  par  l'excès  contraire.  Il  faut  que,  comme  la  vertu  de  la 
femme  de  César,  son  crédit  ne  puisse  pas  être  mis  en  question ,  et 
quand  nous  voyons  des  systèmes  se  produire  qui  ne  tendent  à  rien 
moins  que  la  ruine  de  ce  crédit,  et  ces  systèmes  obtenir  une  cer- 
taine créance  dans  le  public,  nous  le  déplorons  profondément,  et 
nous  nous  disons  qu'il  y  a  beaucoup  à  faire  encore  pour  vulgariser 
en  France  les  saines  notions  de  l'économie  financière. 

Victor  Bonnet. 


LE   COTON 


LA   CRISE   AMERICAINE 


Parmi  toutes  les  questions  que  soulève  la  crise  américaine,  celle 
du  coton  n'est  certes  pas  la  moins  sérieuse.  Pi'ès  de  dix  millions 
d'hommes,  appartenant  à  toutes  les  races  de  la  terre,  sont  occu- 
pés à  la  culture  du  cotonnier  dans  les  deux  Amériques,  sur  les  ri- 
vages de  la  Méditerranée,  en  Chine,  dans  les  Indes  orientales,  et 
le  produit  de  leur  travail  est  mis  en  œuvre  par  dix  autres  millions 
d'hommes  aux  États-Unis,  en  Angleterre,  sur  les  continens  d'Eu- 
rope et  d'Asie.  Les  intérêts  les  plus  considérables,  les  problèmes  po- 
litiques et  sociaux  les  plus  importans  se  rattachent  à  la  culture  de 
cette  plante.  Si  les  nègres  d'Amérique  en  effet  continuent  à  recueillir 
le  coton,  leur  servitude  ne  peut  être  abolie.  Et  les  ouvriers  de  la 
Grande-Bretagne  ne  sont-ils  pas  exposés  de  leur  côté  à  la  famine, 
si  ce  même  produit  vient  à  leur  manquer?  Ainsi,  grâce  à  la  culture 
du  cotonnier,  la  prospérité  industrielle  de  l'Angleterre  paraît  inti- 
mement liée  aux  progrès  de  l'institution  servde,  et  cette  puissance, 
qui  a  tant  fait  pour  l'abolition  de  la  servitude  des  noirs  dans  ses 
propres  colonies,  semble  devenue  le  grand  complice  des  planteurs 
du  sud.  On  pourrait  môme  croire  que  quelques  Anglais  malavisés 
ont  vu  dans  le  déplorable  incident  du  Trent  une  excellente  occasion 
de  renouveler  leurs  approvisionnemens  et  de  protéger  l'esclavage 
en  feignant  de  revendiquer  seulement  l'honneur  du  pavillon  britan- 
nique. Et  cependant  le  monde  industriel  juge  la  situation  avec  trop 
d'intelligence  pour  ne  pas  savoir  que  la  guerre,  et  surtout  une  guerre 


LE    COTON    ET    LA    CRLSE    AMERICAINE.      #  177 

avec  r Amérique,  est  un  plus  terrible  fléau  que  la  pénurie  du  co- 
ton. Si  une  lutte  fratricide  doit  armer  l'une  contre  l'autre  les  deux 
grandes  nations  anglo-saxonnes,  il  répugne  d'attribuer  au  coton  le 
triste  honneur  d'avoir  été  la  cause  occulte  de  la  rupture.  Certes  la 
rareté  de  la  mitière  première  peut  rendre  très  grave  la  situation  des 
filateurs  anglais;  elle  n'est  pas  de  nature  toutefois  à  paralyser  leur 
initiative.  Pour  obtenir  le  produit  qui  est  le  pain  quotidien  de  leur 
industrie,  ils  n'ont  pas  besoin  de  faire  prêter  à  la  confédération  es- 
clavagiste l'imniense  appui  de  la  marine  et  des  finances  britanni- 
ques; il  leur  suîit  de  s'adresser  à  tous  les  pays  producteurs  de 
coton,  aux  Antilles,  à  la  Colombie,  à  l'Hindoustan,  et,  grâce  à  la 
hausse  des  prix,  ieur  appel  sera  bientôt  entendu.  Après  quelques 
mois  d'une  gêne  courageusement  supportée,  les  fabricans  de  Man- 
chester pourraient,  à  l'aide  des  seuls  moyens  pacifiques,  obtenir  en 
abondance  la  matière  première  dont  ils  ont  besoin  et  reprendre  le 
cours  de  leurs  prospérités,  tandis  que  la  guerre,  si  terrible  déjà  par 
ses  sanglantes  journées,  peut  avoir  les  effets  les  plus  désastreux 
pour  l'industrie,  quand  même  elle  lui  fournirait  à  vil  prix  des  mil- 
lions de  balles. 

I. 

Jusqu'au  moment  où  éclata  la  guerre  qui  désole  aujourd'hui  l'Amé- 
rique du  Nord,  les  états  à  esclaves  avaient  participé  à  la  prospérité 
presque  fabuleuse  des  états  libres.  Leurs  déserts  se  peuplaient  rapi- 
dement, des  centaines  de  bateaux  à  vapeur  sillonnaient  leurs  fleuves, 
des  chemins  de  fer  pénétraient  dans  leur  pays  en  tout  sens,  et  l'a- 
bondance de  leurs  récoltes  augmentait  chaque  année  dans  une  pro- 
portion plus  considérable  que  le  nombre  des  travailleurs  nègres. 
La  culture  du  cotonnier  surtout  donnait  des  résultats  merveilleux. 
Cette  plante,  qu'on  avait  inutilement  propagée  pendant  plus  de  cent 
cinquante  ans  dans  la  Virginie  et  les  Carolines,  était  devenue  tout  à 
coup,  vers  la  fin  du  siècle  dernier,  l'un  des  principaux  produits  de 
l'agriculture  américaine.  Jusqu'en  1790,  le  coton  n'avait  pas  même 
donné  lieu  à  une  exportation  moyenne  de  100  balles  par  an;  mais 
à  partir  de  cette  époque  il  était  expédié  en  Angleterre  d'abord  par 
milliers,  puis  par  centaines  de  milliers  et  par  millions  de  balles  (1). 
La  récolte  de  1859,  la  plus  forte  qui  ait  jamais  été  obtenue,  attei- 
gnit près  de  5  millions  de  balles,  représentant  une  valeur  de  1  mil- 
liard 500  millions  de  francs. 

(1)  La  balle  de  coton  américain  est  aujourd'hui  plus  lourde  qu'autrefois  :  elle  pèse 
enviro.1  200  kilogrammes. 

TOHB  XXXMt.  12 


178  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Ce  coton,  fourni  en  masses  si  considérables  par  ur  seul  pays, 
était  longtemps  resté  sans  rival  :  excellent  par  la  consistance ,  par  la 
longueur  de  la  fibre,  la  beauté  de  la  couleur,  le  choix  des  varié- 
tés, il  alimentait  toutes  les  lilatures  de  l'Amérique,  la  plupart  de 
celles  de  l'Europe  continentale,  et  subvenait  pour  les  deux  tiers  à 
l'immense  consommation  du  royaume-uni.  Grâce  à  ^a  possession  de 
ce  produit  si  important  dans  l'éconontie  des  peuples,  les  planteurs 
américains  se  croyaient  sincèrement  les  arbitres  de  monde  civilisé; 
ils  se  vantaient  de  tenir  dans  leurs  mains  la  destinée  de  l'Angleterre 
aussi  bien  que  celle  de  la  république  américaine,  et,  pleins  d'un  or- 
gueil que  semblaient  justifier  leurs  succès,  ils  avaient  baptisé  le 
coton  du  nom  de  roi.  En  effet,  l'humble  végétd  leur  avait  conféré 
une  véritable  royauté.  La  i"écolte*  annuelle  leur  permettait  non-seu- 
lement de  s'enrichir  et  de  se  bâtir  des  palais,  nais  encore  de  com- 
mander au  congrès  américain  :  en  vertu  de  leurs  balles  de  coton, 
ils  avaient  pu  rétablir  de  fait  la  traite  des  nègres,  depuis  longtemps 
abolie ,  forcer  les  législateurs  à  rédiger  un  nouveau  code  et  les  mi- 
nistres de  la  religion  à  proclamer  un  nouvel  évangile. 

On  sait  comment  cette  insolente  prospérité  fut  interrompue.  De 
leur  plein  gré,  les  propriétaires  d'esclaves  ont  rompu  le  pacte  fédé- 
ral et  ont  déclaré  la  guerre  aux  états  du  nord.  Nombreux  étaient 
leurs  prétextes;  mais  il  faut  chercher  la  cause  de  la  guerre  dans  leur 
amour  jaloux  de  la  domination  et  leur  dégoût  traditionnel  pour  ces 
Yankees,  ces  prolétaires  du  nord,  qui,  tout  en  travaillant  de  leurs 
mains  comme  des  nègres,  osent  aussi  prétendre  au  gouvernement  de 
la  république.  Les  fondateurs  des  états  confédérés  savaient  bien  que 
la  pierre  angulaire  de  leur  édifice  social,  l'esclavage,  était  moins 
menacée  par  l'élection  du  président  Lincoln  qu'elle  ne  l'est  par  la 
guerre  hasardeuse  dans  laquelle  ils  se  sont  jetés;  mais,  avec  l'au- 
dace des  joueurs  heureux,  ils  n'ont  pas  craint  de  risquer  le  tout 
pour  le  tout  et  de  faire  appel  au  dieu  des  batailles.  Ils  pensaient 
que  New-York  et  d'autres  villes  commerciales  du  nord,  fidèles  au 
culte  du  dollar,  accepteraient  leurs  conditions  et  demanderaient 
peut-être  humblement  une  place  dans  la  confédération  esclava- 
giste. Ils  se  flattaient  aussi  que  les  populations  de  la  Nouvelle-An- 
gleterre, affamées  et  désespérées  par  l'interruption  soudaine  de 
leur  industrie ,  perdraient  un  temps  précieux  en  luttes  intestines , 
tandis  que  la  France  et  l'Angleterre,  ne  pouvant  se  passer  du  coton, 
s'empresseraient  de  reconnaître  le  nouveau  groupe  d'états  et  de  lui 
envoyer  des  secours  en  troupes  et  en  vaisseaux.  Ces  espérances  ne 
se  sont  point  réalisées.  Huit  mois  se  sont  écoulés  depuis  que  le 
premier  coup  de  canon  de  la  guerre  civile  a  retenti ,  et  New-York, 
malgré  les  sympathies  secrètes  de  son  aristocratie  financière ,  n'a 


LE    COTON    ET   LA    GRISE    AMERICAINE.  179 

point  fait  alliance  avec  Gharleston  ;  les  états  de  la  Nouvelle-Angle- 
terre, unanimes  dans  leur  patriotisme ,  ont  levé  contre  le  sud  une 
armée  de  plus  de  cent  mille  volontaires;  la  France  n'est  point  sortie 
de  son  rôle  de  puissance  neutre  pour  forcer  le  blocus  du  Mississipi. 
Il  est  vrai  que,  par  suite  de  l'outrage  fait  au  pavillon  du  Trent,  la 
Grande-Bretagne  se  croira  peut-être  obligée  d'intervenir  contre 
les  Américains  du  nord;  mais  il  est  trop  tard  pour  que  cette  inter- 
vention assure  la  prospérité  de  la  confédération  esclavagiste.  En 
dépit  du  coton  sauveur,  la  lutte  a  déjà  produit  des  résultats  irré- 
médiables, et  l'un  de  ces  résultats  est  l'abolition  du  monopole  que 
les  planteurs  cotonniers  d'Amérique  exerçaient  sur  les  marchés  du 
monde. 

Chose  remarquable,  comme  si  la  terre  elle-même  s'était  lassée 
de  sa  longue  complicité  avec  les  propriétaires  d'esclaves,  la  récolte 
de  1860,  expédiée  immédiatement  avant  la  guerre  civile,  a  été  in- 
férieure d'un  million  de  balles  à  celle  de  l'année  précédente,  elle 
n'a  pas  même  égalé  celle  de  1858;  mais,  si  considérable  qu'il  fût, 
ce  déficit  n'était  point  de  nature  à  effrayer  le  commerce,  et  les  3  mil- 
lions de  balles  que  l'Europe  reçut  des  planteurs  pouvaient,  avec 
la  balance  restée  dans  les  entrepôts  et  le  supplément  de  coton  im- 
porté des  Indes  et  d'autres  pays,  abondamment  subvenir  à  l'alimen- 
tation des  filatures.  Aujourd'hui  ce  ne  sont  plus  seulement  les  in- 
tempéries de  l'air  qui  menacent  la  récolte  :  la  guerre  amène  avec 
elle  tout  un  cortège  de  lois  économiques  auxquelles  les  planteurs 
doivent  nécessairement  céder,  et  qui  tendent  sans  exception  à  ré- 
duire la  production  du  coton.  Aussi  longtemps  que  durera  la  lutte 
entre  les  deux  moitiés  de  l'ancienne  république  américaine,  l'im- 
portance de  la  récolte  annuelle  diminuera,  et  dans  l'espace  de 
quelques  saisons  elle  peut  devenir  relativement  insignifiante.  Déjà 
cette  royauté  conférée  par  le  coton  à  ses  heureux  possesseurs  s'est 
entièrement  évanouie;  malgré  les  richesses  accumulées  dans  leurs 
habitations,  les  planteurs  n'en  sont  pas  moins  réduits  à  la  gêne  la 
plus  cruelle. 

C'est  dans  la  guerre  elle-même  qu'il  faut  chercher  la  première 
cause  de  la  diminution  inévitable  des  futures  récoltes  du  coton. 
L'armée  d'au  moins  trois  cent  mille  hommes  qu'a  levée  la  confé- 
dération du  sud  se  compose  en  grande  partie  de  propriétaires 
d'esclaves.  Il  n'est  probablement  pas  une  seule  famille  de  plan- 
teurs qui  n'ait  envoyé  à  la  guerre  un  ou  plusieurs  de  ses  membres, 
et  en  certains  districts  les  économes  seuls  sont  restés  sur  les  habi- 
tations.  C'est  là  ce  qui  fait  la  force  de  l'armée  du  sud  :  tous  ses 
officiers  ont  l'habitude  du  commandement,  et  savent,  aussi  bien  que 
dans  la  vie  civile,  se  faire  respecter  au  camp  et  sur  le  champ  de 


180  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bataille  par  les  petits  blancs  qui  forment  le  gros  de  l'armée.  Ils 
ont  de  plus  l'avantage  de  connaître  le  danger  auquel  ils  s'exposent, 
et  combattent  avec  un  courage  naturel  doublé  de  désespoir.  Sa- 
chant que  tôt  ou  tard,  par  la  force  des  choses,  ils  peuvent  être  pris 
entre  l'invasion  des  troupes  du  nord  et  l'insurrection  servile,  ils 
luttent  non-seulement  pour  leur  indépendance  nationale,  mais  aussi 
pour  leur  fortune,  leurs  foyers,  leur  vie  et  celle  de  leurs  enfans. 
Certes  une  armée  composée  de  pareils  élémens  doit  être  redou- 
table; mais  il  est  impossible  qu'en  faisant  bonne  garde  sur  les  fron- 
tières, elle  ne  néglige  pas  en  môme  temps  ses  récoltes.  L'œil  de 
l'économe  ne  remplace  pas  celui  du  maître.  Pendant  que  les  plan- 
teurs et  leurs  fils  s'exercent  au  maniement  des  armes  sur  les  bords 
du  Potomac  et  du  Mississipi,  les  esclaves,  débarrassés  d'une  sur- 
veillance de  tous  les  instans,  s'ingénient  de  mille  manières  pour 
éviter  le  travail  ou  pour  le  ralentir.  Rusés  comme  le  sont  tous  les 
faibles,  ils  semblent  déployer  un  grand  zèle  à  leur  tâche  de  chaque 
jour;  mais,  en  dépit  de  leurs  démonstrations,  les  chemins  de  ser- 
vice sont  bientôt  défoncés,  les  haies  sont  abattues,  et  la  récolte  est 
étoulTée  par  les  mauvaises  herbes  ou  dévorée  par  les  vers. 

A  cette  première  conséquence  de  la  guerre  s'en  ajoute  une  autre 
bien  plus  importante  :  la  nécessité  absolue  pour  la  confédération  de 
remplacer  la  culture  du  coton  par  celle  d'autres  denrées.  Avant  la 
guerre,  les  états  à  esclaves  s'occupaient  presque  uniquement  des 
plantes  industrielles,  le  coton,  le  sucre,  le  tabac,  et  négligeaient  les 
plantes  alimentaires.  C'était  du  nord  qu'ils  recevaient  leurs  céréales, 
leur  farine,  et  jusqu'aux  fruits  de  leur  table;  c'est  au  nord  qu'ils  de- 
mandaient aussi  le  maïs  pour  leurs  esclaves  et  le  foin  pour  leurs 
chevaux  :  à  l'exception  du  riz  et  de  quelques  racines,  ils  étaient  re- 
devables à  leurs  compatriotes  yankces  de  tout  ce  qui  formait  leur 
nourriture  quotidienne.  Aussi  la  guerre  des  frontières  et  le  blocus 
des  côtes  ont-ils  été  suivis  d'une  disette  générale  :  presque  séparés 
du  reste  du  monde,  les  planteurs  de  la  confédération  du  sud  en 
sont  momentanément  réduits  à  leurs  propres  ressources  et  ne  peu- 
vent se  procurer  de  farines  qu'à  des  prix  exorbitans;  pour  vivre,  il 
leur  faut  donc  nécessairement  consacrer  une  grande  partie  de  leurs 
terres  à  la  production  du  maïs,  du  riz,  du  froment,  et  négliger  d'au- 
tant les  plantes  industrielles.  Avant  que  la  guerre  éclatât,  le  gou- 
vernement provisoire  de  Montgomery  donnait  aux  propriétaires 
d'esclaves  le  pressant  conseil  de  s'adonner  à  la  culture  des  vivres; 
mais,  depuis  l'ouverture  des  hostilités,  la  situation  périlleuse  du 
sud  au  point  de  vue  de  l'alimentation  publique  s'est  encore  aggra- 
vée, et  journaux  et  législatures  ne  cessent  de  rappeler  aux  plan- 
teurs l'impérieuse  néces  itô  de  pourvoir  avant  tout  aux  besoins  de 


LE    COTON    ET    LA    GRISE    AMERICAINE.  181 

rapprovisionnement.  Les  journaux  des  états  frontières  aussi  bien 
que  ceux  de  la  Louisiane,  le  Rirhmond  Wliig  aussi  bien  que  le 
Nen-Orleam  Delta,  répètent  à  l'envi  que  le  devoir  et  la  saine  poli- 
tique conseillent  également  l'abandon  total  de  la  culture  du  coton. 
Déjà,  pour  conjurer  la  famine,  la  plupart  des  propriétaires  du  sud 
ont  consacré  aux  céréales  la  moitié  de  leurs  champs,  et  récemment 
les  notables  de  la  Géorgie,  réunis  en  convention,  ont  décidé  qu'ils 
feraient  le  sacrifice  complet  des  produits  qui,  en  1860  encore, 
étaient  leur  principale  richesse.  Il  est  certain  que  l'attitude  nou- 
velle de  l'Angleterre  modifiera  le  langage  des  journaux  et  les  dis- 
positions des  planteurs,  car  le  monopole  dévolu  aux  états  à  esclaves 
sur  les  marchés  du  coton  est  un  avantage  trop  considérable  pour 
qu'ils  ne  tâchent  pas  de  le  sauvegarder  à  tout  prix;  mais  la  néces- 
sité de  cultiver  les  céréales  concurremment  avec  le  coton  n'en  reste 
pas  moins  des  plus  inévitables.  Les  Antilles  et  l'Angleterre,  aux- 
quelles la  confédération  du  sud  serait  obligée  de  demander  son  ap- 
provisionnement de  céréales,  sont  elles-mêmes  en  grande  partie 
dépendantes  de  l'Amérique  du  Nord  pour  ces  denrées,  et  ne  pour- 
raient les  revendre  qu'avec  une  considérable  augmentation  de  prix, 
ruineuse  pour  les  planteurs  et  fatale  à  la  production  du  coton. 

Ce  n'est  pas  tout  :  non-seulement  les  états  à  esclaves  importaient 
du  nord  leurs  substances  alimentaires,  ils  lui  demandaient  aussi  les 
objets  manufacturés.  Eux,  si  riches  en  coton,  n'en  filaient  pas  même 
la  vingtième  partie  dans  leurs  propres  usines,  et  ils  faisaient  venir 
presque  toutes  leurs  cotonnades  du  Massachusetts  et  de  l'Angle- 
terre. Souliers,  chapeaux,  épingles,  clous,  savon,  tous  ces  mille 
objets  devenus  absolument  nécessaires  dans  l'état  actuel  de  la  civi- 
lisation, étaient  fabriqués  par  ces  Yankees  méprisés  :  les  pelles,  les 
pioches,  les  charrues  dont  se  servent  les  nègres,  leur  étaient  expé- 
diées de  la  Pensylvanie;  livres,  papier,  caractères  d'imprimerie, 
poudre,  fusils,  rails,  locomotives  et  wagons,  même  les  cordes  et  les 
toiles  qui  servaient  à  envelopper  le  coton,  tout  provenait  des  états 
du  nord.  Les  planteurs  ne  pouvaient  jeter  un  regard  sur  eux  ni  au- 
tour d'eux  sans  reconnaître  leur  dépendance  industrielle  à  l'égard 
des  états  libres.  Par  suite  de  leur  rupture  soudaine  avec  le  nord , 
aujourd'hui  tout  commence  à  leur  manquer,  articles  de  vêtement, 
meubles,  livres,  papier,  outils,  machines.  En  dépit  de  leur  haute 
civilisation,  ils  sont  ramenés  de  force  à  un  genre  de  vie  qu'ils  n'a- 
vaient jamais  connu.  Eux  qui  aimaient  tant  le  luxe  manquent  sou- 
vent du  nécessaire.  Certainement,  si  les  côtes  du  sud  devaient  être 
débloquées  par  la  (lotte  anglaise  et  rendues  au  commerce  du  monde, 
les  fabricans  de  Birmingham  et  de  Shefiield  seraient  trop  heureux 
de  succéder  aux  manufacturiers  de  Pittsburg  et  de  Cincinnati  pour 


182  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

l'approvisionnement  des  états  confédérés.  Pourvu  que  l'Atlantique  ne 
soit  pas  infesté  de  corsaires,  ils  s'empresseront  de  fournir  à  leurs  nou- 
veaux cliens  tous  les  articles  manufacturés  dont  ceux-ci  ont  besoin; 
mais,  quoi  qu'ils  fassent,  ils  ne  pourront  livrer  leurs  marchandises 
à  un  aussi  bas  prix  que  les  fabricans  yankees  livraient  autrefois  les 
leurs;  les  dépenses  des  planteurs  seront  augmentées  et  rendront 
d'autant  plus  coûteuses  les  cultures  industrielles. 

Pour  éviter  cette  aggravation  de  prix  et  se  prémunir  contre  le 
danger  d'un  isolement  complet,  les  propriétaires  d'esclaves  ne  se- 
ront-ils pas  obligés  de  retirer  des  champs  un  grand  nombre  de 
leurs  nègres  et  de  les  transformer  en  ouvriers?  N'est-ce  pas  à 
leur  travail  déjà  qu'on  demande  tous  les  objets  qui  doivent  ser- 
vir à  la  défense  nationale,  les  pelles,  les  pioches,  les  objets  d'é- 
quipement, les  harnais,  les  tentes?  Ce  sont  aussi  des  esclaves  qui 
travaillent  aux  retranchemens,  aux  forts,  aux  batteries  des  côtes,  au 
transport  des  provisions  et  du  matériel  de  guerre.  Même  dans  la 
plus  profonde  paix,  une  simple  barrière  posée  entre  les  états  du 
nord  et  ceux  du  sud  suffirait  pour  enlever  à  la  culture  du  coton  un 
très  grand  nombre  de  bras,  qui  devraient  être  employés  à  la  pro- 
duction des  céréales,  aux  divers  métiers,  à  l'industrie.  Sous  l'action 
de  ces  causes  réunies,  la  récolte  de  1861  a  été  probablement  infé- 
rieure de  moitié  à  celle  de  1859.  En  dépit  de  l'exagération  naturelle 
à  tout  Américain ,  le  ministre  des  finances  de  la  confédération  du 
sud,  M.  Memminger,  évaluait  la  quantité  du  coton  recueilli  cette 
année  à  2,500,000  balles  seulement. 

Tels  sont  les  résultats  immédiats  de  la  séparation;  mais  il  ne 
s'agit  pas  d'une  simple  ligne  de  frontières  entre  les  états  fidèles  à 
l'union  et  les  états  rebelles  :  une  guerre  terrible  sévit  entre  les  deux 
moitiés  de  l'ancienne  république,  et,  quelle  qu'en  soit  l'issue,  elle 
sera  nécessairement  fatale  au  monopole  que  les  planteurs  coton- 
niers d'Amérique  exerçaient  sur  les  marchés  du  monde  au  détri- 
ment du  coton  recueilli  par  des  mains  libres.  Pendant  les  huit  mois 
qui  viennent  de  s'écouler,  on  a  pu  croire  que  le  seul  enjeu  de  la 
guerre  était  le  coton,  tant  les  hommes  du  nord  s'ingéniaient  à  cher- 
cher des  moyens  de  se  l'approprier,  tant  les  esclavagistes  au  con- 
traire le  gardaient  avec  un  soin  jaloux.  Plein  de  cette  illusion  qu'il 
lui  suffirait  de  monopoliser  une  grande  partie  de  la  récolte  pour 
forcer  les  états  industriels  du  nord  à  changer  de  politique  et  décider 
l'Angleterre  à  intervenir  aussitôt,  le  gouvernement  provisoire  du 
sud  avait  instamment  recommandé  aux  planteurs  de  souscrire  non- 
seulement  de  l'argent,  mais  aussi  des  balles  de  coton  payables  à  la 
fin  de  la  guerre.  L'emprunt  de  15  millions  de  dollars  autorisé  par 
le  congrès  de  Montgoraery  n'a  été  souscrit  que  pour  les  deux  tiers. 


LE    COTON    ET    LA    CRISE    AMERICAINE.  183 

Quant  à  l'emprunt  du  coton,  il  a  eu  moins  de  succès  encore,  et  le 
Richmond  Whig,  l'un  des  journaux  les  plus  considérables  du  sud, 
a  dû  avouer  que,  loin  d'avoir  produit  plus  d'un  million  de  balles, 
comme  on  s'est  plu  à  le  répéter  souvent,  il  n'atteignait  pas  même 
la  centième  partie  de  ce  chiffre  :  soit  qu'ils  aient  conscience  de 
l'inefficacité  de  l'emprunt,  soit  que  la  guerre  les  ait  déjà  tout  à  fait 
appauvris,  il  est  certain  que  les  planteurs  sont  plus  généreux  de 
leur  personne  que  de  leur  coton.  Prêts  à  sacrifier  leur  vie,  ils  gar- 
dent sagement  leurs  produits  agricoles.  Le  gouvernement  du  sud 
a  été  plus  heureux  toutefois  dans  les  efforts  qu'il  a  tentés  pour 
consigner  le  coton  sur  les  plantations  et  le  mettre  ainsi  à  l'abri  d'un 
coup  de  main  de  la  part  des  fédéraux.  Les  ports  du  Mississipi  ont 
été,  comme  ceux  de  l'Atlantique  et  du  golfe  du  Mexique,  compris 
dans  cette  mesure  générale.  Le  président  du  comité  militaire  de 
Memphis  a  déclaré  qu'il  n'admettrait  dans  ses  lignes  ni  balle  de 
coton  ni  boucaut  de  tabac,  et  qu'il  renverrait  sur  les  habitations, 
aux  frais  des  planteurs,  toutes  ces  marchandises  de  contrebande. 
De  même  le  gouverneur  de  la  Louisiane  a  fait  prendre  à  tous  les  ca- 
pitaines des  bateaux  à  vapeur  et  à  toutes  les  administrations  des 
chemins  de  fer  l'engagement  formel  de  ne  pas  importer  une  seule 
balle  de  coton  dans  le  district  militaire  de  la  Nouvelle-Orléans.  Les 
négocians  de  la  ville  ont  écrit  dans  le  même  sens  aux  planteurs,  et 
les  compagnies  d'assurance  refusent  absolument  d'assurer  le  coton, 
s'il  n'est  pas  consigné  dans  les  habitations.  Du  1"  au  Ih  septembre 
1861,  le  port  de  la  Nouvelle -Orléans  n'avait  reçu  que  21Â  balles, 
tandis  que  dans  la  période  correspondante  de  1860  les  arrivages 
s'étaient  élevés  à  57,000  balles.  Depuis,  la  proclamation  du  gou- 
verneur a  mis  un  terme  à  tous  les  envois.  Les  entrepôts  de  la  Nou- 
velle-Orléans ne  contiennent  maintenant  que  10,000  balles,  c'est- 
à-dire  la  seizième  partie  seulement  de  ce  qu'ils  contenaient  en  1860 
à  la  même  époque.  Un  seul  navire,  le  Bermuda,  a  pu  obtenir  un 
chargement  de  1,800  balles  dans  un  port  du  sud,  en  échange  d'une 
cargaison  de  poudre  et  de  boulets;  mais,  pleins  d'un  respect  su- 
perstitieux pour  leur  palladium,  les  autorités  militaires  de  Charles- 
ton  ont  interdit  l'exportation  de  balles  de  coton  à  d'autres  navires 
qui  avaient,  comme  le  Bermuda,  réussi  à  forcer  le  blocus. 

Récemment  encore,  les  unionistes  espéraient  que  la  conquête 
d'un  port  des  états  confédérés  par  la  flotte  du  nord  suffirait  pour 
établir  un  courant  commercial  et  faire  affluer  aussitôt  les  balles  de 
coton  consignées  sur  les  plantations.  Les  habitans  du  nord  préten- 
daient que  le  patriotisme  de  fraîche  date  des  propriétaires  d'esclaves 
ne  résisterait  pas  à  l'amour  du  gain,  et  qu'ils  s'empresseraient  d'é- 
changer leur  récolte,  longtemps  inutile,  contre  de  beaux  dollars. 


184  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sonnans.  Ils  rappelaient  à  ce  sujet  qu'au  commencement  de  la 
guerre  les  planteurs,  auxquels  la  voie  de  la  mer  était  déjà  fermée, 
expédiaient  leurs  cotons  par  les  chemins  de  fer  de  l'Ohio  et  de  New- 
York,  sans  trop  s'informer  s'ils  ne  procuraient  pas  ainsi  à  leurs  ad- 
versaires une  importante  source  de  revenus;  mais  dans  l'espace  de 
quelques  mois  les  circonstances  ont  bien  changé.  Certainement  la 
vue  de  l'or  doit  exercer  une  véritable  fascination  sur  ces  hommes 
dont  toute  la  fortune  consiste  maintenant  en  assignats.  Néanmoins 
la  guerre,  les  privations  de  toute  espèce,  la  crainte  de  l'avenir,  les 
menaces  faites  par  le  nord  au  sujet  de  l'émancipation  des  noirs  ont 
rempli  leurs  cœurs  d'assez  de  haine  pour  qu'ils  puissent  se  priver 
spontanément  des  ressources  obtenues  en  trafiquant  avec  l'ennemi. 
Plutôt  que  de  laisser  tomber  leur  coton  au  pouvoir  des  Yankees,  ils 
le  détruiront  eux-mêmes,  ils  incendieront  leurs  plantations  de  leurs 
propres  mains,  et  reformeront  autour  des  envahisseurs  une  nou- 
velle frontière  hérissée  de  fusils  et  de  canons.  Déjà  les  fédéraux 
occupent  plusieurs  points  de  la  côte  ennemie,  Hatteras,  Port-Royal, 
l'île  Tybee,  Fort-Pickens;  mais  ces  points  ne  leur  permettent  nul- 
lement de  communiquer  avec  les  états  du  sud,  et  depuis  le  com- 
mencement de  la  guerre  ils  n'ont  pu  encore  expédier  à  New- York 
qu'îm^  seule  balle  de  coton.  Quand  même  quelques  entrepôts,  que 
les  sécessionistes  n'auraient  pas  eu  le  temps  d'incendier,  tombe- 
raient au  pouvoir  des  troupes  du  nord,  ces  entrepôts  épars  et  mal 
approvisionnés  ne  pourraient  avoir  aucune  influence  sur  le  mar- 
ché, et,  chose  plus  grave,  de  pareilles  conquêtes  ne  seraient  })oint 
de  nature  à  faire  persévérer  les  planteurs  du  sud  dans  la  culture 
du  coton. 

Qu'on  admette  cependant  l'hypothèse  la  plus  favorable  à  la  cause 
des  confédéiés.  Qu'on  les  suppose  victorieux,  respectés,  défendus 
cfontre  les  attaques  du  nord  par  une  ligne  de  douanes  et  de  fortifi- 
cations, par  une  flotte  puissante  et  l'amitié  de  l'Angleterre.  Malgré 
leur  triomphe,  les  planteurs  cotonniers  ne  pourront  donner  à  leurs 
cultures  la  même  importance  qu'autrefois,  et  cesseront  d'être  les 
grands  fournisseurs  des  industriels  anglais.  Ce  qui  avait  assuré  le 
monopole  du  coton  aux  états  à  esclaves  d'Amérique,  c'est  qu'ils 
pouvaient  livrer  une  balle  d'une  qualité  donnée  à  meilleur  marché 
que  les  autres  pays  producteurs;  mais  si  le  prix  de  revient  des  cotons 
d'Amérique  s'élève,  le  prix  de  vente  augmentera  nécessairement  dans 
la  même  proportion,  et  les  détenteurs  ne  pourront  plus  lutter  avec 
avantage  sur  les  marchés  d'Europe.  Or  tel  est  le  résultat  que  la  guerre 
doit  inévitablement  produire  :  elle  grèvera  la  production  du  coton 
de  frais  supplémentaires  qui  en  rendront  la  culture  ruineuse.  Avant 
l'ouverture  des  hostilités,  les  planteurs  réalisaient,  quoi  qu'on  en 


LE    COTON    ET   LA    CRISE    AMERICAINE.  185 

dise,  un  bénéfice  relativement  assez  faible  par  balle  de  coton  (1); 
mais  après  une  guerre  heureusement  terminée,  de  combien  leurs 
débours  ne  seront-ils  pas  augmentés!  En  supposant  que  les  nègres 
soient  toujours  aussi  dociles  qu'ils  l'ont  été  jusqu'à  présent  et  n'oc- 
casionnent pas  des  frais  de  surveillance  et  de  répression  inutiles  au- 
trefois, il  faudra  dépenser  plus  d'argent  pour  leur  nourriture,  leurs 
vêtemens,  leurs  outils,  et  tous  ces  objets  manufacturés  qu'on  ache- 
tait dans  les  états  yankees,  désormais  séparés  par  une  barrière  de 
douanes.  Les  planteurs,  devenus  souverains,  auront  à  payer  leur 
armée  permanente,  leur  marine,  leurs  employés  de  toute  sorte;  ils 
auront  à  élever  des  monumens  publics,  à  servir  une  rente  aux  créan- 
ciers de  l'état,  à  préparer  en  temps  de  paix  une  guerre  future,  soit 
de  défense,  soit  d'invasion.  Pour  remplir  leur  trésor  public,  à  quel 
genre  d'impôts  auront-ils  recours?  Peuple  agricole  par  excellence 
et  dépendant  de  la  France,  de  l'Angleterre,  du  Canada,  pour  leurs 
articles  manufacturés,  ils  ne  pourront  s'empêcher  d'ouvrir  large- 
ment leurs  ports  et  ne  frapperont  que  des  droits  légers  sur  les  ob- 
jets d'importation.  C'est  donc  à  leurs  produits  agricoles,  c'est  au 
coton  qu'ils  demanderont  le  budget  de  la  paix,  comme  ils  lui  de- 
mandent aujourd'hui  celui  de  la  guerre;  pour  alimenter  leurs 
finances,  ils  seront  obligés  de  tarir  les  sources  mêmes  de  leurs  re- 
venus. Et  non-seulement  l'impôt  grèvera  le  coton  américain,  et  lui 
rendra  la  concurrence  plus  difficile  avec  les  produits  étrangers,  mais 
les  transports  aussi  seront  devenus  beaucoup  plus  coûteux.  Tandis 
que  les  voies  de  communication  auront  été  considérablement  amé- 
liorées dans  les  autres  pays  cotonniers,  dans  l'Hindoustan  surtout, 
la  plupart  des  chemins  de  fer  agricoles  de  la  confédération  du  sud 
auront  été  abandonnés  à  cause  du  manque  de  locomotives  ou  de 
l'arrachement  des  rails,  les  chemins  vicinaux  auront  été  coupés  de 
fondrières,  les  ponts,  les  débarcadères  seront  tombés  en  ruine,  les 
magasins  auront  été  transformés  en  casernes.  C'est  encore  le  coton 

(1)  Un  économiste  américain,  M.  Kendall,  a  établi  de  la  manière  suivante  le  calcul 
des  profits  d'un  planteur  de  coton  : 

Intérêt  sur  la  valeur  moyenne  d'un  nègre  de  champ. .      80  dollars. 

Nourriture  et  vêtement 75 

Perte  de  temps,  transport,  commission,  etc 30 

Total 185  dollars. 

En  admettant  qu'un  nègre  puisse  cultiver  4  acres  (1  hect.  60)  et  recueillir  500  livres 
par  acre,  évaluations  qui  dépassent  de  beaucoup  la  moyenne,  le  produit  de  la  terre  par 
tête  de  nègre  serait  de  '2,000  livres,  soit,  à  10  cents  la  livre,  rendue  à  la  Nouvelle-Or- 
léans, 200  dollars,  ce  qui  ne  laisse  au  planteur  qu'un  bénéfice  de  15  piastri;s  par  nègre 
ou  de  3  piastres  75  cents  par  acre. 


186  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

qui  devra  porter  les  frais  de  réparation  et  d'entretien  de  tous  ces 
travaux  publics. 

Enfin  le  grand,  l'insurmontable  obstacle  à  la  prospérité  de  la  cul- 
ture du  coton  dans  les  états  confédérés,  c'est  ce  qui  semblait  avoir 
été  jusqu'à  nos  jours  la  cause  de  son  développement  si  rapide,  c'est 
Tesclavage.  Violée  par  les  peuples  ou  par  les  individus,  la  morale 
se  venge  toujours,  et  l'on  peut  se  demander  si  les  états  d'Amérique, 
jadis  unis,  ne  doivent  pas  la  situation  diflficile  où  ils  se  trouvent  main- 
tenant, les  uns  à  la  possession  des  esclaves,  les  autres  à  leur  acquies- 
cement silencieux.  Trop  faibles  pour  se  venger,  les  nègres  ne  ie  sont 
point  révoltés  contre  leurs  maîtres;  mais  voici  que  les  maîtres  ac- 
complissent eux-mêmes  avec  un  horrible  sang-froid  leur  immense 
ruine.  Vouant  leur  pays  à  l'invasion,  leurs  champs  au  ravage,  et 
peut-être  leurs  maisons  à  l'incendie,  ils  se  sont,  en  pleine  paix, 
lancés  tout  à  coup  dans  les  terribles  aventures  de  la  guerre  civile. 
Sr  leur  cause,  c'est-à-dire  celle  de  l'esclavage,  devait  triompher 
pour  un  temps,  s'ils  devaient  donner  un  démenti  à  la  conscience 
humaine,  eh  bien!  cette  ruine  ne  serait  que  retardée;  ils  sont  irré- 
vocablement condamnés  par  la  nature  même  du  travail  qu'ils  em- 
ploient. Il  faut  aux  planteurs  pour  leurs  cultures  un  domaine  in- 
défini. Campés  sur  le  sol,  ils  en  exploitent  sans  pitié  la  fougueuse 
fécondité,  comme  ils  exploitent  aussi  la  force  du  nègre  pendant  sa 
jeunesse;  quand  la  terre  est  appauvrie,  ils  l'abandonnent  pour 
transporter  plus  loin  leurs  cultures  et  leurs  campemens  d'esclaves 
jusqu'à  ce  que  le  territoire  entier  soit  devenu  improductif.  C'est  pour 
cela  que  tant  de  planteurs  de  la  Virginie,  du  Maryland,  du  Kentucky, 
avaient  cessé  de  cultiver  le  sol  et  s'occupaient  principalement  de  l'é- 
lève des  esclaves  destinés  aux  marchés  du  sud.  Les  propriétaires 
fidèles  à  l'agriculture  n'avaient  pu  continuer  à  s'enrichir  qu'en  s' em- 
parant de  territoires  encore  vierges.  Les  rivages  de  l'Atlantique  leur 
avaient  d'abord  suffi,  puis  ils  avaient  traversé  les  Apalaches;  ils 
avaient  fait  acheter  la  Louisiane,  les  Florides,  envahi  la  magnifique 
vallée  du  Mississipi;  ensuite  ils  avaient  employé  toutes  les  forces  des 
Etats-Unis  à  conquérir  le  Texas,  à  détacher  du  Mexique  un  territoire 
immense  dont  ils  espéraient  faire  leur  domaine  ;  ils  attaquaient  l'île 
de  Cuba,  bien  qu'elle  appartienne  à  des  possesseurs  d'esclaves 
comme  eux;  ils  envoyaient  des  pirates  dans  le  Honduras  et  le  Nica- 
ragua. Et  tandis  qu'ils  gagnaient  vers  le  sud  et  l'ouest,  ils  essayaient 
aussi  de  gagner  vers  le  nord;  ils  se  faisaient  accorder  par  le  congrès 
le  droit  heureusement  illusoire  de  s'emparer  du  Kansas  et  du  Ne- 
braska;  ils  obtenaient  aussi  de  la  cour  suprême  la  possession  vir- 
tuelle de  tout  le  nord  de  la  république,  puisque  l'esclave  était  dé- 
claré propriété  inviolable  aussi  bien  sur  le  territoire  libre  que  sur  les 


LE    COTON    ET    LA   CRISE    AMERICAINE.  187 

domaines  des  planteurs.  Maintenant  il  n'en  est  plus  de  même  :  bien 
que  la  loi  d'extradition  des  esclaves  fugitifs  n'ait  point  encore  été 
officiellement  abolie,  la  confédération  esclavagiste  a  désormais  des 
frontières;  elle  est  renfermée  dans  des  limites  plus  étroites  qu'aupa- 
ravant. Si  incertaine  que  soit  l'issue  de  la  guerre,  on  ne  peut  douter 
que  les  pays  habités  par  une  forte  majorité  d'hommes  libres,  le  Mary- 
land,  le  Delaware,  la  Colombie,  la  Virginie  occidentale,  une  grande 
partie  du  Missouri  et  du  Kentucky,  ne  restent  au  pouvoir  des  fédé- 
raux :  c'est  un  territoire  plus  vaste  que  la  France  perdu  pour  l'escla- 
vage. Les  planteurs,  refoulés  dans  un  plus  étroit  espace,  ne  pourront 
plus  échanger  des  terres  épuisées  contre  un  sol  vierge,  et  la  produc- 
tion du  coton,  comme  celle  des  autres  denrées,  deviendra  de  plus  en 
plus  coûteuse.  Certes  les  créoles  de  la  nouvelle  confédération,  que 
distinguent  à  la  fois  la  persévérance  anglo-saxonne  et  la  passion 
méridionale,  prouvent  aujourd'hui  qu'ils  sont  capables  des  plus 
grands  efforts  pour  atteindre  leur  but;  mais  si  leur  audace  et  leur 
patience  suffisent  pour  balancer  la  fortune  du  nord,  elles  s'useront 
en  vain  contre  les  lois  économiques  et  morales  qui  régissent  les  so- 
ciétés. Une  terre  souillée  par  le  travail  esclave  reste  frappée  dans  sa 
fécondité  même,  et,  pour  lui  rendre  sa  force  de  production  pre- 
mière, il  faut  que  le  travail  affranchi  vienne  à  son  tour  la  solliciter. 
Un  jour,  lorsque  le  magnifique  bassin  du  Mississipi  et  les  vallons 
des  Apalaches  seront  enfin  habités  par  des  hommes  libres  à  la  peau 
noire  ou  blanche,  nous  verrons  refleurir  ces  campagnes  où  l'escla- 
vage, traînant  à  sa  suite  la  guerre  civile  et  d'autres  fléaux,  a  com- 
mencé son  œuvre  de  dévastation. 

II. 

L'ancien  monde  est  solidaire  du  nouveau ,  et  pas  un  événement 
ne  s'est  accompli  sur  un  rivage  de  l'Atlantique  sans  avoir  immé- 
diatement son  contre-coup  sur  l'autre  rivage.  Que  l'Amérique  soit 
prospère  ou  ruinée,  l'Angleterre  et  par  conséquent  le  monde  civilisé 
doivent  aussi  prendre  leur  part  de  la  fortune  ou  du  désastre.  C'est 
par  le  coton  surtout  que  le  royaume-uni  et  la  république  américaine 
ont  été  jusqu'à  nos  jours  dans  une  dépendance  mutuelle  et  ont 
passé  par  des  phases  analogues.  Aux  merveilleux  progrès  agricoles 
des  états  à  esclaves  correspondaient  les  progrès  industriels  non 
moins  étonnans  du  Lancashire;  les  immenses  richesses  des  cotton- 
lords  s'étaient  amassées  aussi  rapidement  que  les  grandes  fortunes 
des  patriciens  du  sud,  et  toutes  les  péripéties  de  l'esclavage  avaient 
eu  leur  triste  contre-partie  dans  les  oscillations  du  paupérisme, 
cette  douloureuse  plaie  de  la  puissante  Angleterre.  En  demandant 


188  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aux  propriétaires  d'esclaves  la  plus  grande  partie  de  son  approvi- 
sionnement de  coton,  la  féodalité  industrielle  du  Lancashire  s'était 
alliée  à  l'oligarchie  des  planteurs;  elle  participait  à  leurs  triomphes, 
souffrait  de  leurs  déboires  et  contribuait  de  son  mieux,  par  sa  com- 
plicité commerciale,  au  maintien  de  l'institution  servile.  En  mono- 
polisant l'importation  du  coton  cultivé  par  des  mains  esclaves,  les 
armateurs  de  Liverpool  n'aidaient  pas  d'une  manière  moins  efficace 
à  perpétuer  la  servitude  des  noirs  qu'ils  ne  le  faisaient  pendant  le 
cours  du  siècle  dernier  en  monopolisant  la  traite.  L'industrie  coton- 
nière  s'était  mise  en  antagonisme  direct  avec  le  progrès  lui-même, 
et  le  jour  où  l'on  eût  émancipé  les  quatre  millions  d'esclaves  des 
états  confédérés  eût  été  pour  elle  un  jour  de  deuil.  Aussi  la  crise 
américaine  a-t-elle  été  accueillie  avec  stupeur  par  le  monde  com- 
mercial. Se  laissant  guider  par  de  simples  considérations  de  doit 
et  d'avoir,  d'offre  et  de  demande,  il  ne  faisait  aucune  diiïérence 
entre  le  coton  cultivé  par  des  mains  libres  et  le  coton  cultivé  par 
des  mains  esclaves,  et  il  les  admettait  également  en  franchise.  La 
guerre  d'Amérique  prouve  combien  il  avait  eu  tort  de  participer  in- 
directement aux  actes  des  planteurs. 

Cependant  les  avertissemens  n'ont  pas  manqué.  Depuis  longtemps 
la  catastrophe  actuelle  avait  été  prédite,  depuis  longtemps  aussi  les 
dissensions  intestines  de  la  république  américaine  étaient  devenues 
menaçantes.  La  presse  anglaise,  effrayée  par  les  symptômes  de  la 
guerre  civile,  conseillait  sans  relâche  aux  industriels  du  Lancashire, 
non  pas  au  nom  de  la  morale,  mais  au  nom  de  la  plus  simple  pru- 
dence, de  ne  pas  s'en  tenir  à  leur  grand  marché  d'approvisionne- 
ment et  de  lui  créer  une  concurrence  sérieuse  dans  l'Inde,  en  Afri- 
que, dans  les  Antilles,  partout  où  la  culture  du  cotonnier  pourrait 
donner  de  bons  résultats  (l).  Les  fabricans  convenaient  parfois  du 
danger  de  leur  situation ,  ils  daignaient  même  nommer  des  com- 
missions d'enquête  et  fonder  des  sociétés  d'encouragement;  mais  là 
se  bornaient  leurs  efforts,  et  lorsque  le  premier  boulet  des  confédé- 
rés vint  frapper  les  murailles  du  fort  Sumter,  ils  furent  pris  au  dé- 
pourvu comme  les  hommes  d'état  américains.  Ivres  de  leur  pros- 
périté, ils  n'avaient  point  cru  sérieusement  qu'elle  pût  jamais  être 
ébranlée.  Grâce  au  génie  de  leurs  inventeui's,  à  leur  propre  persé- 
vérance, à  leur  initiative  commerciale,  ils  avaient  fait  prendre  à 
leur  fabrication  des  allures  conquérantes  qui  ne  leur  permettaient 
pas  de  songer  à  la  possibilité  d'un  revers.  Et  certes  les  progrès  ra- 
pides de  leur  industrie ,  véritable  résumé  de  tous  les  triomphes  de 

(1)  En  18(>0,  sur  100  balles  de  coton  consommées  dans  le  royaume-uni,  85  prove- 
naient des  états  d'Amérique,  8  d'autres  pays  étrangers,  et  7  seulement  des  colonies 
anglaises. 


LE    COTON    ET    LA    CRISE    AMERICAINE.  189 

l'homme  sur  la  matière ,  sont  bien  de  nature  à  remplir  d'orgueil 
tous  ceux  qui  en  ont  été  les  héros  ou  les  simples  ouvriers  ! 

En  effet,  aucuns  entreprise  humaine  n'a  obtenu  dans  un  aussi 
court  espace  de  temps  des  résultats  aussi  considérables  que  l'indus- 
trie cotonnière  de  la  Grande-Bretagne.  Les  commencemens,  qui 
datent  de  deux  cent  cinquante  ans  à  peine,  furent  très  humbles, 
et  après  un  siècle  et  demi  d'existence,  en  1767,  les  filateurs  anglais 
ne  consommaient  pas  encore  2  millions  de  kilogrammes  de  coton; 
mais  coup  sur  coup  les  inventions  de  Watt,  Hargreaves,  Arkwright, 
Grompton,  vinrent  donner  de  puissans  auxiliaires  au  travail.  En 
même  temps,  comme  pour  montrer  la  solidarité  future  qui  devait 
unir  les  états  à  esclaves  et  les  fabriques  du  Lancashire ,  un  citoyen 
de  la  Garoline  du  sud ,  Seabrook,  démontrait  que,  grâce  au  travail 
des  noirs,  le  coton  pouvait  devenir  un  des  grands  articles  d'expor- 
tation de  l'Amérique.  Plus  tard  ,  en  179à  ,  Eli  Whitney  inventait  le 
saw-g'm  ou  machine  à  scie,  qui  permet  de  nettoyer  facilement  la 
fibre.  Dès  lors  les  cotons  américains  remplacèrent  les  cotons  du 
Levant,  des  Indes  et  des  Antilles  dans  les  filatures  anglaises  :  la 
grande  industrie  commença.  Les  produits  ont  doublé,  décuplé,  cen- 
tuplé, et  s'élevaient  en  1860  à  une  quantité  trois  cents  fois  plus 
considérable  qu'en  1767.  Avant  que  la  guerre  n'éclatât  entre  les 
deux  sections  de  la  république  américaine,  on  comptait  dans  les 
districts  manufacturiers  de  la  Grande-Bretagne  plus  de  2,200  fa- 
briques peuplées  de  /iOO,000  ouvriers  et  possédant  plus  de  33  mil- 
lions de  broches  mises  en  mouvement  par  des  machines  d'une 
force  totale  de  110,000  chevaux -vapeur  (1).  En  1800,  le  capital 
engagé  dans  les  filatures  dépassait  la  somme  de  5  milliards,  et  la 
valeur  des  produits  manufacturés,  plus  importante  que  le  budget 
national,  s'élevait  à  près  de  deux  milliards,  dont  1  milliard  350  mil- 
lions à  destination  de  l'étranger.  Enfin,  pour  suivre  les  industriels 
anglais  dans  leurs  complaisantes  statistiques,  tous  les  fils  de  coton 
fabriqués  dans  la  même  année  atteindi'aient  une  longueur  de  ^0  mil- 
lions de  kilomètres,  égale  à  cent  fois  la  circonférence  du  globe,  ou 
bien  dix  fois  la  distance  de  la  terre  à  la  lune.  Les  filatures  du 
royaume-uni  consomment  à  elles  seules  plus  des  deux  tiers  de  tout 
le  coton  expédié  en  Europe  et  plus  de  la  moitié  de  la  quantité  to- 
tale mise  en  œuvre  dans  les  manufactures  des  deux  mondes.  C'est 
au  milieu  de  cette  prospérité  inouie  que  se  présente  tout  à  coup  le 
spectre  de  la  ruine  :  les  plantations  d'Amérique,  où  la  culture  du  co- 
tonnier se  développait  avec  autant  de  rapidité  que  le  demandaient 

(1)  En  1800,  sur  379,213  ouvriers,  222,027,  c'est-à-dire  plus  des  trois  cinquièmes, 
étaient  des  femmes.  Leur  salaire  était  en  moyenne  de  12  fr.  70  c.  par  semaine,  tandis 
que  celui  des  ouvriers  mâles  était 'de  23  fr.  10  c. 


190  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  consommateurs  du  monde  civilisé,  sont,  en  l'espace  de  quel- 
ques semaines,  comme  retranchées  de  la  terre,  et  maintenant  il  faut 
chercher  sur  la  surface  du  globe  d'autres  contrées  où  deux  millions 
d'hommes  libres  se  mettent  immédiatement  au  travail  pour  rempla- 
cer dans  la  production  du  coton  deux  millions  d'esclaves  américains. 
Si  les  deux  millions  de  travailleurs  ne  répondent  pas  à  l'appel  de  l'in- 
dustrie, la  famine  du  coton  succédera  nécessairement  à  la  disette, 
toutes  les  richesses  des  collon-lords  s'engloutiront  dans  un  immense 
désastre,  et  la  plus  affreuse  misère  fera  sa  proie  des  prolétaires  an- 
glais. 

Il  est  certain  que  les  résultats  de  la  crise  du  coton  sont  déjà  d'une 
sérieuse  importance  dans  tous  les  pays  industriels.  Ainsi  les  filatures 
de  la  Nouvelle-Angleterre  sont  fermées,  ou  ne  travaillent  qu'une 
faible  partie  de  la  semaine  :  encore  en  sont-elles  réduites  pour  leur 
mince  consommation  à  une  véritable  mendicité,  si  bien  que  l'Amé- 
rique, après  avoir  expédié  en  Angleterre  tant  de  millions  de  balles 
de  coton,  est  obligée  à  son  tour  de  lui  en  demander  quelques  mil- 
liers (1).  En  France,  la  situation  de  l'industrie  cotonnière  est  bien 
moins  déplorable  qu'en  Angleterre  et  dans  le  Massachusetts;  les  en- 
trepôts du  Havre  sont  même  plus  abondamment  pourvus  qu'ils  ne 
l'étaient  à  pareille  époque  en  1860  et  1859,  et  plusieurs  des  grands 
établissemens  ont  du  coton  pour  six  mois;  mais,  les  industriels 
français  ne  pouvant  renouveler  leur  approvisionnement  qu'en  s'a- 
dressant  à  l'Egypte,  dévastée  par  les  inondations,  et  à  l'Angleterre, 
appauvrie  par  la  disette  de  coton  américain,  il  est  à  redouter  que 
bientôt  nombre  de  filatures  ne  soient  obligées  de  marcher  au  jour 
le  jour,  de  ralentir  leur  production,  ou  même  de  fermer  complète- 
ment. Si  le  contre-coup  de  la  guerre  civile  d'Amérique  s'est  fait 
sentir  d'une  manière  relativement  faible  dans  nos  manufactures  de 
coton,  on  sait  quelle  influence  désastreuse  cette  guerre  a  exercée 
sur  les  industries  de  Lyon  et  de  Saint-Étienne  :  là  un  chômage 
forcé  a  entraîné  les  ouvriers  français  dans  une  misère  encore  plus 
profonde  que  celle  des  travailleurs  de  Lowell  et  de  New-Manchester. 
Cependant  il  est  hors  de  doute  que  le  danger  de  la  France  est,  re- 
lativement à  la  crise  du  coton,  beaucoup  moins  immédiat  que  celui 
de  la  Grande-Bretagne,  puisqu'elle  fait  avec  l'Amérique  un  chiffre 
d'affaires  bien  moins  considérable  et  que  ses  filatures  consomment 
environ  quatre  fois  moins  de  matière  première.  On  peut  donc,  en 
étudiant  les  résultats  probables  de  la  pénurie  de  coton  américain, 
considérer  l'Angleterre  comme  le  représentant  de  l'Europe  indus- 

(1)  Du  \*'  août  au  24  octobre  1861,  on  a  exporté  de  Liverpool  au  Canada  et  dans  la 
Nouvelle-Angleterre,  7,079  balles  de  coton  américain,  et  2,098  balles  de  coton  surate. 


LE    COTON    ET   LA    CRISE    AMERICAINE.  191 

trielle,  car  c'est  là  que  les  conséquences  de  la  guerre  d'Amérique 
seront  les  plus  graves  et  les  plus  instructives.  Il  est  bon  d'ajouter 
que  les  filateurs  anglais  sont  aussi  les  seuls  à  prendre  des  mesures 
pour  conjurer  la  crise;  les  fabricans  français  attendent  patiemment 
des  jours  meilleurs.  Grâce  à  ce  manque  d'initiative,  à  cette  inertie 
fataliste  que  donne  une  puissante  centralisation  administrative ,  ils 
ne  s'acharnent  point  à  découvrir  d'autres  sources  d'approvisionne- 
nement  et  semblent  s'en  remettre  entièrement  à  leurs  bons  amis  les 
Anglais,  comme  s'ils  n'avaient  personnellement  aucun  intérêt  dans 
la  question. 

En  Angleterre,  les  organes  de  l'opinion  publique  mettent  gé- 
néralement un  grand  amour -propre  à  cacher  les  calamités  natio- 
nales ou  du  moins  à  en  atténuer  la  portée  :  aussi  n'ont-ils  encore 
insisté  que  très  légèrement  sur  l'augmentation  du  paupérisme  de- 
puis le  commencement  de  la  crise  industrielle,  et  c'est  avec  une 
grande  difficulté  qu'on  peut  recueillir  les  renseignemens  néces- 
saires. Cependant  des  faits  douloureux  se  révèlent  sans  cesse,  et 
de  temps  en  temps  quelques  rapports  statistiques  font  deviner  l'é- 
tendue du  mal.  Ainsi,  au  commencement  de  novembre  1861,  sur 
8A2  filatures  du  district  manufacturier  de  Manchester,  295  seu- 
lement travaillaient  sans  interruption ,  A98  restaient  ouvertes  pen- 
dant trois,  quatre  ou  cinq  jours  de  la  semaine,  et  49  étaient  com- 
plètement fermées.  Des  172,257  ouvriers  qu'entretenait  autrefois 
le  travail  de  ces  usines,  un  peu  plus  d'un  tiers  avait  conservé 
le  salaire  entier;  un  autre  tiers  avait  de  l'ouvrage  pendant  quatre 
jours  de  la  semaine;  près  de  30,000,  c'est-à-dire  un  sixième,  tou- 
chaient le  salaire  de  trois  jours  par  semaine;  15,000  trouvaient  de 
l'occupation  pendant  cinq  jours;  8,000  avaient  été  définitivement 
renvoyés.  Dans  les  autres  districts  manufacturiers  de  la  Grande- 
Bretagne,  les  proportions  étaient  à  peu  près  les  mêmes;  mais  de- 
puis cette  époque  un  grand  nombre  de  filatures  ont  interrompu  ou 
ralenti  leur  production,  et  maintenant  on  admet  que  la  consomma- 
tion du  coton  a  diminué  d'au  moins  50  pour  100.  Le  nombre  des 
journées  de  travail  s'est  abaissé  d'autant,  et  par  conséquent  la 
somme  totale  des  salaires,  qu'on  évaluait  en  1860  à  280  millions  de 
francs,  a  été  réduite  d'environ  12  millions  par  mois  (1).  Ce  n'est 
pas  tout  :  quelques  fabricans,  entre  autres  ceux  de  Preston,  ont  pris 
le  déplorable  parti  de  diminuer  les  salaires,  et  les  ouvriers,  au  risque 
de  ne  plus  trouver  d'ouvrage,  ont  tenté  la  ressource  désespérée  de 
se  mettre  en  grève. 

(1)  La  perte  brute  subie  par  l'industrie  cotonnière  est  évaluée  diversement  à  30  ou 
35  millions  par  mois. 


192  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Pendant  que  l'industrie  du  coton  se  ralentit  d'une  manière  si  re- 
doutable, et  par  cet  arrêt  momentané  laisse  tomber  tant  d'ouvriers 
dans  la  misère,  d'autres  industries,  affectées  par  la  même  crise, 
sont  aussi  en  souffrance,  et  leurs  embarras  contribuent  largement  à 
l'aggravation  du  paupérisme.  Les  rapports  officiels  de  la  douane 
anglaise  constatent,  pour  la  première  fois  depuis  longues  années, 
une  diminution  considérable  sur  les  exportations  des  draps,  des 
soieries,  des  toiles,  de  la  q  lincaillerie,  des  métaux,  etc.  Dans  le  mois 
de  septembre  1861,  cette  diminution  a  même  été  de  18  pour  100, 
comparée  à  celle  de  septembre  1860.  Ainsi  la  guerre  d'Amérique 
ou  plutôt  l'esclavage,  cette  cause  à  laquelle  l'Angleterre  doit  déjà 
de  ne  plus  importer  le  coton  de  la  Nouvelle-Orléans,  empêche  aussi 
de  vendre  les  objets  manufacturés  aux  consommateurs  de  New-York 
et  de  Boston.  Si  tant  de  filatures  se  ferment  par  suite  du  manque  de 
matière  première,  un  grand  nombre  d'autres  fabriques  menacent 
de  se  fermer  également  par  suite  de  la  pénurie  des  commandes. 
On  comprend  l'effet  que  cette  stagnation  du  commerce  et  de  l'in- 
dustrie doit  avoir  sur  le  sort  des  travailleurs  :  la  riche  Angleterre, 
qui  déjà  compte  une  armée  de  pauvres  bien  plus  nombreuse  que  la 
misérable  Irlande  (1),  est  obligée  d'ouvrir  plus  largement  les  portes 
de  ses  workhouses,  et  bien  des  faméliques  succombent  avant  d'a- 
voir pu  en  atteindre  le  seuil,  car  les  miséricordes  de  la  loi  des  pau- 
vres sont  cruelles,  et  les  nécessiteux  ne  sont  point  accueillis  par  la 
charité  des  paroisses  sans  avoir  surabondamment  prouvé  qu'ils  sont 
dénués  de  toute  ressource.  Par  une  coïncidence  fâcheuse,  les  objets 
de  première  nécessité,  les  céréales  entre  autres,  se  maintiennent  à 
un  prix  élevé.  Le  pain  est  rare  en  Angleterre,  tandis  qu'en  certains 
districts  de  l'Amérique  du  Nord  on  se  servait  naguère  de  maïs  pour 
chauffer  les  locomotives!  Et  si  le  gouvernement  de  la  Grande-Bre- 
tagne devait  croire  nécessaire  de  venger  par  les  armes  l'honneur  de 
son  pavillon,  la  situation  du  peuple  anglais  deviendrait  bien  plus 
poignante  encore.  Le  commerce  avec  l'Amérique,  qui  s'élevait  jadis 
à  plus  d'un  milliard  et  demi,  serait  supprimé  tout  à  coup,  les  wa- 
gons chargés  de  céréales  qui  viennent  du  far  ivest  pour  aider  à 
l'alimentation  de  l'Angleterre  s'arrêteraient  dans  les  gares,  les  in- 
nombrables fabriques  qui  travaillent  pour  l'exportation  américaine 
entreraient  en  chômage,  et  des  millions  d'ouvriers  n'auraient  d'au- 

(1)  Lo  nombre  moyen  des  pauvres  secourus  est  en  Angleterre  de  892,000,  en  Ecosse 
de  121,(10  I,  en  Irlande  de  91,000,  ce  qui  donne  respectivement  les  proportions  de  39, 
40  et  15  habitans  sur  1,000.  Au  l*""  juillet  18i)l,  le  cljiffre  des  nécessiteux  adini^  au  bé- 
néfice de  la  loi  des  pauvres  s'était  accru  de  33,000,  et  la  proportion  de  cette  foule  indi- 
gente relativement,  à  la  population  totale  s'était  élevée  à  43  sur  1,000.  Or  la  crise  qui 
sévit  aujourd'hui  avec  tant  d'intensité  ne  faisait  guère  que  commencer  à  cette  époque. 


LE    COTON    ET   LA.   CRISE    AMERICAINE.  19S 

très  ressources  que  la  mendicité.  L'Angleterre  paierait  la  satisfac- 
tion de  l'honneur  national  non -seulement  avec  les  millions  de  son 
budget,  mais  aussi  avec  la  vie  de  ses  travailleurs  :  le  bombarde- 
ment de  New-York  incendierait  en  même  temps  Liverpool,  tant  les 
intérêts  des  deux  cités  sont  solidaires.  Certes,  si  l'hiver  de  1861-62 
devait  être  aussi  désastreux  pour  les  ouvriers  anglais  que  la  guerre 
le  fait  craindre,  si  la  faim,  le  froid,  la  misère  sous  toutes  ses  formes, 
devaient  décimer  la  population,  quelle  sanglante  ironie  serait  la 
fête  du  travail  à  laquelle  la  puissante  Angleterre  conviera  bientôt  le 
monde  entier  !  Dans  ces  magnifiques  galeries  qui  dépasseront  en  ri- 
chesse tout  ce  qu'on  a  vu  d'éblouissant,  des  foules  venues  des  ex- 
trémités du  globe  admireraient  les  produits  des  Indes,  les  bijoux, 
les  soieries,  les  étoffes  de  toute  espèce,  et  surtout  les  tissus  délicats 
de  Manchester,  les  merveilleuses  machines  à  filer,  dont  chacune  rem- 
place le  travail  de  plusieurs  milliers  d'hommes,  et  qui,  avant  d'ar- 
river à  leur  perfection  actuelle,  ont  fait  mourir  à  la  peine  tant  d'in- 
venteurs de  génie  !  Et  pendant  que  toutes  les  langues  diverses  qui  se 
parlent  sur  la  terre  se  mêleraient  pour  former  un  concert  de  louanges 
sur  ces  étonnans  produits  de  l'industrie  anglaise,  que  seraient  de- 
venus les  ouvriers  qui  les  ont  créés  par  leur  travail?  Les  envoyés  de 
l'Amérique  ne  se  trouveraient  pas  non  plus  à  ce  rendez-vous  des 
nations,  et  sur  les  mers  lointaines  le  canon  des  batailles  navales  ré- 
pondrait aux  bruyantes  fanfares  exécutées  dans  le  palais  de  l'indus- 
trie en  l'honneur  de  la  paix  universelle.  Que  cette  affreuse  ironie  du 
destin  soit  épargnée  à  l'Angleterre  et  au  monde! 

Les  malheurs  causés  par  la  guerre  sont  irréparables;  mais  si  la 
crise  du  coton  était  isolée,  les  industriels  et  les  commerçans  anglais 
pourraient-ils  la  conjurer  pacifiquement?  Dans  le  premier  moment 
d'émoi  causé  par  la  rupture  de  l'union  américaine,  ils  avaient  sem- 
blé en  douter,  et  peut-être  songèrent-ils  à  prendre  de  force  ce 
qu'ils  ne  pouvaient  obtenir  à  l'amiable.  Le  ministère  anglais  se  hâta 
de  reconnaître  la  confédération  du  sud  comme  puissance  belligé- 
rante; bien  plus,  il  feignit  d'ignorer  que  plusieurs  sujets  britan- 
niques avaient  été  enrôlés  de  force  dans  l'armée  du  sud  (1),  et  ne 
se  plaignit  point  de  la  confiscation  de  propriétés  anglaises  opérée 
par  diverses  législatures  des  états  confédérés.  Quelques  négocians 
de  Manchester  s'enhardirent  jusqu'à  proposer  au  gouvernement  an- 
glais d'armer  eux-mêmes  une  flottille  pour  aller  chercher  le  coton 
américain  à  leurs  risques  et  périls,  en  dépit  de  la  flotte  de  blocus;  ils 
ne  demandaient  rien  moins  que  le  droit  de  faire  la  guerre  pour  leur 

(1)  C'est  un  fait  constaté  par  le  véridique  témoignage  du  correspondant  du  Times, 
M  .  le  docteur  Russell. 

TOME  xxxvu.  13 


194  REVUE  DES  DEUX  MONDES.  % 

propre  compte.  Toutefois  la  première  effervescence  avait  peu  à  peu 
fait  place  à  des  sentimens  plus  calmes,  et  l'Angleterre  ne  fût  proba- 
blement pas  entrée  dans  la  voie  des  hostilités,  si  le  déplorable  épi- 
sode du  Sah-Jacinto  n'avait  point  eu  lieu.  Les  industriels  anglais 
semblaient  redouter  de  moins  en  moins  l'issue  de  la  crise.  Peut-être 
même  avaient-ils  laissé  succéder  à  trop  d'effroi  une  trop  grande 
tranquillité  d'esprit,  car  ils  cherchaient  moins  à  s'ouvrir  de  nou- 
veaux marchés  d'approvisionnement  qu'ils  ne  l'avaient  fait  d'abord, 
et  semblaient  persuadés  que,  par  la  réciprocité  naturelle , des  de- 
mandes et  des  offres,  le  coton  ne  leur  manquerait  jamais.  Les  négo- 
cians  de  Calcutta  et  de  Bombay  se  plaignent  amèrement  de  s'être 
empressés,  au  premier  cri  de  détresse  poussé  par  Manchester,  d'ac- 
quérir à  tout  prix,  sur  les  plateaux  de  l'intérieur,  des  cotons  qui 
sont  restés  longtemps  dans  leurs  magasins  sans  qu'un  seul  acheteur 
anglais  se  présentât.  A  Mirzapour,  ville  située  entre  Allahabad  et 
Bénarès,  sur  la  grande  artère  commerciale  de  la  présidence  du 
Bengale,  on  a  laissé  pourrir  cette  année  50,000  balles  de  coton 
que  les  possesseurs  offraient  à  vil  prix,  et  qu'on  eût  pu  transporter 
facilement  à  Calcutta  par  la  voie  du  fleuve. 

Le  peu  d'empressement  manifesté  par  les  industriels  anglais  pour 
se  procurer  le  coton  indien  qu'on  tenait  à  leur  disposition  provenait 
de  plusieurs  causes.  D'abord  ils  croyaient  fermement  qu'en  vertu 
de  la  hausse  le  coton  américain,  bien  préférable  au  coton  surate, 
ne  manquerait  pas  d'affluer  vers  le  marché  de  Liverpool;  en  second 
lieu,  ils  n'osaient  pas  modifier  leur  outillage  pour  l'approprier  à  la 
manufacture  de  la  fibre  indienne  sans  avoir  acquis  la  certitude  com- 
plète de  la  nécessité  de  cette  transformation,  mais  surtout  ils  se 
sentaient  obligés,  par  la  situation  commerciale,  de  restreindre  con- 
sidérablement l'activité  de  leurs  manufactures.  En  effet,  tandis 
qu'une  crise  se  préparait,  amenée  par  la  pénurie  du  coton,  une 
autre  crise  en  sens  inverse,  causée  par  le  trop  grand  développement 
qu'on  avait  donné  à  la  fabrication,  devenait  imminente.  Depuis  deux 
ans,  les  filatures  avaient  tellement  exagéré  leur  production  que  les 
marchés  étaient  remplis;  la  demande  était  à  peu  près  nulle,  et, 
d'après  les  lois  ordinaires  du  commerce,  l'avilissement  du  prix  des 
cotonnades,  la  fermeture  des  usines,  la  faillite  des  industriels,  la 
misère  des  ouvriers,  semblaient  inévitables.  Tout  à  coup  la  guerre 
d'Amérique  et  la  prévision  d'une  disette  de  coton  qui  en  fut  la 
conséquence  immédiate  changèrent  les  dispositions  du  marché;  les 
acheteurs  de  cotonnades  anglaises,  voulant  s'approvisionner  abon- 
damment des  marchandises  menacées  par  une  hausse  future,  n'in- 
terrompirent pas  leurs  commandes,  et  la  crise  de  la  baisse,  qui  avait 
semblé  inévitable,  fut  heureusement  conjurée.  De  leur  côté,  les  fa- 


i.  LE    COTON    ET    LA    CBISE    AMERICAINE.  1^ 

bricans  anglais  avaient  pu  saisir  un  prétexte  favorable  pour  dimi- 
nuer leur  fabrication  de  plus  d'un  tiers  sans  faire  souffrir  leur  clien- 
tèle, ni  même  refuser  une  seule  commande.  C'est  ainsi  que  les  deux 
crises  se  sont  en  quelque  sorte  neutralisées.  Grâce  au  répit  accordé 
à  la  fabrication  par  les  événemens  d'Amérique,  le  marché  est  main- 
tenant dans  une  situation  normale,  une  hausse  considérable  se  fait 
sentir  sur  les  marchés  de  l'Asie,  et  les  ordres  commencent  à  affluer 
de  nouveau.  Le  moment  serait  donc  venu  d'imprimer  aux  filatures 
une  activité  nouvelle.  Toute  la  question  est  de  savoir  si  les  fabricans 
sont  en  mesure  de  donner  cette  impulsion. 

On  sait  ce  que  peuvent  répondre  les  pessimistes  ;  mais  presque 
tous  les  économistes  d'Angleterre  semblent  s'être  donné  le  mot  pour 
présenter  l'avenir  de  l'industrie  cotonnière  sous  le  meilleur  jour.  Ils 
font  d'abord  remarquer  que  la  crise  a  commencé  à  l'époque  la  moins 
défavorable  de  l'année.  En  effet,  lorsque  les  premiers  coups  de  ca- 
non furent  échangés,  l'Angleterre  avait  déjà  dans  ses  entrepôts  la 
plus  grande  partie  de  la  récolte  américaine  ;  elle  se  hâta  de  se  faire 
expédier  le  reste,  et,  vers  le  milieu  de  l'année  1861,  son  approvi- 
sionnement n'était  guère  inférieur  à  celui  des  saisons  précédentes. 
Aujourd'hui  le  chiffre  total  des  balles  de  coton  déjà  emmagasinées 
dans  les  entrepôts  anglais  (1),  ou  bien  amarrées  dans  la  cale  des  na- 
vires à  destination  de  Liverpool,  est  d'environ  660,000,  quantité 
suffisante  pour  donner  à  l'Angleterre  quatre  mois  de  répit,  en  ad- 
mettant que  la  consommation  hebdomadaire  jointe  à  la  réexportation 
sur  les  marchés  du  continent  s'élève  en  moyenne  à  A0,000  balles. 
D'ailleurs,  dans  l'année  1862,  les  pays  producteurs  de  coton  autres 
que  la  confédération  esclavagiste  expédieront  au  royaume-uni  une 
somme  de  matière  première  au  moins  égale  à  celle  qu'ils  ont  ex- 
portée pendant  l'année  qui  vient  de  s'écouler,  soit  1,200,000  balles 
environ.  A  cette  quantité  il  faut  ajouter  les  approvisionnemens  par- 
ticuliers des  industriels,  et  surtout  le  supplément  d'importations 
déterminé  par  la  hausse  des  prix.  Il  est  vrai  que  le  poids  des  balles 
de  coton  expédiées  de  l'Hindoustan  et  de  l'Afrique  est  moins  fort  que 
celui  des  balles  de  coton  américain  ;  mais  cette  diminution  de  poids 
est  plus  que  compensée  par  la  légèreté  et  la  finesse  des  tissus  que 
l'on  fabrique  pendant  les  époques  de  cherté.  Ainsi,  même  en  sup- 
posant que  les  états  confédérés  n'exportent  pas  une  seule  balle  de 
coton ,  on  voit  que  l'Angleterre  peut  compter,  pour  l'année  ISQ^ 
sur  un  minimum  de  2  millions  de  balles,  ce  qui  lui  permettra  de 
réexporter  sur  les  marchés  du  continent  européen  la  même  quantité 

(1)  Le  6  décembre  1861,  le  stock  était  à  Liverpool  de  606,810  balles  de  coton,  dont 
319,370  balles  de  coton  surate.  Le  stock  de  la  semaine  correspondante  de  1860  était 
de  579,620  balles  seulement,  et  se  composait  pour  les  quatre  cinquièmes  de  coton 
am<^ricain. 


106  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  coton  qu'elle  leur  expédiait  autrefois,  et  d'atteindre  dans  sa 
fabrication  les  deux  tiers  de  la  somme  de  produits  qu'elle  a  livrés 
au  commerce  pendant  l'année  1860,  si  prodigieusement  active.  En 
outre  l'élévation  graduelle  du  prix  des  étoffes  de  coton  déplacera 
un  peu  le  courant  des  achats,  et  la  faveur  publique  se  portera 
davantage  sur  les  tissus  de  laine,  de  lin,  de  chanvre,  d'alpaca. 
Gomme  il  arrive  invariablement  dans  les  crises  de  cette  nature, 
les  habitudes  des  consommateurs  se  seront  temporairement  mo- 
difiées. Envisagée  sous  ces  diverses  phases,  la  question  du  coton 
semble  donc  moins  redoutable  qu'elle  ne  paraissait  au  premier 
abord,  et  si  la  hausse  du  coton  américain  a  pu  atteindre  de  si  fortes 
proportions  sur  le  marché  de  Liverpool ,  il  faut  surtout  en  accuser 
l'agiotage,  qui  spécule  aussi  bien  sur  les  cotons  que  sur  les  céréales 
et  sur  la  rente.  Une  véritable  manie  s'est  emparée  de  spéculateurs 
de  toute  classe,  dames,  ecclésiastiques,  avocats,  petits  bourgeois; 
mais  les  nécessités  de  l'industrie  n'ont  rien  à  faire  avec  cette  hausse 
factice,  et  le  cours  des  cotons  indiens  est  devenu  le  cours  sérieux  de 
la  matière  première  destinée  à  l'approvisionnement  des  filatures. 

Quoi  qu'il  en  soit,  les  fabricans  anglais  manifestaient  une  grande 
confiance  dans  l'avenir  avant  que  la  perspective  d'une  guerre  avec 
l'Amérique  ne  vînt  les  effrayer.  D'énergiques  pionniers,  comme  il 
en  existe  en  Angleterre  pour  toutes  les  œuvres  de  progrès,  s'étaient 
déjà  mis  depuis  longtemps  à  l'œuvre,  afin  qu'une  crise  cotonnière 
ne  prît  pas  leur  patrie  au  dépourvu.  Des  sociétés  fondées  à  Man- 
chester il  y  a  quelques  années  ont  redoublé  d'activité  à  la  nouvelle 
de  la  guerre  civile  des  États-Unis  ;  elles  ont  envoyé  des  agens  dans 
tous  les  pays  producteurs  de  coton,  distribué  des  semences,  des 
machines  et  des  conseils,  examiné  les  échantillons,  fait  des  rapports 
sur  tous  les  résultats  obtenus.  En  même  temps  des  missionnaires 
religieux,  qui  se  transformaient  en  missionnaires  du  commerce, 
exhortaient  leurs  fidèles  aussi  bien  à  la  culture  du  coton  qu'à  la 
méditation  de  l'Évangile.  De  son  côté,  le  gouvernement  faisait  ré- 
pandre à  profusion  des  circulaires  à  l'adresse  de  ses  sujets  hindous; 
mais,  fidèle  aux  traditions  économiques  de  l'Angleterre,  il  se  gar- 
dait bien  d'intervenir  d'une  manière  active  entre  le  producteur  et 
le  consommateur.  De  peur  de  décourager  par  son  entremise  l'initia- 
tive individuelle  des  négocians,  il  n'a  point  distribué  de  primes  ni 
acheté  de  balles  de  coton;  il  s'est  prudemment  contenté  de  son  rôle 
de  conseiller,  et  les  Anglais  lui  en  savent  gré.  Seuls,  les  industriels 
du  Lancashire,  forts  de  l'année  de  répit  que  leur  procuraient  leurs 
approvisionnemens  considérables ,  ne  se  sont  peut-être  pas  mis  à 
l'œuvre  avec  une  énergie  suffisante;  mais  ils  commencent  aujour- 
d'hui à  suivre  l'élan  général  :  ils  changent  en  partie  les  dispositions 
de  leurs  machines,  afin  d'utiliser  le  coton  hindou  en  proportions 


LE    COTON    ET    LA    CRISE    AMERICAINE.  197 

beaucoup  plus  fortes  qu'ils  ne  le  faisaient  autrefois,  et  même  ils  dé- 
couvrent à  ce  coton,  jadis  méprisé,  des  qualités  tout  à  fait  inatten- 
dues. L'industrie  cotonnière  anglaise,  plus  importante  à  elle  seule 
que  celle  du  reste  du  monde,  ne  consent  pas  à  déchoir  :  en  dépit  de 
la  guerre,  elle  veut  non-seulement  regagner  le  terrain  perdu  de- 
puis 1860,  mais  encore  aller  au-delà,  et,  comme  elle  avait  l'habi- 
tude de  le  faire,  dépasser  chaque  année  les  progrès  de  l'année  pré- 
cédente. Pour  atteindre  son  but,  il  faut  qu'elle  réussisse  à  créer  de 
vastes  plantations  qui  puissent  remplacer  celles  de  l'Amérique, 
bientôt  perdues  pour  elle.  Le  moment  est  solennel  :  si  elle  échoue 
dans  sa  tentative,  on  sait  quelles  désastreuses  conséquences  écono- 
miques aurait  le  déplacement  de  cette  industrie,  qui  fait  vivre  au- 
jourd'hui plus  de  cinq  millions  d'Anglais;  si  elle  réussit,  elle  fait 
refluer  vers  l'orient  un  large  courant  commercial  qui  se  dirigeait 
autrefois  vers  l'occident;  elle  porte  un  coup  mortel  à  l'esclavage  en 
faisant  désormais  travailler  des  hommes  libres! 

IIL 

A  quels  pays  lointains  l'Angleterre  va-t-elle  désormais  s'adresser 
pour  compléter  chaque  année  son  approvisionnement  normal  de  co- 
ton? Là  commence  l'embarras  du  choix,  tant  sont  nombreuses  les 
contrées  qui  proposent  concurremment  de  contribuer  pour  une 
grande  part  à  l'alimentation  des  filatures.  Les  unes  produisent  le 
cotonnier  herbacé,  d'autres  le  cotonnier  arbuste  ou  le  cotonnier  ar- 
borescent; ici  les  planteurs  offrent  des  cotons  longue  soie,  ailleurs 
des  cotons  courte  soie,  des  fibres  blanches,  jaunes  ou  beurrées.  Les 
terrains  les  plus  différens  conviennent  à  la  culture  de  la  plante  : 
telle  espèce  se  plaît  au  bord  de  la  mer  et  dans  un  sol  sablonneux, 
telle  autre  croît  parfaitement  à  l'intérieur  des  terres,  d'autres  es- 
pèces encore  s'élèvent  à  une  assez  grande  altitude  sur  les  pentes  des 
montagnes.  Un  hectare  de  terrain  bien  cultivé  produit  en  moyenne 
2  balles  de  coton;  1  million  d'hectares,  c'est-à-dire  un  territoire  in- 
férieur en  étendue  à  deux  départemens  français,  suffirait  donc  pour 
fournir  régulièrement  à  l'Angleterre  2  millions  de  balles  :  on  le  voit, 
ce  n'est  point  l'espace  qui  manque  dans  l'immense  empire  colonial 
de  la  Grande-Bretagne.  Si  la  demande  des  filatures  allait  en  crois- 
sant, la  production  des  pays  où  réussit  la  culture  du  cotonnier  s'é- 
lèverait d'une  manière  pour  ainsi  dire  illimitée. 

Parmi  les  contrées  qui  s'offrent  à  produire  une  quantité  considé- 
rable de  coton  pour  les  marchés  d'Europe,  il  répugne  de  citer  d'abord 
les  Antilles  espagnoles  et  les  contrées  de  l'Amérique  méridionale  en- 
core cultivées  par  des  esclaves.  On  peut  prétendre,  à  tort  ou  à  rai- 
son, que  les  lois  de  l'économie  politique  diffèrent  de  celles  de  la 


198  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

morale  et  du  sentiment;  mais  les  lois  économiques  elles-mêmes  con- 
damnent le  recours  au  travail  servile,  et  si  l'on  ne  prend  pas  de  me- 
sures sérieuses  pour  abolir  l'esclavage  des  noirs  au  Brésil  et  dans  les 
îles  de  Cuba  et  de  Porto-Rico,  il  est  certain  que  ces  contrées  tombe- 
ront tôt  ou  tard  dans  le  malheur,  accablées  par  les  mêmes  désastres 
qui  ont  fait  crouler  la  prospérité  des  états  confédérés  d'Amérique. 
Aujourd'hui  d'ailleurs  il  semble  impossible  que  la  production  du  co- 
ton augmente  dans  de  fortes  proportions  au  Brésil  et  à  Cuba.  Il  est 
vrai  que  les  spéculateurs  de  La  Havane  ont  acheté  un  nombre  assez 
considérable  d'anciennes  caféteries  abandonnées  dans  la  pensée  de 
les  revendre  plus  tard  à  des  planteurs  cotonniers;  mais  l'île  de  Cuba 
emploie  déjà  presque  toutes  ses  ressources,  —  y  compris  ses  nè- 
gres, —  à  la  culture  de  la  canne  à  sucre,  et  les  propriétaires  d'es- 
claves pourraient  difficilement  modifier  leurs  luxueuses  installations 
agricoles.  Quant  au  Brésil,  il  exporte  en  moyenne  150,000  balles 
de  coton;  mais,  par  suite  de  la  faveur  qui  se  porte  vers  la  culture 
du  cafier,  les  plantations  cotonnières  sont  assez  négligées  dans  les 
parties  septentrionales  de  l'empire,  colonisées  par  à  millions  d'es- 
claves. Pendant  l'année  commerciale  qui  vient  de  s'écouler,  le  port 
de  Bahia,  qui  recevait  autrefois  de  l'intérieur  une  assez  grande  quan- 
tité de  coton,  n'en  a  expédié  en  Europe  que  1A6  balles. 

Bien  plus  intéressante  et  bien  plus  riche  d'avenir  est  la  culture 
du  cotonnier  dans  les  Antilles  délivrées  du  fléau  de  l'esclavage.  Déjà 
les  propriétaires  se  sont  mis  à  l'œuvre  pour  augmenter  l'étendue  de 
leurs  cultures,  et  l'initiative  d'une  société  fondée  à  Manchester,  the 
Jamaica  cotton  company ,  vient  se  joindre  à  tous  leurs  efforts  iso- 
lés. Dès  le  mois  de  mai  1861,  c'est-à-dire  immédiatement  après  le 
bombardement  du  fort  Sumter,  la  compagnie  avait  commencé  ses 
semis  de  coton  égyptien,  et  maintenant  elle  a  déjà  une  récolte  que 
l'on  dit  magnifique  et  dont  elle  réserve  les  beaux  échantillons  pour 
l'exposition  universelle.  En  outre  elle  distribue  généreusement  des 
semences  aux  petits  propriétaires  de  l'île,  et  déjà  de  nouvelles  plan- 
tations sont  établies  dans  tous  les  districts  de  la  Jamaïque.  On  évalue 
à  400,000  hectares  au  moins  la  quantité  de  terres  disponibles  dans 
cette  île  seule  pour  la  culture  du  coton,  et,  si  les  prix  continuent 
à  être  suffisamment  rémunérateurs,  on  peut  compter  sur  l'aide  des 
cent  mille  familles  nègres  qui  composent  presque  toute  la  popula- 
tion (1).  Chose  remarquable,  cette  même  crise  qui  ruine  les  riches 
possesseurs  d'esclaves  à  quelques  degrés  au  nord  de  la  Jamaïque 
enrichira  probablement  les  noirs  émancipés.  Dans  l'île  d'Haïti,  ce 
sont  les  anciens  esclaves  des  planteurs  américains  qui  sont  appelés 

(i)  En  1861,  sur  un  chiffre  total  de  441,264,  le  nombre  des  blancs  était  seulement  de 
13,816  :  c'est  la  trente-deuxième  partie  des  habitans. 


LE    COTON    ET    LA    CRISE    AMERICAINE.  199 

à  recueillir  leur  héritage.  Un  grand  nombre  de  noirs  échappés  des 
plantations  de  la  Virginie  s'embarquent  pour  la  république  d'Haïti, 
cil  l'on  s'empresse  de  leur  accorder  des  terres.  Pendant  les  trois 
mois  qui  viennent  de  s'écouler,  onze  navires  chargés  de  nègres  émi- 
grés ont  quitté  les  ports  de  New-York,  de  Philadelphie  et  de  Boston 
pour  se  diriger  vers  la  terre  libre  des  Antilles.  A  peine  débarqués, 
les  nouveaux  citoyens  de  la  république  nègre  s'adonnent  à  la  cul- 
ture du  cotonnier;  ceux  qui  sont  établis  sur  le  territoire  de  Saint- 
Marc  ont  récemment  expédié  1,902  balles  dans  l'espace  de  quelques 
semaines,  et  cette  année  ils  ont  plus  que  doublé  l'étendue  de  leurs 
plantations.  «Pourquoi  vous  expatrier?  demandait  un  négociant  de 
New-York  à  l'un  de  ces  émigrans.  —  Pour  mettre  un  terme  à  la 
domination  du  roi  Coton!  répondit-il.  Plus  de  coton  dans  Dixie  (1), 
plus  d'esclavage!  » 

Les  Antilles  libres  ne  sont  pas  les  seuls  pays  du  Nouveau-Monde 
où  l'on  s'occupe  des  moyens  d'alimenter  les  filatures.  L'Amérique 
centrale,  la  Colombie,  la  République-Argentine  réclament  aussi  l'at- 
tention du  monde  commercial,  et  l'on  parle  de  l'organisation  d'une 
compagnie  cotonnière  du  Venezuela  pour  la  mise  en  rapport  d'un 
domaine  de  100,000  hectares  (2).  Il  n'est  pas  jusqu'aux  États-Unis 
eux-mêmes  qui  ne  s'offrent  à  combler  la  lacune  produite  dans  Tap- 
provisionnement  du  coton  par  la  rébellion  des  états  à  esclaves.  Un 
planteur  du  Maryland  a  fait  à  25  kilomètres  au  nord  de  Baltimore 
des  semis  de  cotonnier  arborescent  qui  ont  déjà  donné  les  plus 
beaux  résultats.  D'après  lui,  le  gossypium  arboreum  peut  produire 
jusqu'à  50  kilogrammes  de  fibres  dans  une  seule  année,  et  ces  fibres 
sont  d'autant  plus  longues  et  plus  fines  que  l'arbre  croît  dans  une 
région  plus  rapprochée  de  la  limite  septentrionale  de  la  zone;  quant 
au  bénéfice  net,  il  dépasserait  de  beaucoup  celui  qu'obtiennent  les 
planteurs  dans  les  états  du  sud.  En  admettant  que  ces  affirmations 
n'aient  rien  d'exagéré,  la  terrible  crise  qui  agite  les  États-Unis  les 
empêchera  sans  doute  de  s'occuper  d'une  nouvelle  culture.  Si  l'é- 
nergie ne  leur  manque  pas  pour  cette  œuvre  hardie,  l'industrie 
cotonnière  du  Massachusetts,  aujourd'hui  presque  anéantie,  pro- 
fitera aussitôt  de  cette  nouvelle  source  d'approvisionnement,  car 
les  industriels  yankees  n'ont  pas  en  général  moins  de  persévérance 
que  leurs  frères  Anglo-Saxons  du  Lancashire. 

Dans  l'ancien  monde,  les  régions  méditerranéennes  qui  ont  fourni 
à  l'Amérique  du  Nord  ses  premières  semences  de  coton,  et  qui 
longtemps  ont  suffi  presque  seules  à  l'alimentation  des  filatures  de 

(1)  Sobriquet  donné  aux  états  rebelles,  sans  doute  parce  qu'ils  sont  en  grande  partie 
situés  au  sud  de  Mason  and  Dixon's  Une.  On  appelle  ainsi  le  degré  de  latitude  36"  30' 
relevé  par  Mason  et  Dixon. 

(2)  On  a  déjà  expédié  800  balles  de  coton  de  Puerto-Cabello  aux  États-Unis. 


200  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

l'Europe,  pourraient  facilement  rendre  son  ancienne  importance  à 
la  culture  du  cotonnier,  car  sur  les  bords  de  la  Méditerranée  les 
terrains  en  friche  et  les  bras  inoccupés  ne  manquent  pas.  Ainsi  les 
Algarves,  l'Andalousie,  la  Sardaigne,  la  Sicile,  les  provinces  napo- 
litaines, offrent  des  terrains  extrêmement  propices  à  la  production 
des  cotons  et  déjà  utilisés  en  partie;  mais  il  est  probable  que  tous 
les  produits  obtenus  dans  ces  contrées  seront  réservés  pour  la  con- 
sommation locale.  La  Sicile  les  a  toujours  employés  dans  ses  propres 
manufactures,  et  ce  n'est  pas  au  moment  où  l'Italie  se  relève  pour 
entrer  dans  une  nouvelle  ère  politique  et  industrielle  qu'on  peut  s'at- 
tendre à  voir  les  Italiens  exporter  en  quantités  considérables  une 
matière  première  dont  ils  ont  eux-mêmes  besoin.  Les  industriels  de 
l'Europe  occidentale  ne  doivent  guère  compter  non  plus  sur  les  pro- 
vinces de  la  Turquie  et  de  l' Asie-Mineure,  où  la  culture  du  coton- 
nier va  diminuant  sans  cesse  aussi  bien  que  la  fabrication  des  tissus. 
Smyrne,  qui  exportait  50,000  balles  vers  la  fin  du  siècle  dernier, 
n'expédie  plus  aujourd'hui  qu'une  faible  quantité  de  cotons,  deve- 
nus très  médiocres  par  le  manque  de  soins,  et  le  chemin  de  fer  de 
Smyrne  à  Éphèse  et  Aïdin,  qu'achève  actuellement  une  compagnie 
anglaise,  n'a  point  encore  stimulé  le  zèle  des  planteurs  du  pays.  Il  en 
est  de  même  dans  les  autres  provinces  turques  du  Levant,  où  par- 
tout l'initiative  des  Francs  et  des  Grecs  vient  se  briser  contre  le  fa- 
talisme musulman  :  la  production  totale  de  l'empire  atteint  à  peine 
65,000  balles,  dont  la  moitié  est  consommée  sur  place.  Parmi  les  pays 
mahométans  des  bords  de  la  Méditerranée,  l'Egypte  seule  est  en 
mesure  de  développer  largement  la  culture  du  cotonnier,  à  laquelle 
elle  doit  en  grande  partie  sa  prospérité.  Déjà  ses  exportations  de 
coton  s'élèvent  en  moyenne  à  150,000  balles;  la  crue  soudaine  du 
Nil  en  1861  a  détruit  un  quart  de  la  récolte,  mais  ce  désastre  n'a 
pas  empêché  les  fellahs  d'augmenter  l'étendue  de  leurs  plantations. 
M.  Heywood,  secrétaire  de  la  Cotton  supply  association  de  Man- 
chester, ne  trouve  pas  d'assez  fortes  expressions  pour  louer  le  zèle 
et  l'activité  de  ces  humbles  travailleurs  :  ils  ont  construit  dans  le 
delta  du  Nil  plus  de  A0,000  norias  pour  l'irrigation  de  leurs  enclos, 
et,  malgré  la  simplicité  primitive  de  leurs  instrumens,  ils  réussissent 
à  nettoyer  les  soies  du  coton  bien  mieux  que  ne  pourraient  le  faire 
des  paysans  d'Europe  :  malheureusement  ils  sont  la  proie  d'usuriers 
qui  fixent  le  taux  annuel  de  leurs  prêts  à  60  ou  70  pour  100,  et 
maintenant  ils  attendent  comme  un  grand  bienfait  la  création  d'une 
banque  agricole  qui  doit  leur  faire  des  avances  au  taux  déjà  fort 
usuraire  de  1  à  2  pour  100  par  mois.  Quel  exemple  donnent  ces 
pauvres  fellahs  égyptiens  à  nos  colons  d'Afrique,  chez  lesquels  on  a 
si  bien  encouragé,  si  bien  protégé  la  culture  du  cotonnier,  que  la 
récolte  de  1861,  après  sept  ou  huit  années  de  travaux,  s'est  élevée 


LE    COTON    ET    LA    CRISE    AMERICAINE.  201 

au  total  de  A26  ballots  !  Que  de  fois  cependant  on  avait  affirmé  que 
le  coton  algérien  affranchirait  un  jour  la  France  du  tribut  payé  à 
l'Amérique! 

Sûres  de  l'Egypte,  les  associations  formées  en  Angleterre  dirigent 
leurs  efforts  vers  d'autres  pays  de  l'Afrique,  principalement  vers  la 
côte  de  Guinée;  elles  font  appel  à  l'intérêt  des  noirs  de  Sierra-Leone, 
de  Libéria,  d'Abbeokuta,  et  leur  vantent  la  culture  d'une  plante  qui 
doit  à  jamais  assurer  leur  liberté.  Dans  l'espace  de  quelques  années, 
les  planteurs  nègres  ont  obtenu  des  résultats  étonnans,  et  dès  1859 
le  seul  district  d'Abbeokuta  expédiait  5,000  balles,  douze  fois  plus 
que  la  colonie  d'Alger.  Pour  sauvegarder  cette  culture  si  importante 
et  la  défendre  à  la  fois  contre  les  incursions  des  amazones  du  roi  de 
Dahomey  et  les  expéditions  plus  redoutables  encore  des  négriers, 
le  gouvernement  anglais  s'est  récemment  emparé  de  Lagos  et  s'est 
fait  représenter  par  un  vice-consul  dans  la  ville  d'Abbeokuta.  Le 
traité  en  vertu  duquel  l'Angleterre  a  pris  possession  du  territoire  de 
Lagos  mérite  une  place  d'honneur  dans  les  archives  diplomatiques, 
car  jamais  peut-être  on  n'a  fait  moins  de  cas  d'un  peuple  acheté  pour 
quelques  livres  sterling,  des  fusils,  des  cotonnades  et  des  barils  de 
rhum;  mais,  en  dépit  du  mépris  que  le  gouvernement  anglais  affiche 
pour  les  habitans  en  consentant  à  tolérer  leur  présence,  la  prise  de 
possession  de  Lagos  par  la  Grande-Bretagne  n'en  est  pas  moins  un 
des  événemens  les  plus  heureux,  en  ce  qu'il  rend  la  traite  impos- 
sible dans  cette  partie  de  l'Afrique,  et  permet  à  la  population  si  sou- 
vent décimée  par  les  guerres  et  la  piraterie  de  se  fixer  enfin  sur  le 
sol  et  de  s'adonner  sérieusement  à  l'agriculture.  Sur  la  côte  de  Gui- 
née, comme  à  la  Jamaïque  et  dans  la  république  d'Haïti,  c'est  le 
cotonnier,  cette  plante  si  fatale  jadis  à  la  liberté  des  nègres,  qui  doit 
aider  maintenant  à  leur  émancipation  définitive. 

On  peut  dire  que  le  monde  entier  est  devenu  pour  les  Anglais  un 
champ  d'expériences:  en  1861,  grâce  aux  efforts  des  associations 
et  des  particuliers,  les  filateurs  de  Manchester  ont  pu  comparer  plus 
de  deux  cents  espèces  de  coton,  toutes  de  provenances  différentes, 
et  pour  1862  on  leur  promet  encore  d'autres  échantillons.  Parmi 
les  colonies  qui  leur  donnent  le  plus  d'espoir,  on  peut  citer  la 
terre  de  Natal,  où  seize  cents  coolies  nouvellement  importés  s'oc- 
cupent uniquement  de  la  culture  du  cotonnier,  et  surtout  la  province 
australienne  de  Queensland,  qui  fournit  des  variétés  de  sea-island 
plus  fines  que  celles  de  la  Géorgie,  mais  qui  est  encore  privée  d'un 
nombre  suffisant  de  travailleurs.  Tous  ces  pays,  habités  par  quel- 
ques milliers  des  énergiques  enfans  de  l'Angleterre,  vont  s'efforcer, 
chacun  pour  sa  part,  de  réduire  le  déficit  des  approvisionnemens 
du  Lancashire;  mais  l'industrie  anglaise  a  de  grands  besoins  et  des 
espérances  plus  vastes  encore  :  c'est  vers  l'Hindoustan  qu'elle  tourne 


202  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ses  yeux  pour  y  trouver,  s'il  le  faut,  une  quantité  illimitée  de  coton 
et  se  soustraire  définitivement  à  la  tyrannie  des  planteurs  améri- 
cains. Le  peuple  que  l'Angleterre  opprima  longtemps,  ce  peuple 
qu'elle  vient  à  peine  de  reconquérir  par  un  pénible  eiïort,  est  celui 
qui  doit  sauver  aujourd'hui  ses  vainqueurs  et  leur  rendre  une  pros- 
périté menacée. 

L'Hindoustan,  on  le  sait,  est  la  patrie  du  cotonnier  aussi  bien  que 
de  toutes  les  plantes  industrielles  qui  ont  fait  la  richesse  du  monde. 
Cette  riche  péninsule,  véritable  paradis  terrestre  de  l'humanité,  a 
servi  de  pépinière  pour  les  principales  cultures  introduites  en  Amé- 
rique, et,  malgré  sa  déplorable  situation  politique,  elle  a  toujours 
gardé  la  supériorité  agricole  que  lui  donnait  la  grande  variété  de 
ses  produits.  Le  cotonnier  n'a  jamais  cessé  d'être  une  de  ses  prin- 
cipales cultures;  ses  villes,  Galicut,  Mazulipatam  et  d'autres,  ont 
imposé  leurs  noms  aux  étoffes  de  coton  qu'elles  seules  fabriquaient 
autrefois.  Un  grand  nombre  de  ses  filatures  ont  dû  se  fermer,  il 
est  vrai ,  par  suite  de  la  concurrence  anglaise  ;  mais  les  derniers 
artistes  que  l'Inde  a  gardés  savent  encore  tisser  des  mousselines 
d'une  légèreté  exquise,  un  air  visible,  que  M.  Bazley,  célèbre  fila- 
teur  de  Manchester,  a  vainement  demandé  aux  plus  habiles  ouvriers 
de  France  et  d'Angleterre.  On  évalue  diversement  la  récolte  de 
l'Hlndoustan  à  2,500,000,  3  millions  ou  même  h  millions  de  balles. 
Ses  exportations  varient  chaque  année  suivant  les  besoins  des  fa- 
briques du  Lancashire  :  en  moyenne ,  elle  expédie  300,000  balles 
à  la  Grande-Bretagne  et  200,000  balles  à  l'empire  chinois,  auquel 
une  récolte  annuelle  de  500,000  balles  ne  suffît  pas. 

On  le  voit,  les  ressources  de  l'Inde  en  fait  de  coton  sont  très  con- 
sidérables, et  ne  le  cédaient  en  importance  qu'à  celles  des  états  con- 
fédérés d'Amérique.  Malheureusement  le  coton  indien  ou  surate  se 
distingue  du  coton  américain  par  ses  défauts  :  la  soie  en  est  courte 
et  trop  souvent  mêlée  à  des  débris  de  feuilles  et  de  capsules  ;  sou- 
vent aussi  elle  est  avariée  par  les  pluies  auxquelles  elle  est  exposée 
pendant  le  long  trajet  des  plateaux  ou  des  plaines  de  l'intérieur 
aux  ports  d'embarquement.  Longtemps  les  filateurs  de  Rouen  ont 
refusé  d'utiliser  le  coton  surate,  et  les  industriels  anglais  n'en  au- 
raient jamais  demandé  qu'une  quantité  limitée,  s'ils  avaient  pu 
compter  sur  un  constant  approvisionnement  de  coton  américain. 
Aussi  les  planteurs  de  l'Hindoustan  manifestent-ils  une  certaine  mé- 
fiance et  n'osent-ils  donner  un  développement  considérable  à  leurs 
cultures.  Au  commencement  du  siècle  et  jusqu'en  1826(1),  lorsque 
les  cotons  américains  atteignaient  sur  le  marché  de  Liverpool  des 

(1)  En  181'2,  le  coton  new  itrleans  s'est  vendu  à  Liverpool  jusqu'à  31  pence  la  livre, 
trois  fois  plus  qu'aujourd'hui. 


LE    COTON    ET   LA    CRISE    AMERICAINE.  203 

prix  beaucoup  plus  élevés  que  de  nos  jours,  les  négocians  de  Calcutta 
expédiaient  en  Angleterre  une  grande  quantité  de  cotons  provenant 
de  la  fertile  région  du  Doab,  entre  le  Gange  et  la  Djumna.  La  baisse 
rapide  des  prix  les  ruina,  et  maintenant  ils  craignent  le  retour  d'une 
aventure  semblable.  Quelle  serait  leur  position  si,  à  l'issue  de  la 
guerre  civile  d'Amérique,  la  production  du  coton  reprenait  dans  ce 
pays  sa  marche  ascensionnelle  et  faisait  de  nouveau  délaisser  leurs 
produits?  Leurs  achats  de  terrains,  de  semences,  de  machines,  le 
prix  de  la  main-d'œuvre  et  du  transport  n'étant  plus  remboursés 
par  la  vente  d'une  denrée  avilie,  ils  seraient  ruinés  après  leur  se- 
conde tentative  comme  ils  l'ont  été  après  la  première. 

Aujourd'hui  pareil  malheur  ne  peut  plus  être  que  temporaire, 
grâce  à  la  tournure  qu'a  prise  la  question  de  l'esclavage  en  Amé- 
rique. Les  filateurs  de  Manchester,  poussés  par  l'aiguillon  de  la  né- 
cessité ,  acceptent  avec  joie  les  produits  qu'ils  refusaient  autrefois, 
et,  par  l'entremise  d'associations  d'encouragement,  font  tous  leurs 
efforts  pour  améliorer  la  qualité  des  fibres  recueillies  dans  l'Inde. 
Le  mal  est  grand,  mais  ils  le  connaissent  et  sont  décidés  à  le  com- 
battre. Il  s'agit  d'abord  de  réformer  l'agriculture  elle-même,  qui  dans 
certains  districts  est  probablement  moins  avancée  qu'à  l'époque  du 
roi  Porus.  Tandis  qu'on  peut  compter  en  Amérique  sur  trois  balles 
de  coton  nettoyé  par  hectare,  c'est  à  peine  si  dans  l'Hindoustan  on 
obtient  une  balle  entière  sur  le  même  espace  de  terrain.  Les  canaux 
d'irrigation  manquent  sur  presque  tous  les  plateaux  de  l'intérieur, 
et  ce  ne  sont  pas  toujours  les  meilleures  variétés  de  cotonnier  que 
les  paysans  cultivent  de  préférence.  Cependant  les  efforts  des  asso- 
ciations et  du  gouvernement  indien  ont  déjà  produit  des  résultats 
importans  pour  le  choix  des  semences.  Dans  certains  districts,  la 
plante  indigène  se  développe  mieux  que  les  variétés  importées 
d'Amérique.  On  la  conserve  alors  avec  soin;  mais  en  d'autres  ré- 
gions, où  la  variété  new  Orléans  réussit  à  merveille,  on  la  sème  à 
l'exclusion  de  toutes  les  autres,  et  l'on  obtient  ainsi  une  excellente 
soie  absolument  semblable  au  coton  américain.  Déjà  le  district  de 
Coïmbatour,  dans  les  montagnes  des  Neilgherries ,  offre  plusieurs 
centaines  de  mille  hectares  où  croît  cette  variété  du  cotonnier,  et 
dans  l'espace  d'une  seule  année  le  port  de  Bombay  en  a  expédié  à 
Liverpool  60,000  balles  provenant  des  champs  du  Dharwar.  On  s'oc- 
cupe également  d'améliorer  la  qualité  du  coton  en  employant  des 
machines  perfectionnées  qui  ne  brisent  pas  la  soie  et  n'y  laissent 
pas  de  débris  de  capsules.  On  a  calculé  qu'en  se  servant  du  chur- 
kah  indien,  un  homme  ne  peut  nettoyer  un  kilogramme  de  coton 
en  moins  de  quatre  heures,  tandis  qu'avec  les  instrumens  expédiés 
de  Manchester,  il  fait  dans  le  même  espace  de  temps  sept  fois  plus 


204  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  besogne.  Ces  machines  ne  sont  pas  construites  comme  le  saw- 
gin  américain  qui  coupe  la  fibre;  mais  elles  retirent  au  contraire 
dans  toute  sa  longueur  et  ajoutent  ainsi  plus  de  25  pour  100  à  la 
valeur  marchande.  Les  associations  cotonnières  de  Manchester  en- 
voient aussi  dans  l'Hindoustan  des  presses  à  coton,  des  charrues, 
des  bêches  et  autres  instrumens  qui  peuvent  faciliter  le  travail  des 
indigènes.  En  même  temps  le  gouvernement  indien  invite  les  écri- 
vains du  pays  à  rédiger  des  traités  populaires  sur  la  culture  du  co- 
tonnier. 

Les  progrès  de  la  culture  et  le  perfectionnement  des  procédés 
de  nettoyage  importeraient  peu,  si  on  n'améliorait  pas  en  même 
temps  les  moyens  de  communication.  Pendant  longtemps,  le  gou- 
vernement indien,  jouissant  en  paix  de  son  monopole,  entravait 
de  son  mieux  la  construction  des  routes.  Cette  même  compagnie 
des  Indes,  qui  interdisait  l'immigration  des  Européens  dans  son  ter- 
ritoire, avait  grand  soin  de  fermer  les  yeux  sur  l'état  des  chemins 
dans  son  immense  empire,  craignant  sans  doute  que  des  communi- 
cations faciles  ne  hâtassent  l'émancipation  du  pays.  Lorsque  les 
treize  premiers  milles  de  chemins  de  fer  furent  inaugurés  dans 
l'Hindoustan,  il  y  avait  déjà  treize  ans  que  le  gouvernement  en  avait 
accordé  la  concession  :  cela  faisait  un  mille  par  an.  La  province  de 
Bellary,  l'une  des  plus  fertiles  et  des  plus  productives  de  l'empire 
indien,  peuplée  de  10  millions  d'habitans,  ne  possédait,  il  y  a  dix 
ans,  ni  un  pont,  ni  une  route  carrossable.  On  franchissait  les  rivières 
à  gué  ou  en  bateau;  les  chemins  étaient  complètement  imprati- 
cables pendant  la  saison  des  pluies,  et  les  indigènes  ne  pouvaient 
transporter  leurs  produits  qu'au  moyen  de  petits  chars  en  bois  traî- 
nés par  des  taureaux.  Enfin  les  plus  beaux  fleuves,  ces  voies  qui 
marchent  gratuitement,  étaient  systématiquement  négligés;  pendant 
de  longues  années,  la  compagnie  des  Indes  refusa  une  subvention 
de  500,000  francs  absolument  nécessaire  pour  rendre  navigable  le 
Godavery,  ce  fleuve  qui  dans  son  cours  de  1,300  kilomètres  arrose 
les  territoires  les  plus  riches  en  coton. 

Heureusement  les  choses  ont  bien  changé  depuis  que  l'Inde  n'est 
plus  la  propriété  de  trois  ou  quatre  cents  riches  actionnaires  et 
qu'elle  fait  partie  de  l'immense  empire  britannique.  Au  commence- 
ment de  1861,  lorsque  l'Angleterre  se  vit  tout  à  coup  menacée  par 
une  famine  de  coton,  le  gouvernement  indien  s'empressa  de  devan- 
cer les  accusations  en  s' accusant  lui-même;  il  avoua  sans  mauvaise 
honte  que  les  voies  de  communication  de  l'Hindoustan  étaient  dans 
le  plus  mauvais  état,  et  qu'il  était  impossible  de  conjurer  immédia- 
tement la  crise  par  le  transport  des  cotons  de  l'intérieur  aux  villes 
d'embarquement.  Cependant  on  avait  déjà  mis  la  main  à  de  grandes 


LE    COTON    ET    LA    CRISE    AMERICAINE.  205 

entreprises,  et  l'on  travaille  à  les  achever  avec  la  plus  louable  éner- 
gie. Les  capitales  des  présidences  doivent  chacune  devenir  le  point 
d'attache  d'un  réseau  important  de  chemins  de  fer  qui  rayonneront 
vers  les  provinces  de  l'intérieur,  et  se  rejoindront  sur  les  riches 
plateaux  du  centre.  La  grande  ligne  ferrée  de  Calcutta  à  Delhi,  qui 
se  prolongera  tôt  ou  tard  pour  devenir  l'une  des  principales  voies 
internationales  de  l'ancien  continent,  est  déjà  terminée  jusqu'à  Mon- 
ghyr,  à  450  kilomètres  de  Calcutta;  dans  quelques  mois,  elle  attein- 
dra Bénarès  la  sainte,  située  à  400  kilomètres  plus  loin;  dans  un  an, 
elle  aura  traversé  plus  de  la  moitié  de  la  péninsule  sur  une  longueur 
de  1,600  kilomètres,  et  commencera  à  projeter  ses  embranchemens 
au  sud  et  au  nord.  La  principale  voie  ferrée  du  réseau  méridional 
de  l'Hindoustan,  ouverte  déjà  dans  presque  toute  sa  longueur,  doit 
être  prochainement  inaugurée  d'une  mer  à  l'autre,  de  Madras  à  la 
Beypoor,  voisine  de  l'ancienne  Calicut.  Au  nord-ouest  de  la  pénin- 
sule, un  autre  chemin  de  fer  très  important,  qui  jouera  pour  les 
régions  du  Pendjab  le  même  rôle  que  le  chemin  de  Calcutta  à  Delhi 
pour  celles  du  Gange,  réunit  le  port  si  florissant  de  Kurachie  à  la 
cité  de  Ko  trie,  située  sur  les  bords  de  l' Indus,  et  reçoit  l'immense 
trafic  de  ce  fleuve  et  du  Pendjab.  Dans  cette  province,  plus  de 
200,000  hectares  sont  consacrés  à  la  culture  du  cotonnier,  et  en 
1860  on  pouvait  encore  s'y  procurer  la  fibre  à  àO  centimes  le  kilo- 
gramme. 

Diverses  compagnies  s'occupent  de  la  construction  d'autres  lignes 
de  chemins  de  fer,  toutes  fort  importantes  pour  la  prospérité  géné- 
rale de  l'Hindoustan;  mais  le  réseau  dont  l'achèvement  complet 
tient  le  plus  à  cœur  à  l'Angleterre  est  celui  qui,  prenant  son  point 
d'attache  à  Bombay,  rayonne  vers  Baroda,  Surate,  Pounah,  Shola- 
pore,  Nagpore,  et  traverse  les  districts  cotonniers  par  excellence 
du  Kandeïsh,  du  Bérar,  du  Deccan.  Une  fois  terminé,  ce  réseau, 
qui  doit  se  relier  dans  quelques  années,  d'un  côté  aux  chemins  de 
fer  partis  de  Calcutta,  de  l'autre  à  ceux  de  la  présidence  de  Ma- 
dras, pourra  faire  converger  vers  Bombay  la  plus  grande  partie  des 
produits  agricoles  de  l'Hindoustan,  et  principalement  les  cotons. 
Déjà  il  commence  à  ne  plus  suffire  à  son  trafic,  et  ce  commerce 
sera  peut-être  doublé  dès  le  printemps  de  1862,  lorsque  la  chaîne 
des  Ghâts,  qui  opposait  encore  une  barrière  au  chemin  de  fer,  sera 
percée  par  une  suite  de  tunnels  et  de  tranchées  à  fortes  rampes. 
En  même  temps  le  fleuve  Godavery,  qui  arrose  aussi  la  terre  pro- 
mise du  cotonnier,  sera  en  partie  débarrassé  de  ses  dangereux 
écueils,  les  bateaux  à  vapeur  le  remonteront  jusqu'au  centre  de  la 
péninsule,  et  l'on  pourra  ainsi  expédier  le  coton  en  Angleterre  par 
deux  voies  rivales  dont  la  concurrence  maintiendra  le  bon  marché 


206  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

dans  les  transports.  Par  eau,  la  distance  est  plus  longue,  mais  les 
frais  sont  moins  élevés  (1). 

Ce  n'est  pas  tout  que  de  changer  la  semence  du  cotonnier,  de 
creuser  des  canaux  d'irrigation,  d'améliorer  le  cours  des  rivières, 
de  construire  des  chemins  de  fer  dans  tous  les  districts  de  la  pé- 
ninsule :  il  faut  aussi  changer  le  sort  du  paysan,  le  racheter  de 
l'usure,  et  ne  pas  le  laisser  croupir  dans  un  état  voisin  de  l'es- 
clavage. La  misère  profonde  et  l'avilissement  des  cultivateurs  sont 
le  plus  grand  obstacle  à  la  prospérité  de  l'Hindoustan,  et,  quoi 
qu'en  disent  les  optimistes,  il  est  probable  que  l'Angleterre  aura 
plus  d'une  fois  à  gémir  sur  les  résultats  de  la  longue  oppression 
à  laquelle  a  été  soumis  le  peuple  hindou.  Quelques  mesures  ré- 
centes ont  été  prises  pour  la  protection  des  ryots  contre  les  usu- 
riers et  les  zemindarsy  des  lois  sévères  ont  été  promulguées  pour 
garantir  l'exécution  des  contrats,  les  droits  de  la  petite  propriété 
ont  été  plus  rigoureusement  définis;  mais  le  système  des  avances 
n'a  pu  être  modifié,  et  c'est  là  ce  qui  consacre  l'asservissement  ou 
tout  au  moins  la  gêne  de  la  plupart  des  paysans.  Il  n'est  pas  jus- 
qu'aux mesures  les  plus  justes  qui  ne  puissent  avoir  des  consé- 
quences fâcheuses  pour  le  sort  de  la  masse  du  peuple.  Ainsi  les 
plus  grandes  facilités  que  le  gouvernement  indien  a  procurées  pen- 
dant les  dernières  années  pour  la  vente  libre  des  propriétés  ont 
servi  à  dépouiller  les  classes  agricoles  au  profit  des  commerçans 
musulmans,  des  banquiers  et  des  usuriers  brahmines,  des  gozaîns, 
des  byragies  et  autres  gens  des  castes  supérieures.  Les  résolutions 
que  lord  Ganning  a  prises  récemment  au  sujet  de  la  vente  des  terres 
incultes,  et  qui  ont  été  accueillies  avec  tant  de  satisfaction  par  l'An- 
gleterre commerciale ,  peuvent  aboutir  au  même  résultat  et  contri- 
buer singulièrement  à  fortifier  l'aristocratie  féodale  aux  dépens  des 
petits  propriétaires. 

Certes  on  doit  louer  lord  Ganning  d'avoir  abandonné  les  tradi- 
tions mesquines  de  l'ancienne  compagnie  des  Indes  et  d'avoir  ou- 
rert  toutes  grandes  les  portes  de  la  colonie  pour  y  convier  l'agri- 
culture, l'industrie,  le  capital.  L'ancienne  compagnie  eût  considéré 
comme  une  hérésie  l'idée  de  mettre  en  vente  les  terres  incultes  qui 
forment,  selon  les  diverses  évaluations,  le  tiers  ou  même  la  moitié 
de  la  superficie  de  l'Hindoustan;  elle  gardait  ses  déserts  et  ses  jun- 
gles avec  un  soin  jaloux  et  ne  permettait  à  personne,  surtout  à  un 
Européen,  de  défricher  un  champ  dans  ces  solitudes.  Lord  Ganning 
a  osé  rompre  avec  les  préjugés  traditionnels.  Désormais  ces  terres 

(1)  La  compagnie  du  chemin  de  fer  de  Bombay  a  fixé  le  taux  du  transport  des  co- 
tons k  1  penny  3/4  par  tonne  et  par  mille;  sur  le  Godavery,  le  prix  du  transport  d'une 
tonne  à  la  même  distance  serait  d'un  tiers  de  penny  seulement. 


LE    COTON    ET    LA    CRISE    AMERICAINE.  207 

incultes,  divisées  en  domaines  de  1,250  hectares  et  au-dessous, 
sont  mises  en  vente  au  prix  de  15  ou  30  francs  l'hectare  suivant  la 
nature  du  terrain,  et  l'acheteur  peut  à  sa  guise  les  cultiver  en  co- 
ton, en  thé,  en  indigo,  en  café  ou  en  toute  autre  denrée.  Par  une 
mesure  complémentaire,  le  gouvernement  a  décidé  que  les  posses- 
seurs d'un  fief  obéré  par  l'impôt  foncier  pourraient  le  racheter  en 
payant  une  somme  égale  à  vingt  fois  l'imposition  annuelle.  Ces  ré- 
solutions répondent  à  des  vœux  depuis  longtemps  exprimés,  et  ne 
peuvent  manquer  de  donner  une  grande  activité  à  la  production 
en  faisant  reposer  la  propriété  sur  des  bases  beaucoup  plus  solides; 
mais  le  simple  paysan  ne  profitera  ppint  de  toutes  ces  modifica- 
tions, et  Ton  peut  même  se  demander  si  l'immigration  croissante 
des  Européens  attirés  par  les  nouvelles  mesures  ne  contribuera  pas 
à  maintenir  les  pauvres  Hindous  au  rang  de  simples  journaliers. 
Puisse  l'Angleterre,  heureuse  enfin  de  ne  plus  demander  au  travail 
esclave  son  approvisionnement  de  coton,  s'occuper  de  rendre  vrai- 
ment libres  les  cultivateurs  qui  le  lui  donnent  aujourd'hui!  L'exem- 
ple des  États-Unis  peut  lui  apprendre  que  l'intérêt  commercial  et 
la  justice  envers  un  peuple  sujet  ne  doivent  jamais  être  en  désac- 
cord. 

Quoi  qu'il  en  soit,  les  négocians  du  Lancashire,  plus  immédiate- 
ment intéressés  à  la  matière  première  de  leurs  manufactures  qu'au 
sort  du  ryot,  applaudissent  aux  nouvelles  théories  économiques 
professées  par  le  gouvernement  indien  et  se  mettent  en  mesure 
d'en  profiter.  Déjà  une  compagnie  cotonnière  se  fonde  au  capital  de 
500,000  livres  sterling  pour  la  mise  en  culture  de  vastes  terrains 
en  friche;  une  autre  compagnie  se  charge  de  faciliter  le  transport 
des  cotons;  d'autres  associations  moins  importantes,  des  individus 
isolés,  Anglais,  Parsis,  Arméniens,  Brahmines,  ont  tourné  leurs 
efforts  Jvers  le  même  but;  les  deux  cent  millions  d'habitans  qui 
peuplent  l'Inde  fourniront  un  assez  grand  nombre  de  bras;  des  ter- 
rains accessibles  et  fertiles  s'offrent  par  millions  d'hectares  dans  le 
Pendjab,  le  Bengale,  le  Djittatong,  au  pied  de  l'Himalaya,  dans  les 
vallées  du  iNerbudda,  du  Tapty,  du  Godavery,  sur  les  plateaux  du 
Deccan.  Quant  aux  frais  du  transport,  ils  diminuent  constamment, 
grâce  aux  chemins  de  fer  construits  avec  tant  d'activité ,  et  l'on  a 
calculé  que  dans  les  districts  cotonniers  du  Berar  et  du  Dharwar  ces 
frais  sont  déjà  de  50  pour  100  inférieurs  à  ceux  de  l'année  dernière. 
Sans  nul  doute,  l'Inde  peut  facilement  exporter  toute  la  fibre  textile 
que  réclament  les  manufactures  :  pour  la  production  du  coton,  l'é- 
quilibre du  monde  est  définitivement  déplacé.  Plus  tard,  il  est  pos- 
sible que  la  colonie  indienne  entre  en  concurrence  avec  la  métro- 
pole elle-même  pour  la  fabrication,  car  rien  ne  peut  empêcher 


208  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aujourd'hui  les  industriels  entreprenans  d'y  fonder  de  nouveaux 
Manchesters.  Le  coton  ne  provenant  plus  d'Amérique,  l'idée  se  pré- 
sente tout  d'abord  à  l'esprit  d'élever  les  fabriques  à  côté  même  des 
champs  qui  produisent  la  matière  première.  En  outre  l'Inde  pos- 
sède la  houille,  des  chutes  d'eau  d'une  grande  puissance,  des  ou- 
vriers d'une  extrême  habileté  et  deux  cent  millions  de  consomma- 
teurs; il  est  donc  naturel  qu'elle  reprenne  tôt  ou  tard  son  ancien 
rôle  dans  le  tissage  des  étoffes  de  coton. 

Une  nouvelle  ère  s'ouvre  aujourd'hui  pour  l'Inde.  Le  mouvement 
d'expansion  qui  poussait  vers  l'occident  les  populations  de  l'Eu- 
rope s'est  ralenti,  et  un  reflux  marqué  se  porte  dans  la  direction  de 
l'orient.  Le  continent  australien,  la  Nouvelle-Zélande,  les  îles  de 
l'Océanie,  reçoivent  ce  flot  d'hommes,  l'Inde  elle-même  accueillera 
de  nombreux  émigrans;  mais  l'influence  de  la  civilisation  euro- 
péenne se  fait  moins  sentir  par  le  peuplement  des  solitudes  que  par 
le  réveil  des  nations  qui  semblaient  depuis  longtemps  endormies. 
Les  peuples  de  la  Méditerranée  qui  avaient  perdu  leur  indépen- 
dance politique  l'ont  en  partie  reconquise,  et  tous  les  signes  des 
temps  nous  montrent  qu'en  Asie  s'agite  aussi  l'esprit  de  rénovation. 
Les  nombreuses  guerres  d'Orient  qui  ont  eu  pour  théâtre  d'abord 
la  Grèce,  puis  la  Syrie  et  l' Asie-Mineure,  la  Tauride  de  Mithridate 
et  même  les  régions  lointaines  de  la  Colchide,  sont  des  symptômes 
de  cette  fermentation  qui  précède  la  renaissance.  L'Inde,  qui  vient 
à  peine  d'échapper  au  triple  fléau  de  la  guerre,  de  la  famine  et  de 
la  peste,  promet  d'être  bientôt  en  pleine  voie  de  reconstitution,  et 
déjà,  grâce  à  la  crise  américaine,  elle  a  hérité  en  grande  partie  du 
commerce  des  états  confédérés.  Quand  un  peuple,  frappé  par  le 
fléau  des  discordes  ou  de  l'oppression ,  faiblit  dans  la  mission  du 
progrès,  un  autre  peuple,  réveillé  à  l'autre  extrémité  de  la  terre 
par  le  souflle  de  la  liberté,  surgit  de  son  long  sommeil  et  travaille 
à  son  tour  à  l'œuvre  de  la  civilisation.  Ainsi  la  guerre  civile  de 
l'Amérique,  l'imminence  d'une  lutte  bien  plus  déplorable  encore,  et 
déjà  presque  certaine,  entre  l'Angleterre  et  les  États-Unis  n'ont  rien 
qui  puisse  nous  décourager,  car  cette  crise  redoutable  elle-même 
doit  amener  la  solution  des  deux  problèmes  les  plus  importans  pour 
l'avenir  des  sociétés  :  l'émancipation  des  races  esclaves  et  la  régé- 
nération des  peuples  de  l'Orient,  si  longtemps  endormis.  Pendant 
que  les  nuages  de  la  tempête  s'amassent  au-dessus  du  monde  oc- 
cidental, le  soleil  se  lève  de  nouveau  sur  ces  terres  de  l'Orient  qu'il 
caressa  de  son  premier  rayon, 

Elisée  Reclus. 


LE 


i 


GOUVERNEMENT  CONSTITUTIONNEL 


LES   PARTIS   EN  PRUSSE 


ê 


Un  éminent  publiciste  d'outre -Rhin  a  dit  dans  ses  mémoires: 
«J'ai  constaté  qu'après  toutes  les  grandes  guerres  en  Allemagne, 
l'aristocratie  redevient  aussitôt  puissante.  C'est  là  ce  qu'on  a  vu 
après  la  guerre  de  trente  ans,  après  la  guerre  de  sept  ans,  après  la 
guerre  de  l'indépendance  (1813).  Immédiatement  après  cette  der- 
nière guerre,  le  pouvoir  de  la  noblesse  en  Prusse  se  releva  pour 
aller  dès  lors  toujours  en  augmentant...  »  Ces  mots  résument  en 
quelque  sorte  l'histoire  de  la  politique  intérieure  de  la  Prusse  de- 
puis 1815  jusqu'à  nos  jours.  Que  le  parti  féodal  s'empare  des  rouages 
bureaucratiques  et  militaires  comme  sous  le  règne  de  Frédéric-Guil- 
laume III,  ou  qu'il  se  ligue  avec  les  ultra-proteatans  ou  piétistes, 
comme  il  l'a  fait  pendant  la  première  moitié  du  règne  de  Frédéric- 
Guillaume  IV,  on  le  retrouve  toujours  faisant  la  guerre  à  tout  ce 
qui  gêne  sa  domination,  au  trône  même,  lorsque  cela  est  néces- 
saire pour  sa  cause.  Dans  cette  longue  lutte,  le  parti  libéral  a  rem- 
porté déjà  de  remarquables  avantages,  un  surtout  qui  renferme  tous 
les  autres  :  son  adversaire  a  été  forcé  de  renoncer  à  s'appuyer  sur 
l'absolutisme  et  de  combattre  l'esprit  libéral  par  les  moyens  que 
fournit  la  liberté,  c'est-à-dire  par  la  presse  et  la  tribune. 

On  ne  peut  ici  qu'indiquer  les  étapes  que  la  Prusse  a  dû  parcourir 
depuis  quarante  ans  pour  figurer  au  nombre  des  monarchies  parle- 
mentaires. Les  diètes  provinciales  créées  par  Frédéric-Guillaume  III 
pour  éluder  la  réalisation  des  promesses  libérales  de  1815  furent 

TOME   XXXVK.  14 


210  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

fondues  par  son  successeur  en  1847  dans  une  diète  générale.  C'est 
dans  cette  assemblée  qu'éclata  au  grand  jour  l'éternel  antagonisme 
entre  l'état  du  moyen  âge  et  l'état  moderne.  Le  premier  s'écroula 
sous  le  coup  des  événemens  de  18/i8  :  la  féodalité  s'évanouit  un 
instant  pour  laisser  en  présence  le  libéralisme  et  l'opinion  radicale, 
qui  firent  si  bien  qu'au  bout  de  six  mois  leur  adversaire  commun, 
presque  sans  effort  violent,  avait  reconquis  une  grande  partie  du 
terrain  perdu.  Cependant  il  fallut  faire  quelques  concessions,  la 
restauration  pure  et  simple  étant  devenue  chose  impossible.  La 
constitution  de  1850  devint  le  compromis  entre  le  pouvoir  absolu 
du  roi  et  les  tendances  libérales  de  la  nation.  Cette  charte  faisait 
une  part  assez  juste  et  à  la  liberté  et  aux  principes  monarchiques, 
roi  et  peuple  auraient  pu  s'en  accommoder  pendant  de  longues 
années  sans  y  apporter  de  grands  changemens;  mais  à  peine  la 
charte  eut-elle  reçu  la  consécration  du  serment  royal,  que  le  parti 
de  la  noblesse  annonça  ouvertement  l'intention  de  faire  une  guerre 
à  outrance  à  cette  loi  fondamentale.  Il  tint  parole.  On  vit  alors 
comment  les  meilleures  institutions  peuvent  tourner  au  désavan- 
tage d'un  peuple  qui  n'a  pas  eu  le  temps  de  se  les  assimiler.  Les 
lois  organiques  promises  par  la  charte  restèrent  dans  les  cartons 
des  ministères,  celles  qui  avaient  été  promulguées  ne  furent  point 
mises  en  vigueur  :  liberté  de  la  presse,  droit  de  réunion,  respon- 
sabilité ministérielle,  self-government  des  communes  et  des  pro- 
vinces, séparation  entre  les  pouvoirs  judiciaire  et  administratif, 
liberté  religieuse,  suppression  des  privilèges  nobiliaires,  le  sens  de 
toutes  ces  réformes  fut  altéré  entre  les  mains  d'un  ministère  dirigé 
par  des  influences  occultes,  mais  dont  tout  le  monde  devinait  l'ori- 
gine. La  seule  chose  qu'il  fallait  forcément  laisser  debout,  c'était  la 
tribune  parlementaire  :  elle  s'ouvrit  chaque  année,  et  pendant  quatre 
ou  cinq  mois  une  centaine  d'hommes  indépendans,  dont  les  noms 
avaient  pu,  en  dépit  des  restrictions  apportées  aux  opérations  élec- 
torales, sortir  de  l'urne,  vinrent  se  mesurer  avec  un  nombre  double 
de  fonctionnaires  ministériels  ou  de  féodaux  composant  la  majorité 
de  la  chambre.  Quelle  eût  été  l'issue  définitive  de  cette  guerre  entre 
un  gouvernement  qui  disposait  de  tous  les  instrumens  du  pouvoir 
exécutif  et  une  opposition  parlementaire  faiblement  soutenue  par 
l'opinion  publique?  Telle  était  la  question  qui  se  posait  de  plus  en 
plus  menaçante  en  Prusse,  quand  la  maladie  de  Frédéric- Guil- 
laume IV  amena  un  changement  de  règne.  Les  hommes  qui  avaient 
inspiré  la  politique  de  Frédéric-Guillaume  firent  à  ce  moment  les 
efforts  les  plus  énergiques  pour  retenir  entre  leurs  mains  l'initiative 
que  depuis  longtemps  déjà  le  roi  leur  avait  abandonnée.  Ce  serait  un 
curieux  chapitre  de  l'histoire  de  la  Prusse  que  celui  où  l'on  racon- 
terait fidèlement  ce  qui  se  passa  dans  les  hautes  régions  du  gou- 


LE    GOUVERNEMENT    ET    LES    PARTIS    EN   PRUSSE.  211 

vernement  depuis  la  première  maladie  du  roi  jusqu'à  la  transmission 
de  la  régence  au  prince  de  Prusse.  Ce  qui  en  a  transpiré  jusqu'ici 
semble  indiquer  que  les  défenseurs  apparens  du  principe  monar- 
chique n'étaient  pas  fort  éloignés  de  laisser  affaiblir  ce  principe 
plutôt  que  d'abdiquer  en  faveur  d'un  ordre  de  choses  qu'ils  suppo- 
saient contraire  à  leurs  intérêts  personnels.  Ces  projets  échouèrent 
devant  la  ferme  attitude  de  l'héritier  légitime  de  la  couronne  et 
devant  le  bon  sens  public.  Le  prince  aussi  bien  que  l'immense  ma- 
jorité de  la  nation  comprenaient  que  leur  salut  commun  était  dans 
la  stricte  observation  de  la  loi  fondamentale  du  royaume  :  sur  ce 
point,  on  ne  pouvait  faire  de  concession  aux  adversaires  sans  com- 
promettre gravement  l'avenir.  Aussi  tous  les  moyens  termes,  tels 
que  partage  de  la  régence,  délégation  du  pouvoir  royal,  nomination 
du  régent  par  le  roi,  furent  tour  à  tour  repoussés.  Appuyé  sur  son 
droit  et  fort  de  l'appui  de  la  nation,  le  prince  de  Prusse  se  chargea 
de  la  régence,  ainsi  qu'il  le  disait  dans  son  rescrit  au  ministère  du 
9  octobre  1858,  «  sur  l'invitation  du  roi  et  en  vertu  de  l'article  56 
de  la  charte.  » 

Le  principe  qui  avait  triomphé  dans  cette  question  capitale  de- 
vait nécessairement  prévaloir  aussi  dans  les  conseils  du  régent.  Un 
nouveau  ministère,  réunissant  quelques-uns  des  chefs  du  centre 
gauche,  vint  remplacer  le  cabinet  Manteuffel-Westphalen.  Sous  les 
auspices  de  cette  administration  nouvelle,  le  pays  procéda  aux  élec- 
tions générales  de  1858.  Toutes  les  nuances  de  l'opinion  libérale  se 
confondirent  alors  pour  assurer  le  triomphe  du  ministère  sur  le 
parti  féodal,  car  tout  le  monde  sentait  qu'à  la  consolidation  du  ca- 
binet Hohenzollern-Auerswald  se  rattachait  pour  le  moment  le  dé- 
veloppement des  institutions  parlementaires,  et  la  majorité  libérale 
qui  siégeait  dans  la  chambre  de  1859  était  en  ce  sens  une  majorité 
ministérielle.  Aujourd'hui  la  situation  n'est  plus  la  même,  et  les 
élections  de  1861  ont  montré  le  pays  presque  en  désaccord  avec 
le  ministère.  Le  pouvoir  et  la  nation  ont-ils  changé  d'avis  sur  les 
grandes  questions  politiques?  Et  quelles  sont  les  causes  de  ce  revi- 
rement? Voilà  ce  que  nous  nous  proposons  d'examiner. 

L 

Les  partis  politiques  font  un  peu  comme  les  armées  sur  le  champ 
de  bataille  :  ils  aiment  au  premier  moment  à  exagérer  leur  victoire 
ou  à  se  faire  illusion  sur  leur  défaite.  Par  l'avènement  du  prince 
Guillaume  à  la  régence,  le  libéralisme  prussien  avait  vaincu  les 
hommes  du  vieux  régime  ;  mais  le  régime  même  restait  encore  de- 
bout, et  il  ne  fut  modifié  que  par  l'initiative  du  régent.  C'est  là 
une  circonstance  en  apparence  insignifiante,  mais  qui  n'en  a  pas 


212  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

moins  une  importance  très  réelle.  Le  prince,  on  peut  lui  rendre  cette 
justice,  alla  au-devant  de  l'impatience  publique  en  se  hâtant  de 
promulguer  le  programme  d'après  lequel  il  comptait  diriger  les  af- 
faires. Un  sentiment  de  piété  envers  son  frère,  disait-il  le  8  no- 
vembre 1858  au  nouveau  conseil  des  ministres,  l'avait  fait  hésiter 
longtemps  sur  les  moyens  de  ramener  beaucoup  de  choses  dans  une 
voie  meilleure.  Jamais  il  ne  pourrait  être  question  d'une  rupture 
avec  le  passé;  il  s'agissait  seulement  de  porter  remède  là  où  l'on 
apercevait  l'arbitraire,  oîi  il  existait  des  institutions  en  désaccord 
avec  les  besoins  de  l'époque.  Tenir  le  milieu  entre  les  extrêmes, 
exécuter  ce  qui  avait  été  promis,  ne  tolérer  aucune  pression  d'en 
bas ,  tels  étaient  les  principes  proclamés  par  le  régent.  Quant  aux 
questions  de  détail ,  le  prince  recommandait  notamment  la  réforme 
de  l'organisation  des  communes  et  des  provinces,  l'amélioration  des 
finances,  la  liberté  des  cultes,  la  réorganisation  de  l'armée.  11  fai- 
sait enfin  allusion,  mais  en  termes  un  peu  obscurs,  au  rôle  que  la 
Prusse  devait  remplir  en  Allemagne.  Tel  fut  le  programme  autour 
duquel  se  groupait,  il  y  a  trois  ans,  le  ministère  Hohenzollern-Auers- 
wald,  et  qui  excita  à  un  très  haut  degré  l'enthousiasme  des  popu- 
lations. 

Ce  ministère  n'a  pas  rempli  toutes  ses  promesses.  On  ne  peut 
dire  cependant  qu'il  se  soit  écarté  notablement  de  cette  ligne.  Il  ne 
faut  pas  oublier  que  le  ministère  Hohenzollern  a  substitué  l'empire 
de  la  loi  au  régime  du  bon  plaisir  administratif,  qu'il  a  fait  rentrer 
la  presse  dans  le  droit  commun,  que  les  persécutions  religieuses 
ont  cessé,  que  l'émancipation  politique  des  dissidens  et  des  Israé- 
lites est  aujourd'hui  presque  complète.  Si  certaines  autres  réformes 
ne  sont  pas  réalisées,  c'est  qu'elles  ont  été  repoussées  par  la  chambre 
des  seigneurs.  «  Pourquoi,  a-t-on  demandé  aux  ministres,  ne 
mettez-vous  pas  cette  haute  chambre  elle-même  à  la  réforme?  Elle 
est  une  anomalie  pour  notre  siècle  et  une  injure  pour  notre  charte, 
qui  ne  connaît  point  de  caste  privilégiée.  —  Soit,  répondent  les  mi- 
nistres; mais  cette  chambre  haute  existe  en  vertu  d'une  ordon- 
nance royale  qui  ne  saurait  être  rapportée  que  par  une  loi,  et  cette 
loi  a  besoin  de  l'assentiment  de  ceux  qu'elle  condamne  à  dispa- 
raître. Il  faut  du  temps  pour  opérer  ce  miracle.  Nous  avons  fait  le 
possible.  En  ajoutant  au  petit  groupe  de  pairs  libéraux  une  ving- 
taine de  nouveaux  pairs,  nous  avons  déjà  obtenu  dans  la  chambre 
haute  une  minorité  avec  laquelle  la  majorité  féodale  est  obligée  de 
compter.  Nous  avons  fait  un  pas  de  plus  en  réduisant  le  nombre  des 
candidats  à  la  pairie  qui  pourront  être  présentés  par  les  corporations 
des  grands  propriétaires  seigneuriaux.  Le  temps  et  les  circonstances 
devront  faire  le  reste.  » 

Le  ministère  revendique  encore  un  autre  titre  à  la  reconnaissance 


LE    GOUVERNEMENT    ET    LES    PARTIS    EN    PRUSSE.  213 

du  pays  :  il  lui  a  donné  des  garanties  sérieuses  pour  assurer  la 
liberté  et  la  sincérité  des  élections.  L'administration  précédente 
avait  imaginé  un  procédé  ingénieux  pour  se  composer  des  corps 
électoraux  favorables.  La  charte  de  1850  détermine  le  mode  de  for- 
mation de  la  chambre  des  représentans,  et  en  abandonne  l'applica- 
tion à  la  loi  électorale.  Cette  loi  organique  fait  encore  défaut  au- 
jourd'hui. En  attendant,  les  élections  ont  lieu  d'après  un  règlement 
provisoire  qui  date  de  18A9.  Sous  le  bénéfice  de  ce  provisoire,  le 
ministère  Manteuffel ,  la  veille  des  élections ,  changeait  les  circon- 
scriptions électorales  selon  les  besoins  de  sa  cause.  Un  arrondisse- 
ment était- il  divisé  en  deux  camps  politiques,  l'un  ministériel, 
l'autre  libéral,  on  démembrait  le  district  de  manière  à  joindre  les 
électeurs  libéraux  à  la  circonscription  voisine  et  ministérielle,  ou  à 
les  éloigner  assez  du  chef-lieu  électoral  pour  empêcher  les  libéraux 
tièdes  de  s'y  rendre.  C'est  pour  mettre  fin  à  cet  abus  que  le  minis- 
tère Hohenzollern  a  fait  voter  par  les  chambres  une  loi  qui  fixe 
d'une  manière  définitive  les  circonscriptions  électorales. 

Bien  que  de  tels  actes  aient  donné  satisfaction  au  vœu  public,  il 
n'en  existe  pas  moins  de  graves  dissentimens  entre  le  ministère  ac- 
tuel et  le  parti  libéral.  Un  incident  imprévu,  au  moment  des  nou- 
velles élections,  est  venu  rendre  plus  difficile  encore  la  situation 
du  ministère  prussien  :  nous  voulons  parler  du  couronnement  de 
Kœnigsberg.  Depuis  l'élévation  en  1701  de  l'électeur  Frédéric  III 
à  la  dignité  royale,  la  Prusse  n'avait  pas  vu  pareille  cérémonie. 
Frédéric  I",  en  posant  la  couronne  royale  sur  sa  tête,  avait  déclaré 
le  faire  pour  lui  et  ses  descendans.  En  effet,  les  cinq  rois  qui  ont 
succédé  à  ce  prince  se  sont  bornés,  à  leur  avènement,  pour  toute 
cérémonie  d'inauguration,  à  recevoir  le  serment  d'hommage  des 
états  provinciaux,  qui  étaient  à  cette  époque  les  seuls  représentans 
reconnus  de  la  nation.  La  charte  de  1850,  espèce  de  pacte  bilatéral 
entre  le  trône  et  le  peuple,  a  nécessairement  modifié  l'ancien  ordre 
de  choses  :  au  lieu  des  états  provinciaux,  de  formation  toute  féo- 
dale, ce  sont  aujourd'hui  les  deux  chambres  législatives  qui  repré- 
sentent le  pays.  La  constitution  a  parfaitement  prévu  l'éventualité 
d'un  changement  de  règne.  «  Le  roi,  dit-elle,  en  présence  des  deux 
chambres  réunies,  jure  de  maintenir  la  constitution  du  royaume  et 
de  gouverner  d'accord  avec  les  lois.  »  Les  membres  des  chambres, 
à  leur  tour,  jurent  fidélité  et  obéissance  au  roi  et  à  la  constitution. 
La  même  obligation  incombe,  aux  termes  de  la  charte,  au  régent 
du  royaume.  Ces  dispositions,  aussi  concises  que  claires,  avaient 
été  fidèlement  observées  à  l'avènement  du  prince-régent  comme 
au  jour  où  celui-ci,  devenu  roi  sous  le  nom  de  Guillaume  I",  ou- 
vrit la  session  législative  de  1861.  Généralement  on  croyait  cette 
question  des  formalités  vidée,  lorsqu'on  apprit  que  la  noblesse  éle- 


214  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

vait  la  prétention  de  prêter  au  nouveau  roi  le  serment  d'hommage. 
Le  public  y  vit,  non  sans  raison,  un  attentat  indirect  contre  la 
charte;  mais,  en  présence  des  influences  qui  prédominaient  à  la 
cour,  le  ministère  finit  par  consentir  à  une  sorte  de  compromis.  11 
donna  tort  et  à  ceux  qui  soutenaient  que  le  serment  constitutionnel 
ne  pouvait  abroger  le  droit  des  nobles  à  la  prestation  d'hommage, 
et  à  ceux  qui  voulaient  que  tout  fût  dit  avec  les  sermens  jurés  de- 
vant et  par  les  chambres.  C'est  ainsi  que  fut  résolu  le  couronne- 
ment du  roi  à  Kœnigsberg.  «  Cette  cérémonie,  disaient  les  partisans 
du  compromis,  n'est  point  un  acte  politique;  elle  ne  touche  en  rien 
au  droit  public,  et  donne  satisfaction  à  ceux  qui ,  pour  vénérer  la 
royauté,  ont  besoin  de  la  voir  revêtue  de  la  pourpre  et  ornée  du 
diadème.  »  L'opinion  était  assez  disposée  à  se  rendre  à  l'argumen- 
tation ministérielle,  d'autant  plus  que  l'expédient  du  couronnement 
avait  été  accueilli  avec  des  murmures  par  le  parti  féodal.  Cepen- 
dant cette  bonne  disposition  des  esprits  se  modifia  quelque  peu 
sous  l'impression  des  discours  qui  furent  prononcés  lors  du  cou- 
ronnement. Au  milieu  de  ces  cérémonies  d'origine  féodale,  le  roi 
avait  été  amené,  involontairement  peut-être,  à  sortir  de  son  rôle  de 
prince  constitutionnel,  de  même  que  ses  ministres  responsables 
avaient  cru  ne  pas  devoir  intervenir  dans  les  rapports  passagers 
du  souverain  avec  les  différentes  députations.  Il  convient  donc  de 
voir  dans  la  plupart  des  harangues  de  Kœnigsberg,  où  il  était  ques- 
tion de  «  la  couronne  par  la  grâce  de  Dieu,  »  l'expression  indivi- 
duelle d'un  sentiment  tout  naturel  chez  un  prince  élevé  dans  les 
traditions  de  la  monarchie  absolue.  «  Par  cette  formule  :  par  la 
grâce  de  Dieu ,  affirmait  quelques  jours  plus  tard  la  feuille  minis- 
térielle de  Berlin,  aucun  roi  de  Prusse  n'a  entendu  se  placer  ni  à 
côté  de  Dieu,  ni  au-dessus  de  la  société  humaine,  ni  revendiquer 
pour  lui  l'infaillibilité  divine.  »  Au  surplus,  dans  le  discours  royal 
adressé  aux  chambres  après  la  cérémonie  du  couronnement,  le  roi 
eut  so\n  d'assurer  l'assemblée  de  son  intention  de  marcher  dans  la 
voie  des  «  droits  jurés,  »  ce  qui  voulait  dire  :  dans  la  voie  consti- 
tutionnelle. Et,  le  croira- t-on?  dans  cette  circonstance,  le  royal 
orateur  alla  plus  loin  que  ceux  à  qui  il  parlait ,  car  dans  leurs  ré- 
ponses ni  les  présidens  des  deux  chambres ,  ni  l'orateur  des  délé- 
gués des  provinces  ne  firent  mention  des  droits  constitutionnels  du 
pays  :  oubli  grave,  qui  fut  amèrement  reproché  depuis  à  M.  Sim- 
son,  président  de  la  seconde  chambre. 

Ce  qui  est  certain,  c'est  que  les  journées  de  Kœnigsberg  contri- 
buèrent à  rendre  la  situation  du  ministère  plus  embarrassée  dans 
les  élections  générales.  Dans  un  pays  comme  la  Prusse,  où  la  vie 
parlementaire  est  de  si  fraîche  date,  il  ne  saurait  être  question  d'un 
parti  ministériel.  Les  personnages  les  plus  notables  des  divers  par- 


LE    GOUVERNEMENT    ET    LES    PARTIS    EN    PRUSSE.  215 

tis  ne  jouissent  pas  encore  d'un  crédit  suffisant  pour  compter  avec 
certitude  sur  l'appui  de  leurs  amis  politiques.  On  se  groupe  autour 
de  telle  opinion  et  non  pas  autour  de  tel  homme.  D'ailleurs  jusqu'à 
présent,  en  Prusse,  ce  ne  sont  point  les  majorités  parlementaires 
qui  désignent  les  ministres  au  choix  du  souverain  :  celui-ci  désigne 
les  candidats  selon  le  degré  de  confiance  qu'ils  lui  inspirent.  On 
s'explique  donc  aisément  que  le  ministère  Hohenzollern-Auerswald, 
au  lieu  de  songer  à  la  formation  d'un  parti  ministériel,  se  soit  attaché 
plutôt  à  obtenir  une  viiaioviiè  gouvernementale.  C'est  ainsi  seulement 
qu'il  se  sentait  assez  fort  pour  prendre,  comme  par  le  passé,  la  dé- 
fense des  principes  libéraux  devant  le  souverain,  tandis  que  le  parti 
réactionnaire  ne  cesse  de  présenter  ces  principes  comme  anti-mo- 
narchiques. Les  circulaires  électorales  du  ministre  de  l'intérieur, 
M.  le  comte  Schwerin,  ont  trahi  cette  préoccupation  du  cabinet.  Le 
ministre  a  soin  de  rappeler  aux  autorités  préposées  aux  opérations 
électorales  que  la  consolidation  du  système  constitutionnel  dépend 
du  résultat  des  élections.  La  couronne  non  affaiblie,  l'observation  de 
la  constitution,  de  sages  réformes,  voilà  ce  que  veut  le  ministère,  et 
il  exhorte  le  public  à  se  tenir  en  garde  contre  toutes  les  opinions  ex- 
trêmes. Puis,  voyant  que  le  public  trouve  ce  langage  trop  vague,  le 
ministre  de  l'intérieur,  serré  de  près,  proclame  comme  sien  le  pro- 
gramme renfermé  dans  l'allocution  du  prince-régent  du  8  novembre 
1858.  Il  insiste  de  nouveau  sur  la  nécessité  de  naviguer  entre  le 
Scylla  réactionnaire  et  le  Charybde  démocratique ,  et  déclare  d'a- 
vance la  guerre  à  tout  ce  qui  irait  au-delà  du  manifeste  de  1858. 
En  revanche ,  le  comte  Schwerin  défend  aux  fonctionnaires  d'agir 
sur  la  conscience  des  électeurs  autrement  que  par  la  voie  de  la  per- 
suasion et  en  les  éclairant  sur  les  intentions  du  gouvernement.  «  Le 
gouvernement,  dit-il,  ne  croit  point  qu'un  résultat  favorable  (dans 
le  sens  ministériel)  des  élections  ait  une  valeur  quelconque  lorsqu'il 
a  été  obtenu  par  des  moyens  qui  empêchent  la  véritable  opinion  du 
pays  de  se  faire  jour;  par  conséquent,  le  gouvernement  repousse 
toute  espèce  de  violence  qui  serait  tentée  pour  inlluencer  les  élec- 
tions. De  semblables  élections  ne  donnent  à  la  longue  aucun  appui 
au  gouvernement;  elles  sont  de  plus  contraires  à  la  loi,  elles  minent 
le  respect  des  lois,  partant  l'autorité  du  pouvoir,  et  je  défends  for- 
mellement l'emploi  de  pareils  moyens.  » 

Ainsi  le  ministère  voulait  des  élections  sincères,  qui  ne  fussent 
pas  influencées  par  l'administration,  mais  il  les  voulait  en  même 
temps  très  modérées.  En  exprimant  ce  désir,  il  faisait  appel  surtout 
au  parti  qui  l'avait  compté  naguère  dans  ses  rangs,  et  dont  il  avait 
dirigé  avec  tant  de  talent  l'opposition  énergique  contre  l'administra- 
tion de  M.  de  Manteuffel.  C'est  ce  parti  qui,  dans  l'espace  de  dix 
années,  s'est  appelé  tour  à  tour  libéral,  constitutionnel,  parti  de 


216  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Gotha,  puis,  d'après  ses  chefs  parlementaires,  parti  Simson,  et  en 
dernier  lieu  parti  Vincke. 

Le  parti  libéral  modéré  a  joue  un  rôle  considérable  dans  tous  les 
grands  événemens  dont  la  Prusse  a  été  le  théâtre  depuis  la  bataille 
d'Iéna  :  c'est  en  effet  de  cette  catastrophe  que  date  en  ce  pays  le 
soulèvement  de  l'esprit  public  contre  le  parti  féodal,  à  qui  l'on  fit 
remonter  avec  raison  la  ruine  de  la  monarchie  du  grand  Frédéric. 
Après  avoir  accompli  en  partie  les  grandes  réformes  dont  les  mi- 
nistres Stein  et  Hardenberg  avaient  tracé  les  jalons,  les  libéraux  ar- 
rachèrent au  roi  Frédéric-Guillaume  III  en  1813  la  promesse  d'une 
représentation  nationale  :  sous  l'invocation  de  cette  promesse,  ils 
appelèrent  le  peuple  aux  armes  contre  la  domination  française.  On 
sait  qu'après  la  victoire  les  souverains  coalisés  oublièrent  prompte- 
ment  ceux  à  qui  ils  devaient  leur  triomphe.  Les  libéraux  prussiens, 
chassés  du  pouvoir,  furent  persécutés  et  emprisonnés  comme  dé- 
magogues:, ££,%  démagogues,  à  qui  se  joignit  après  1830  toute  la 
jeune  génération,  formèrent  un  seul  et  grand  parti  d'opposition 
dont  le  mot  d'ordre  fut  l'exécution  des  promesses  royales  de  1813 
et  1815.  A  partir  de  cette  époque,  on  peut  suivre  d'étape  en  étape 
la  marche  du  parti  libéral  prussien.  C'est  lui  qui,  de  1823  à  1847, 
dans  les  diètes  provinciales,  combat  avec  une  énergie  infatigable 
l'absolutisme  bureaucratique  et  féodal;  c'est  lui  qui  oblige  Frédéric- 
Guillaume  IV  à  descendre  sur  le  terrain  de  la  discussion,  c'est-à-dire 
à  céder,  qui  amène  ce  prince,  en  1847,  à  convoquer  pour  la  pre- 
mière fois  les  états-généraux  du  royaume -Dans  cette  assemblée  s'or- 
ganise le  parti  libéral  sous  la  direction  des  Auerswald,  des  Hanse- 
mann,  des  Schvi^erin,  des  Vincke,  des  Camphausen;  l'opposition  de 
toutes  les  provinces  du  royaume  se  donne  la  main  pour  former  une 
immense  ligue  depuis  Kœnigsberg  jusqu'à  Trêves.  La  révolution  de 
1848  interrompt  ce  développement  pacifique  :  les  libéraux,  après 
être  arrivés  un  moment,  comme  en  1813,  à  la  direction  des  affaires, 
en  furent  chassés  par  la  démocratie,  comme  ils  en  avaient  été  chas- 
sés autrefois  par  l'aristocratie,  ou  plutôt  ils  furent  renversés  par  les 
deux  partis  extrêmes.  Ils  tournèrent  pendant  un  instant  leurs  armes 
contre  la  démocratie,  qu'ils  jugeaient  plus  dangereuse  que  la  féo- 
dalité pour  l'existence  de  la  monarchie  constitutionnelle.  La  réac- 
tion les  repoussa  dès  qu'elle  fut  devenue  maîtresse  du  champ  de 
bataille.  Alors,  la  démocratie  ayant  pris  pour  mot  d'ordre  l'absten- 
tion, les  libéraux,  minorité  compacte,  mais  toujours  minorité,  furent 
réduits  pendant  huit  ans  à  lutter  seuls  contre  les  féodaux  et  les  fonc- 
tionnaires réunis,  dont  le  ministre  de  l'intérieur,  M.  de  Westphalen, 
avait  su  peupler  la  seconde  chambre.  Rien  ne  fortifie  moralement 
un  parti  politique  comme  la  lutte  prolongée  contre  un  adversaire 
numériquement  supérieur.  Les  libéraux  prussiens  traversèrent  vail- 


LE  GOUVERNEMENT  ET  LES  PARTIS  EN  PRUSSE.       217 

lamment  ce  temps  d'épreuves.  A  la  fin,  l'opinion  démocratique  elle- 
même  fut  entraînée  vers  ces  hommes  qui ,  faute  de  mieux,  avaient 
sauvé  les  formes  parlementaires. 

L'établissement  de  la  régence  amena  au  pouvoir  quelques-uns 
des  chefs  de  l'opposition  libérale.  Grâce  à  ce  changement  de  per- 
sonnes et  de  système,  les  différentes  nuances  du  libéralisme  s'al- 
lièrent pour  appuyer  la  nouvelle  administration,  non  pas,  il  est  vrai, 
en  la  servant  aveuglément,  mais  en  la  maintenant  dans  la  voie  où 
elle  s'était  engagée.  Guillaume  de  Humboldt,  qui  parlait  d'expé- 
rience, a  dit  quelque  part  :  «  Un  libéral  peut  devenir  ministre,  sans 
devenir  pour  cela  un  ministre  libéral!  »  Mot  profond  et  qui  n'a  pas 
nécessairement  un  sens  blessant  pour  celui  à  qui  on  l'applique. 
C'est  que  l'homme  d'état  au  pouvoir  voit  forcément  les  choses  au- 
trement qu'il  ne  les  voyait  lorsqu'il  siégeait  sur  les  bancs  de  l'oppo- 
sition. L'art  de  la  politique  consiste  justement  dans  la  conciliation 
de  ce  qui  est  désirable  avec  ce  qui  est  praticable.  Le  ministre  d'un 
état  plus  monarchique  que  constitutionnel  ne  peut  rien  faire  contre 
le  gré  du  souverain  :  s'il  y  a  conflit  entre  le  prince  et  l'opinion,  le 
ministre  risque  toujours,  en  contentant  l'un,  de  déplaire  à  l'autre. 
Le  ministère  Hohenzollern-Auerswald,  après  quelques  mois  d'exer- 
cice, devint  l'objet  des  critiques  de  ses  anciens  amis  politiques.  Le 
parti  démocratique,  aux  élections  générales  de  1858,  avait  eu  le 
bon  esprit  de  faire  acte  d'abnégation  en  portant  ses  voix  sur  les 
libéraux  modérés  :  il  comprit  qu'il  ne  fallait  pas,  par  des  élections 
trop  accentuées,  effrayer  la  cour  et  lui  faire  regretter  les  conces- 
sions faites  au  libéralisme.  En  effet,  la  majorité  de  la  chambre  basse 
de  1859  ne  demandait  que  la  réalisation  du  programme  du  prince- 
régent,  et  promit  au  ministère  son  concours  sur  cette  base.  Malheu- 
reusement le  bon  accord  ne  fut  pas  de  longue  durée,  ni  entre  la 
majorité  et  le  cabinet,  ni  entre  les  diverses  fractions  des  libéraux. 
Avant  la  fin  de  la  première  session,  plusieurs  grandes  questions  de  po- 
litique intérieure  et  extérieure  firent  éclater  des  dissentimens  d'an- 
cienne date.  Sur  les  affaires  d'Italie  et  d'Allemagne,  la  chambre  et 
le  ministère  ne  purent  s'entendre.  La  cour  de  Berlin  témoigna  des 
sympathies  médiocres  pour  l'unité  de  l'Italie,  et  elle  désavoua  l'a- 
gitation unitaire  du  National -Verein  de  Cobourg  avec  une  énergie 
qui  déplut  fortement  aux  députés  libéraux.  La  chambre  exprima  ses 
sentimens  à  ce  sujet  dans  deux  votes  mémorables.  Enfin  la  ques- 
tion militaire  vint  complètement  désunir  les  partis.  Ici  quelques 
détails  deviennent  nécessaires. 

La  Prusse,  la  plus  faible  des  cinq  grandes  puissances  euro- 
péennes, est  obligée,  par  sa  configuration  territoriale  et  par  l'éten- 
due de  ses  frontières,  d'entretenir  une  armée  en  disproportion  avec 
ses  ressources  financières.  Les  secousses  révolutionnaires  de  18A8, 


218  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

la  marche  des  affaires  générales  de  l'Europe  et  les  convulsions  qui 
déchirent  toute  l'Allemagne  ont  naturellement  contribué  à 'grever 
davantage  le  budget  militaire  de  la  Prusse.  Et  cependant,  malgré 
les  sacrifices  énormes  qu'elle  s'est  imposés  sous  ce  rapport  depuis 
cinquante  ans,  les  cinq  cent  mille  hommes  que  la  Prusse  pourrait 
appeler  sous  les  drapeaux  ne  sont  pas  également  propres  au  ser- 
vice :  un  tiers  seulement  en  appartient  à  l'armée  régulière,  le  reste 
forme  la  Inndwehr,  troupe  qui,  après  avoir  appris  le  maniement 
des  armes,  retourne  en  temps  de  paix  dans  ses  foyers.  Au  moindre 
signal,  les  hommes  de  la  landwehr  sont  tenus  de  quitter  leurs 
femmes,  leurs  enfans,  leurs  métiers  ou  leurs  champs,  pour  venir 
s'incorporer  aux  régimens  de  ligne  :  organisation  vraiment  démo- 
cratique, reposant  sur  le  principe  de  l'égalité  abstraite,  presque 
l'idéal  d'une  armée  nationale,  mais  qui,  après  tout,  est  bien  plus 
conforme  aux  mœurs  de  l'ancienne  Sparte  que  compatible  avec  les 
besoins  et  le  but  de  notre  état  moderne.  La  longue  paix  dont  s'est 
réjouie  la  Prusse  depuis  1815  jusqu'en  1848  avait  pu  faire  illusion 
sur  les  avantages  d'un  tel  système  militaire;  les  vices  éclatèrent 
aux  yeux  des  hommes  les  plus  compétens,  lorsqu'en  1850,  et  sur- 
tout en  1859,  la  mobilisation  de  l'armée  dut  être  ordonnée. 

Dans  le  premier  cas,  la  Prusse  était  sur  le  point  de  faire  la  guerre 
à  l'Autriche.  La  landwehr  accourut  avec  enthousiasme  aux  chefs- 
lieux  de  rassemblement;  mais  la  paix  fut  conclue  à  Olmûtz  sans 
qu'une  amorce  eût  été  brûlée.  La  landwehr  se  sépara  en  murmurant 
et  communiqua  son  mécontentement  au  pays.  La  seconde  fois,  en 
1859,  le  cabinet  de  Berlin  semblait  disposé  à  intervenir  dans  la 
question  italienne  au  profit  de  l'Autriche.  Cette  fois  le  méconten- 
tement des  populations,  et  partant  de  la  landwehr ,  se  manifesta 
dès  le  lendemain  de  la  promulgation  de  l'ordre  de  mobilisation.  La 
paix  de  Yillafranca  ne  permit  point  au  gouvernement  prussien  de 
pousser  plus  loin  l'expérience;  ce  qu'il  venait  de  voir  avait  suffi 
pour  lui  démontrer  l'urgence  d'une  réforme.  Avec  l'ancienne  orga- 
nisation, la  Prusse  pouvait  à  peine  repousser  une  invasion  subite, 
encore  moins  pouvait- elle  songer  à  imprimer  à  sa  politique  exté- 
rieure l'énergie  nécessaire  tant  qu'elle  se  trouvait  dans  l'alterna- 
tive, soit  de  reculer  au  moment  décisif,  soit  d'ébranler,  par  l'appel 
de  la  landwehr,  tout  le  système  économique  du  pays.  En  effet,  la 
mobilisation  privant  le  pays  de  ses  bras  les  plus  vigoureux,  la  Prusse 
se  voyait  exposée,  dès  le  début  de  la  guerre,  à  la  ruine  financière 
qui,  chez  les  autres  nations,  ne  vient  qu'à  la  suite  de  longs  dé- 
sastres. Le  gouvernement  résolut  donc  de  saisir  les  chambres  d'un 
vaste  plan  de  réforme.  Il  proposa  d'augmenter  la  ligne  de  117  ba- 
taillons et  de  72  escadrons,  de  porter  la  durée  du  service  de  la 
réserve  de  deux  à  cinq  ans,  et  la  durée  du  service  dans  la  cavalerie 


LE  GOUVERNEMENT  ET  LES  PARTIS  EN  PRUSSE.       219 

de  trois  à  quatre  ans,  d'incorporer  les  trois  classes  les  plus  jeunes 
de  la  landwehr  aux  régimens  de  ligne,  de  restreindre  le  service  des 
autres  classes  de  la  landwehr  à  un  service  de  garnison  en  temps  de 
guerre,  enfin  de  supprimer  la  landwehr  à  cheval.  Les  frais  de  ce 
plan  furent  évalués  par  le  gouvernement  à  la  somme  de  9  mil- 
lions 1/2  de  thalers  (  36  millions  de  francs)  par  an ,  sans  compter 
les  dépenses  imprévues  que  pouvait  nécessiter  l'exécution  complète 
du  projet.  Pour  couvrir  ce  surcroît  de  dépense,  le  ministre  des 
finances  proposait,  à  défaut  de  recettes  régulières  pouvant  être  af- 
fectées à  ce  but,  le  maintien  des  25  pour  100  additionnels  à  l'impôt 
sur  le  revenu  (1) . 

Une  discussion  fort  animée  s'engagea,  sur  cette  question,  entre 
le  ministère  et  le  parti  libéral  de  la  chambre.  Il  était  impossible  aux 
libéraux,  à  moins  de  se  mettre  en  contradiction  ouverte  avec  l'opi- 
nion publique,  de  voter  sans  restriction  une  loi  qui  imposait  d'aussi 
lourdes  charges  au  pays.  On  se  mit  donc  à  négocier,  a  INous  sommes 
en  principe  d'accord  avec  vous,  disaient  les  libéraux  prussiens  au 
ministère.  Une  augmentation  de  l'armée  est  urgente;  mais  est-il 
besoin  pour  cela  de  donner  le  coup  de  grâce  à  la  landwehr,  cette 
institution  à  laquelle  le  peuple  est  profondément  attaché ,  parce 
que  la  Prusse  lui  doit  sa  résurrection  politic[ue?  De  plus,  si,  pour 
réaliser  cette  réforme,  l'on  est  réduit  à  maintenir  en  temps  de  paix 
les  décimes  additionnels,  que  fera- 1- on  en  temps  de  guerre?  Le 
gouvernement  se  prévaut  de  la  situation  exceptionnelle  de  l'Europe; 
est-il  sage  de  parer  à  cette  situation  exceptionnelle  par  une  orga- 
nisation permanente  et  onéreuse  pour  le  pays  ?  »  Telles  furent  les 
objections,  et  voici  les  argumens  qu'on  leur  opposa.  «  Une  armée 
n'est  pas  trop  coûteuse  lorsqu'elle  répond  sérieusement  à  son  but, 
c'est-à-dire  à  la  défense  du  pays,  et  elle  est  trop  chèrement  payée 
lorsqu'elle  est  incapable  de  remplir  cette  tâche.  La  landwehr  a  été 
bonne  en  1814,  alors  qu'elle  avait  à  défendre  le  territoire  et  le  foyer; 
elle  était  même  bonne  en  1820  et  en  1830  :  à  cette  époque,  elle 
comptait  encore  dans  ses  rangs  les  guerriers  de  1813  et  de  1815. 
Cette  génération  n'existe  plus,  et  la  landwehr  actuelle  ne  se  com- 
pose que  de  soldats  inexpérimentés;  le  moins  que  l'on  puisse  faire, 
c'est  de  suppléer  à  cette  faiblesse  par  un  plus  long  service.  D'ail- 

(i)  L'armée  prussienne  est  composée  ainsi  :  troupes  de  campagne,  193,135  hommes 
au  pied  de  paix  et  370,073  hommes  au  pied  de  guerre;  —  troupes  de  dépôt, 
104,414  hommes;  —  troupes  de  garnison  {landwehr)^  7,317  hommes  au  pied  de  paix 
et  135,182  hommes  au  pied  de  guerre.  Le  total  de  ces  forces  s'élève  à  212,649  hommes 
au  pied  de  paix  et  à  622,886  hommes  au  pied  de  guerre.  La  levée  annuelle  des  recrues 
est  de  60,000  hommes.  La  population  totale  de  la  Prusse  était,  en  1861,  d'environ 
18  millions.  Les  recettes  de  l'état  étaient  évaluées,  pour  1861,  à  une  somme  de 
136  millions  de  thalers  (510  millions  de  francs),  dont  plus  de  40  millions  de  thalers 
ont  été  affectés  à  l'entretien  de  l'armée. 


220  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

leurs  la  nouvelle  organisation  offre  son  bon  côté  :  avec  le  projet  que 
nous  présentons,  les  mobilisations  n'auront  plus  pour  conséquence 
de  jeter  le  trouble  dans  les  familles,  dans  l'industrie,  le  commerce, 
l'agriculture.  L'armée  permanente  pouvant  suffire  aux  premières 
difficultés  d'une  guerre,  il  ne  sera  pas  nécessaire  d'appeler  les  mi- 
lices à  chaque  mobilisation;  par  conséquent  les  communes  seront 
affranchies  des  charges  pour  l'entretien  des  familles  des  miliciens; 
la  landwehr  à  cheval  étant  supprimée,  les  arrondissemens  et  les 
villes  n'auront  plus  de  dépense  à  faire  pour  les  chevaux  de  ce  corps. 
Enfin  la  nouvelle  organisation  fait  peser  la  charge  du  service  sur 
les  jeunes  gens,  et  elle  en  affranchit  les  hommes  mûrs,  plus  utiles 
au  travail  productif  du  pays.  » 

Les  libéraux  ne  se  trouvèrent  pas  satisfaits.  —  11  était  impos- 
sible, disaient-ils,  de  faire  accepter  par  la  Prusse  les  charges  im- 
menses qu'on  lui  demandait.  En  établissant  l'obligation  générale  du 
service  militaire,  on  obtenait  déjà  une  augmentation  d'un  tiers  sur 
l'effectif.  Réduisez  donc  la  durée  du  service  dans  la  ligne  de  trois 
ans  à  deux;  faites  des  économies  sur  les  chapitres  des  pensions, 
des  voyages  et  des  nombreuses  sinécures  militaires;  faites  cesser  le 
régime  des  viremens  de  fonds,  que  pratique  seul  en  Prusse  le  mi- 
nistre de  la  guerre,  et  vous  arriverez  à  peu  près  au  but  dont  nous 
reconnaissons  nous-mêmes  l'utilité. — En  présence  de  cette  attitude 
de  la  majorité,  le  ministère  retira  son  projet  et  se  borna  à  deman- 
der la  prolongation  du  crédit  de  guerre  voté  en  1859  jusqu'au 
1"  juillet  1861.  La  chambre  accéda  à  cette  demande,  qui  réserva 
la  question  de  principe.  Le  parti  libéral  avait  espéré  que  le  minis- 
tère modifierait  son  premier  projet  et  apporterait  un  nouveau  plan 
à  la  session  suivante.  Cette  espérance  fut  déçue.  Bien  plus,  dans 
l'intervalle  d'une  session  à  l'autre,  le  gouvernement,  ou  plutôt  le 
ministre  de  la  guerre,  M.  de  Roon,  alla  dans  l'exécution  de  son 
premier  plan  de  réforme  aussi  loin  qu'il  le  pouvait  sans  porter  di- 
rectement atteinte  à  la  loi  de  1814,  qui  règle  l'obligation  des  ci- 
toyens au  service  militaire.  Pourtant  les  mesures  prises  par  le 
ministre  de  la  guerre  impliquèrent  dans  leurs  conséquences  la  mo- 
dification de  la  loi  de  181/i  :  un  conflit  avec  la  chambre  parut  im- 
minent, l'opinion  s'émut,  et  la  question  se  dressa  menaçante  entre 
le  pays  et  la  chambre  d'une  part,  le  gouvernement  de  l'autre. 
Les  députés  libéraux  évitèrent  encore  une  fois  une  rupture.  A  la 
séance  du  31  mai  1861,  ils  votèrent  une  résolution  ainsi  conçue  : 
«  Le  gouvernement  royal,  dans  le  cas  où  il  voudrait  maintenir  les 
mesures  prises  pour  la  réorganisation  de  l'armée,  sera  tenu  de  sou- 
mettre à  la  diète,  à  la  session  prochaine  au  plus  tard,  un  projet  de 
loi  portant  modification  de  la  loi  militaire  de  1814.  »  Le  ministère 
répondit  à  ce  vote  en  annonçant  la  présentation  du  projet  pour  la 


LE  GOUVERNEMENT  ET  LES  PARTIS  EN  PRUSSE.        221 

session  de  1862.  Quant  au  budget  militaire,  le  parti  libéral  persista 
dans  son  refus  de  porter  le  surcroît  de  dépense  sur  le  chapitre  des 
dépenses  ordinaires.  Il  vota,  à  titre  de  crédit  extraordinaire,  la 
somme  demandée,  sauf  une  réduction  de  3  millions  de  francs  que 
le  ministère  fut  obligé  d'accepter.  Ce  vote  eut  deux  conséquences  : 
il  laissait  subsister  les  rapports  difficiles  qui  s'étaient  établis  entre 
le  ministère  et  les  libéraux  modérés,  et  il  amena  une  scission  pro- 
fonde entre  ceux-ci  et  les  libéraux  avancés.  Ces  derniers  ne  for- 
maient dans  la  chambre  de  1861  qu'une  faible  fraction  :  en  revanche 
ils  s'appuyaient  au  dehors  sur  une  immense  portion  des  électeurs. 

II. 

Celui  des  partis  politiques  en  Prusse  qui  s'appelle  aujourd'hui 
progressiste  {Fortschritts  - Partei),  et  que  l'on  désigne  ordinaire- 
ment sous  le  nom  de  parti  démocratique,  est  une  branche  du  grand 
parti  libéral  qui  présida  au  mouvement  national  de  1813.  La  divi- 
sion en  derux  partis  distincts  n'eut  lieu  qu'en  1848,  après  les  jour- 
nées de  mars.  Effrayés  par  les  troubles  qui  affligèrent  la  capitale  et 
donnèrent  une  importance  passagère  à  des  hommes  obscurs,  mais 
turbulens,  les  libéraux  modérés  se  séparèrent  de  ceux  qui  voulaient 
tirer  de  la  royauté,  momentanément  vaincue,  tout  le  parti  possible. 
Les  radicaux  représentèrent  alors  la  démocratie  prussienne,  démo- 
cratie qui  a  son  cachet  particulier,  car,  sauf  une  minorité  insigni- 
fiante, dans  cette  année  iSliS  où  les  couronnes  s'écroulèrent,  les 
démocrates  prussiens  voulaient  sérieusement  la  monarchie  constitu- 
tionnelle entourée  d'institutions  populaires.  Si  les  deux  grandes 
fractions  du  libéralisme  s'étaient  trouvées  réunies  à  Berlin,  elles 
auraient  pu  s'entendre,  et  sans  aucun  doute  bien  des  maux  auraient 
été  épargnés  à  la  Prusse.  Il  n'en  fut  pas  ainsi. 

On  sait  qu'à  la  suite  du  bouleversement  général  de  1848,  la  diète 
germanique,  sous  la  pression  du  vœu  populaire,  ordonna  dans  toute 
la  confédération  des  élections  pour  l'assemblée  nationale  allemande 
convoquée  à  Francfort.  A  la  même  époque,  on  avait  décrété  à  Ber- 
lin des  élections  pour  une  assemblée  nationale  chargée  d'élaborer 
une  constitution.  Les  électeurs  prussiens  avaient  ainsi  une  double 
tâche  à  remplir,  et  leur  embarras  n'était  pas  médiocre,  puisqu'il 
s'agissait  non-seulement  de  trouver  les  candidats  les  plus  dignes, 
mais  encore  de  désigner  parmi  les  plus  méritans  ceux  qui  iraient  à 
Francfort  et  ceux  qui  siégeraient  à  Berlin.  Une  anecdote  du  temps 
explique  assez  bien  la  situation.  On  raconte  qu'un  grand  nombre 
de  citoyens  auraient  dit  :  «  A...  est  un  homme  savant,  envoyons-le 
à  Francfort,  car  il  faut  des  sa  vans  pour  rédiger  la  constitution  du 
nouvel  empire  germanique;  mais  nous  avons  là  B...,  homme  pra- 


222  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

tique,  homme  d'action  :  gardons -le  pour  notre  chambre  prus- 
sienne! »  Le  mot  est  juste.  En  effet,  les  savans  se  pressèrent  à 
Francfort,  et  la  petite  bourgeoisie,  les  hommes  d'action,  affluèrent 
à  Berlin  :  les  uns  représentant  le  libéralisme  modéré,  spéculatif;  les 
autres,  organes  de  l'opinion  avancée  ou  démocratique.  Ceux-ci  for- 
maient une  immense  majorité  à  l'assemblée  de  Berlin,  et,  selon  la 
coutume  des  majorités,  marchèrent  avec  tant  de  précipitation  vers 
leur  but,  qu'ils  ne  s'aperçurent  des  obstacles  que  lorsqu'il  fut  trop 
tard.  La  royauté  s'était  relevée  peu  à  peu  de  sa  chute,  et  la  consti- 
tuante démocratique  de  Berlin  fit  place  à  une  nouvelle  assemblée, 
également  sortie  du  suffrage  universel,  mais  pondérée  par  une 
chambre  haute.  Un  grand  nombre  de  libéraux  prussiens  désertèrent 
aussitôt  les  bancs  du  parlement  de  Francfort  pour  venir  siéger  à  la 
chambre  de  Berlin,  où  ils  se  proposaient  de  contenir  l'impétuosité 
du  parti  démocratique;  mais  modérés  et  avancés  ne  tardèrent  pas  à 
faire  cause  commune  contre  la  réaction,  et  une  nouvelle  dissolution 
s'ensuivit.  Afin  d'empêcher  la  réélection  des  anciens  députés,  le  mi- 
nistère octroya  une  nouvelle  loi  électorale  reposant  sur  le  scrutin 
public,  et  obtint  par  cette  mesure  un  résultat  qui  dépassa  peut-être 
ses  espérances  :  la  guerre  entre  les  modérés  et  les  démocrates.  Ceux- 
ci  déclarèrent  illégal  V octroi  de  la  loi  électorale,  et  refusèrent  leur 
participation  aux  élections;  les  modérés,  sans  discuter  la  question 
de  légalité,  crurent  devoir  accepter  la  lutte  contre  la  réaction  sur 
le  terrain  que  leur  abandonnait  le  pouvoir.  La  démocratie  prus- 
sienne s'effaça  ainsi  de  la  vie  publique,  où  son  règne  passager  avait 
laissé  cependant  des  traces  profondes.  En  effet,  tout  en  sévissant 
contre  les  hommes  de  l'assemblée  nationale,  le  gouvernement,  faute 
d'autres  travaux,  avait  été  obligé  de  s'approprier  les  projets  de  loi 
préparés  par  les  chefs  éminens  de  la  constituante  :  la  charte  ac- 
tuelle de  la  Prusse,  les  bases  de  la  plupart  des  réformes  opérées 
depuis  dans  les  différentes  branches  de  la  législation,  sont  calquées 
sur  des  projets  rédigés  par  les  comités  de  cette  assemblée. 

L'abstention  de  la  démocratie  aux  élections  de  ISiiO  désorganisa 
ce  parti  si  complètement  que,  lorsqu'il  tenta  plus  tard  de  rentrer  en 
lice,  il  ne  se  retrouva  plus.  Il  fallut  toutes  les  fautes  du  ministère 
Manteuffel  pour  rassembler  en  un  faisceau  les  élémens  divergens  du 
libéralisme.  Le  parti  démocratique,  éclairé  par  les  événemens,  ra- 
mena ses  doctrines  au  niveau  d'une  politique  pratique  et  se  ren- 
contra ainsi  avec  un  grand  nombre  de  libéraux  décidés  à  agir  avec 
plus  d'énergie  que  par  le  passé.  C'est  devant  cette  sérieuse  coalition 
que  tomba  en  1858,  après  l'établissement  de  la  régence,  le  cabinet 
Manteuffel-Westphalen.  Aux  élections  générales  de  1858,  les  démo- 
crates votèrent  généralement  en  faveur  des  candidats  modérés,  par- 
tisans ou  amis  du  ministère  HohenzoUern-Auerswald.  Ils  avaient 


LE    GOUVERNEMENT    ET    LES    PARTIS    EN    PRUSSEt  223 

deux  motifs  pour  agir  ainsi.  D'abord  ils  sentaient  que  le  plus  im- 
portant était  d'empêcher  les  candidats  féodaux  de  profiter  des  dis- 
sentimens  qui  séparaient  les  diverses  nuances  libérales;  ensuite  ils 
se  méfiaient  peut-être  de  la  solidité  d'un  régime  libéral  rétabli  d'une 
manière  si  imprévue,  et  ils  ne  voulaient  pas  qu'en  cas  d'un  nouveau 
revirement  dans  le  sens  réactionnaire,  le  pays  pût  les  accuser  d'a- 
voir amené  ce  résultat.  En  effet,  aucun  des  membres  notables  de  ce 
parti  n'accepta,  au  début  de  la  session  de  1859,  un  mandat  à  la 
chambre,  et  ce  ne  fut  que  vers  la  fin  de  la  législature  que  M.  Wal- 
deck,  conseiller  à  la  cour  de  cassation,  l'homme  le  plus  éminent 
peut-être  de  la  démocratie  prussienne,  apparut  sur  les  bancs  de 
l'assemblée.  Autour  de  lui  se  groupèrent  un  petit  nombre  de  dépu- 
tés, car  les  divisions  commençaient  à  se  faire  jour  parmi  les  libé- 
raux modérés.  Quelques-uns  voulaient  qu'on  poussât  avec  plus 
d'énergie  le  ministère  à  l'exécution  de  ses  promesses.  Puis  à  la 
question  militaire  un  élément  nouveau  de  division  s'était  ajouté  : 
la  question  allemande.  C'est  en  cette  aniiée  1859  que,  sous  le  coup 
des  événemens  d'Italie  et  des  discussions  de  la  diète  germanique, 
se  réveilla  dans  toute  l'Allemagne  le  mouvement  unitaire  vaincu, 
mais  non  éteint  dix  ans  plus  tôt.  Ce  mouvement  prit  naissance  dans 
le  Hanovre,  le  pays  le  plus  mécontent  de  la  confédération  ;  secondé 
avec  empressement  par  les  libéraux  avancés  en  Prusse,  il  ne  tarda 
pas  à  se  centraliser  dans  une  association  qui  prit  le  nom  de  Natio- 
nal-Ver ein.  Le  programme  de  cette  association  était  la  transfor- 
mation de  la  confédération  des  états  allemands  en  un  état  fédératif 
sous  la  direction  militaire  et  diplomatique  de  la  Prusse,  programme 
conforme  du  reste  aux  opinions  mêmes  du  ministère  Hohenzol- 
lern-Auers^^ald.  Pourtant  la  cour  de  Beilin  désapprouva  ce  mouve- 
ment, et  le  ministère  ne  jugea  pas  prudent  de  se  compromettre  à 
propos  d'une  question  qui  intéressait  surtout  l'avenir.  L'attitude 
plus  que  réservée  du  ministère  réagit  naturellement  sur  ses  amis 
politiques,  et  en  effet  la  presque  totalité  des  libéraux  modérés, 
quoiqu'à  contre-cœur,  restèrent  étrangers  au  National-Verein.  Dans 
ces  circonstances,  la  démocratie  prussienne  se  crut  parfaitement 
autorisée  à  se  présenter  aux  élections  de  1861  en  phalange  dis- 
tincte des  libéraux  modérés,  et  comme  le  nom  de  démocrate  était 
devenu  synonyme  de  radical,  de  républicain,  de  socialiste,  on  s'ap- 
pela progressiste  ^  et  l'on  ajouta  à  ce  nom  l'épithète  A' allemand, 
pour  mieux  établir  la  connexité  de  cause  entre  les  progressistes 
prussiens  et  les  unitaires  allemands. 

Leur  programme  électoral  s'exprimait  d'ailleurs  avec  beaucoup 
de  netteté  sur  tous  les  points  principaux.  «  Nous  sommes  unis  dans 
la  fidélité  envers  le  roi  et  dans  la  ferme  conviction  que  la  consti- 
tution est  le  lien  indissoluble  entre  le  prince  et  le  peuple  ;  mais  en 


224  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

présence  des  grands  bouleversemens  du  système  politique  de  l'Eu- 
rope nous  avons  acquis  aussi  cette  conviction  que  l'existence  et  la 
grandeur  de  la  Prusse  dépendent  d'une  étroite  union  de  l'Allemagne, 
union  impossible  sans  un  fort  pouvoir  central  entre  les  mains  de  la 
Prusse  et  sans  une  représentation  générale  du  peuple  allemand.  » 
Passant  ensuite  aux  questions  intérieures,  les  progressistes  deman- 
dent «  un  gouvernement  fort  et  libéral  sachant  faire  respecter  ses 
principes  par  les  fonctionnaires  de  tout  ordre,  »  une  loi  sur  la  res- 
ponsabilité ministérielle,  l'abolition  du  régime  féodal  dans  l'organi- 
sation des  provinces  et  des  cercles,  l'observation  de  la  constitution 
en  ce  qui  concerne  l'égalité  des  confessions  religieuses.  Deux  ques- 
tions dominent  toutes  les  autres  :  la  question  militaire  et  la  réforme 
de  la  chambre  des  seigneurs. 

«  Jamais,  lisons-nous  dans  le  programme  progressiste,  un  sacri- 
fice ne  nous  paraîtra  trop  grand  lorsqu'il  s'agira  de  l'honneur  et 
de  la  puissance  de  notre  pays,  et  que  ces  biens  devront  être  sauve- 
gardés ou  conquis  par  une  guerre;  mais,  dans  l'intérêt  d'une  direc- 
tion énergique  de  la  guerre,  la  plus  grande  économie  dans  les 
dépenses  militaires  en  temps  de  paix  nous  paraît  indispensable. 
Nous  sommes  convaincus  que  le  maintien  de  la  landwehr,  le  déve- 
loppement des  forces  physiques  des  jeunes  gens,  le  recrutement 
complet  du  contingent,  la  durée  biennale  du  service,  offrent  toutes 
les  garanties  pour  une  parfaite  instruction  militaire  du  peuple  prus- 
sien. »  Au  premier  moment,  il  peut  paraître  étrange  que  les  pro- 
gressistes, après  avoir  reconnu  en  principe  la  nécessité  d'une  aug- 
mentation de  l'armée,  se  séparent  des  modérés  et  du  ministère  à 
propos  d'une  question  purement  technique.  En  y  regardant  de  près, 
l'on  s'aperçoit  que  des  raisons  d'une  tout  autre  nature  se  cachent  der- 
rière cette  opposition.  Le  projet  de  réorganisation  de  l'armée  avait 
été  présenté  dans  des  circonstances  on  ne  peut  plus  défavorables 
pour  le  ministère  prussien.  A  tort  ou  à  raison,  le  bruit  s'était  ré- 
pandu que  de  graves  dissentimens  s'étaient  élevés  au  sujet  de  la 
question  militaire  au  sein  même  du  cabinet,  que  le  ministre  de  la 
guerre,  M.  de  Bonin,  excellent  militaire,  esprit  libéral,  avait  pré- 
senté un  plan  moins  coûteux  et  plus  conforme  au  vœu  du  public, 
que  ce  plan  avait  été  rejeté  pour  éloigner  M.  de  Bonin,  remplacé  en- 
suite par  M.  de  Boon,  général  très  en  faveur  auprès  du  parti  féodal. 
Ces  bruits  ne  pouvaient  que  nuire  au  nouveau  projet  lors  même 
qu'il  eût  répondu  à  toutes  les  exigences  pratiques.  On  disait  en- 
core que  l'augmentation  de  l'effectif  de  l'armée  nécessiterait  sur- 
tout une  augmentation  d'officiers,  que,  pour  les  places  d'officiers, 
l'administration  militaire  donnerait  la  préférence  aux  jeunes  gens 
'de  la  noblesse,  qu'on  renforcerait  ainsi  dans  l'armée  un  élément 
hostile  à  la  bourgeoisie  et  au  régime  constitutionnel.  —  11  fallait 


LE    GOUVERNEMENT    ET    LES    PARTIS    EN   PRUSSE.  225 

donc ,  conclurent  les  adversaires  du  projet ,  des  garanties  sérieuses 
pour  le  maintien  du  système  libéral  avant  de  consentir  aux  de- 
mandes du  gouvernement.  L'armée,  disent  les  progressistes,  appar- 
tient à  la  petite  noblesse,  la  chambre  haute  appartient  à  la  grande 
aristocratie;  on  marchande  à  la  chambre  basse  ses  prérogatives, 
au  pays  ses  libertés,  et  l'on  vient  nous  demander  de  nouvelles 
armes  pour  fortifier  nos  ennemis!  Que  le  gouvernement  fasse  acte  de 
bonne  volonté,  et  qu'il  donne  une  autre  organisation  à  la  chambre 
haute  pour  qu'elle  ne  puisse  plus  se  placer  impunément  en  dehors 
de  la  charte,  en  rejetant  les  lois  organiques  prévues  par  la  consti- 
tution. —  L'augmentation  de  l'armée  en  échange  de  la  réforme  de 
la  chambre  des  seigneurs,  tel  était  donc,  à  la  veille  des  élections 
générales,  le  mot  d'ordre  des  progressistes. 

in. 

Si  la  démocratie  prussienne  se  plaint  de  la  position  privilégiée 
faite  à  la  noblesse,  celle-ci  au  contraire  est  d'avis  que  depuis  long- 
temps on  la  frustre  de  ce  qui  lui  appartient  par  droit  de  naissance. 
Tout  le  monde,  disent  les  gentilshommes  du  Brandebourg  et  de  la 
Poméranie,  nous  a  spoliés,  même  la  dynastie  de  Hohenzollern ,  qui 
est  venue  s'installer  sur  nos  terres,  qui  s'est  interposée  entre  nous, 
seigneurs,  et  le  peuple,  qui  est  notre  chose.  Le  grand  Frédéric  et 
son  successeur  Frédéric-Guillaume  II  nous  ont  réintégrés  en  partie 
dans  nos  privilèges,  et  le  règne  suivant  essayait  de  nous  les  arra- 
cher de  nouveau,  lorsque  la  réaction  européenne  après  1818  est  ve- 
nue l'arrêter  dans  cette  voie  révolutionnaire. 

En  eOet,  dès  cette  époque,  la  noblesse  règne  et  gouverne  en 
Prusse  :  à  elle  l'armée,  la  diplomatie,  les  portefeuilles  ministériels, 
les  postes  supérieurs  dans  les  tribunaux,  dans  l'administration;  à 
elle  l'administi'ation  départementale,  et  par-dessus  tout  la  juridic- 
tion patrimoniale,  la  police  dans  les  campagnes,  le  patronat  des 
églises,  sans  compter  le  privilège  de  ne  pas  payer  l'impôt  foncier 
et  celui  d'avoir  des  paysans  corvéables.  Eh  bien!  cette  aristocratie 
si  bien  dotée  éprouvait  aussi  le  besoin  de  parlementer  avec  le  sou- 
verain, et,  tout  en  faisant  la  guerre  aux  doctrines  constitutionnelles, 
elle  redemandait  le  rétablissement  des  états  abolis  au  xvii*  siècle 
par  le  grand-électeur  Frédéric-Guillaume,  c'est-à-dire  de  ces  as- 
semblées oîi  les  voix  de  la  noblesse  C3mptaient  plus  que  celles  des 
bourgeois  et  des  paysans  réunis.  Croyant  pourvoir  toute  seule  à  ses 
affaires,  l'aristocratie  fut  amenée,  malgré  elle  et  peu  à  peu,  sur  le 
terrain  d'un  parlementarisme  abhorré.  Les  rois  Frédéric- Guil- 
laume m  et  IV  pouvaient  bien  restaurer  les  états  du  xvii^  siècle; 

TOMK    XXXVII.  15 


226  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ils  ne  pouvaient  restaurer  le  bourgeois  et  le  paysan  tels  qu'ils  exis- 
taient il  y  a  deux  cents  ans.  Ceux-ci,  dès  qu'ils  eurent  la  parole, 
protestèrent  contre  le  rôle  subalterne  qu'on  leur  assignait  et  se 
constituèrent  en  opposition.  La  noblesse  se  vit  ainsi  obligée  de  lut- 
ter, et  pour  le  faire  avec  quelque  chance  de  succès,  elle  dut  em- 
prunter les  armes  de  ses  adversaires  :  elle  devint  parlementaire, 
elle  s'organisa  en  parti.  La  révolution  de  I8/18  renversa  inopiné- 
ment les  beaux  rêves  de  la  noblesse  prussienne,  qui  n'essaya  même 
pas  de  résister  au  choc;  elle  vota  sans  hésiter  sa  propre  déchéance, 
et,  abandonnant  le  trône  au  gré  des  flots  révolutionnaires,  se  retira 
dans  ses  terres. 

Ce  n'était  là  qu'une  feinte.  L'armée  avait  été  vaincue  dans  les 
journées  de  mars  1SA8;  l'armée  eut  sa  revanche  six  mois  plus  tard, 
lorsqu'elle  entra,  sans  coup  férir,  dans  la  capitale  pour  disperser  la 
constituante.  A  ce  moment,  le  parti  féodal  reparut  sur  la  scène  po- 
litique. Un  ministre  bourgeois,  en  mettant  la  main  sur  la  vieille  lé- 
gislation agricole  et  financière,  avait,  comme  il  le  disait  lui-même, 
«  coupé  dans  les  chairs  vives  de  la  noblesse.  »  Ce  fut  pour  empê- 
cher la  bourgeoisie  de  «  couper  »  davantage  que  la  noblesse  mit 
obstacle  sur  obstacle  à  l'établissement  définitif  du  système  con- 
stitutionnel. Grâce  à  ses  efforts,  la  charte  de  1850  devint  un  mé- 
lange de  clauses  féodales  et  de  principes  libéraux.  Au  dernier  mo- 
ment, lorsque  la  loi  fondamentale  fut  présentée  à  la  sanction  du 
roi,  le  parti  féodal  remporta  une  nouvelle  victoire  :  le  roi  exigea 
que  la  chambre  haute  fut  composée  de  façon  à  satisfaire  les  pré- 
tentions de  l'aristocratie.  Le  parlement,  de  peur  de  tout  remettre 
en  question,  consentit,  et  la  Prusse  se  trouva  ainsi  dotée  d'une 
pairie  héréditaire  et  viagère.  Ce  n'était  point  assez  :  une  part  égale 
avait  été  faite  dans  la  chambre  haute  cà  l'élément  titulaire  et  à  l'élé- 
ment électif;  le  parti  féodal  ne  permit  pas  que  cette  organisation 
entrât  en  vigueur.  11  patienta  jusqu'aux  élections  générales  de  1852, 
remplit,  grâce  au  concours  puissant  du  ministère  Westphalen,  la 
chambre  basse  d'une  majorité  de  fonctionnaires  qui  n'avaient  rien  à 
refuser  au  pouvoir,  et  obtint  le  fameux  article  65  de  la  constitution 
prussienne  ainsi  conçu  :  «  La  première  chambre  sera  formée  en 
vertu  d'une  ordonnance  royale  qui  ne  pourra  être  changée  qu'en 
vertu  d'une  loi.  La  première  chambre  sera  composée  de  membres 
appelés  par  le  roi  à  titre  héréditaire  ou  à  vie.  »  Plein  pouvoir  était 
ainsi  donné  au  roi  de  composer  la  chambre  haute  comme  bon  lui 
semblerait;  une  seule  condition  lui  était  imposée  :  il  devait  en  nom- 
mer les  membres.  Cette  dernière  restriction  déplut  à  la  noblesse, 
qui  voulait  prendre  ses  précautions  contre  les  fournées  de  nouveaux 
pairs.  Trompant  la  religion  du  roi,  qui  ne  se  doutait  guère  qu'on  lui 
faisait  signer  un  acte  entaché  d'illégalité,  l'aristocratie  fit  introduire 


LE    GOUVERNEMENT    ET    LES    PARTIS    EN    PRUSSE.  227 

dans  l'ordonnance  royale  un  paragraphe  accordant  à  la  grande 
propriété  le  droit  de  présenter  au  roi  quatre-vingt-dix  membres 
comme  candidats  à  la  pairie  viagère.  On  ajouta  cette  clause  :  que, 
pour  exercer  le  droit  de  présentation,  il  fallait  être  ou  propriétaire 
d'un  bien  noble  ayant  appartenu  depuis  un  siècle  au  moins  à  la 
même  famille,  ou  titulaire  d'un  majorât,  d'un  fief  ou  d'un  fidéi- 
commis.  C'était  exclure  d'une  manière  absolue  les  propriétaires 
bourgeois,  le  droit  d'acquérir  des  biens  nobles  n'étant  assuré  à  la 
bourgeoisie  prussienne  que  depuis  cinquante  ans.  On  a  trouvé  de- 
puis que,  sur  1"2,500  biens  nobles,  1,300  seulement  répondaient  aux 
conditions  mentionnées;  1,300  gentilshommes  étaient  donc  de  fait 
électeurs  nés  de  la  moitié  de  la  chambre  des  seigneurs.  Cette  as- 
semblée, pendant  les  six  années  qui  viennent  de  s'écouler,  n'a  que 
trop  justifié  les  antipathies  qu'elle  inspira  dès  le  premier  jour  à_la 
masse  de  la  nation;  elle  a  été  l'ardent  auxiliaire  du  ministère  Man- 
teuffel,  dont  elle  a  souvent  stimulé  le  zèle  réactionnaire,  et  lorsque 
la  régence  est  venue  inaugurer  un  régime  plus  libéral ,  elle  a  en- 
travé par  une  opposition  systématique  l'action  du  nouveau  minis- 
tère. L'opinion  se  souleva  donc  contre  une  assemblée  qui,  ne  repré- 
sentant qu'une  minime  fraction  du  pays,  tendait  à  absorber  à  son 
profit  le  pouvoir  gouvernemental.  Au  sein  de  la  chambre  basse,  on 
souleva  la  question  de  savoir  s'il  ne  convenait  pas  de  déclarer  illé- 
gale la  composition  de  la  chambre  des  seigneurs.  Le  parti  modéré 
parvint  à  écarter  une  résolution  qui,  avec  ceux  qu'elle  frappait  direc- 
tement, eût  atteint  l'œuvre  législative  tout  entière  de  neuf  années. 
Le  ministère  au  surplus  intervint  à  temps  :  il  renforça  par  des  no- 
minations nouvelles  la  minorité  libérale  de  la  chambre  haute;  de 
plus  il  réduisit  de  90  à  hi  membres  le  nombre  de  ceux  qui  à  l'a- 
venir pourraient  être  présentés  pour  la  pairie  par  les  grands  pro- 
priétaires, —  mesure,  il  est  vrai,  qui  ne  produira  son  effet  qu'à  la 
mort  des  titulaires  actuels. 

Le  parti  féodal,  sentant  très  bien  le  danger  qui  le  menaçait,  a  fait, 
à  l'occasion  des  élections  de  1861,  un  suprême  effort  pour  ressaisir 
le  pouvoir,  ou  du  moins  pour  montrer  qu'il  était  toujours  néces- 
saire de  compter  avec  lui.  ISi  plus,  ni  moins  que  s'ils  étaient  des 
libéraux,  les  gentilshommes  prussiens  organisaient  récemment  des 
meeliiigs.  Ils  essayaient  même  de  démontrer  aux  artisans  et  aux  ou- 
vriers que  leurs  intérêts  et  ceux  de  l'aristocratie  étaient  identiques. 
Sous  le  nom  de  «  comité  central  conservateur,  »  l'on  créait  à  Berlin 
le  foyer  d'une  vaste  propagande  féodale,  annoncée  par  de  pompeux 
prospectus.  On  suppliait  les  artisans  de  venir  à  Berlin,  où  l'on  pro- 
mettait, à  ceux  qui  le  demanderaient,  logement,  nourriture,  prome- 
nades et  distractions  gratuites;  on  rappelait  les  dangers  auxquels 
le  «  libéralisme  creux  »  exposait  le  pays,  on  plaignait  les  pauvres 


228  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

artisans  exploités  par  le  vil  capital;  bref,  on  leur  offrait  une  alliance 
à  vie  et  à  mort  contre  l'ennemi  commun.  Un  programme  électoral, 
portant  les  signatures  des   chefs  du  parti  féodal,  vint  illustrer  ce 
magnifique  projet  d'une  loiigue  série  d'antithèses.  «  Il  s'agira  de 
savoir,  lisait-on  dans  ce  manifeste ,  si  nous  aurons  la  royauté  per- 
sonnelle ou  le  régime  parlementaire,  l'armée  fortifiée  dans  le  sens 
monarchique  ou  découpée  d'après  les  patrons  constitutionnels,  le 
mariage  et  l'état  chrétiens  ou  l'égalité  du  christianisme  et  du  ju- 
daïsme, la  protection  du  travail  honnête  ou  le  règne  exclusif  du  ca- 
pital, etc.  »  Le  mectiiig  qui  eut  lieu  à  Berlin  était  en  tous  points 
digne  de  ce  programme.  Douze  cents  personnes  y  assistèrent,  aux 
trois  quarts  gentilshommes  campagnards,  le  reste  presque  entière- 
ment composé  de  pasteurs  et  de  maîtres  d'école  ultra-protestans, 
auxquels  il  faut  ajouter  deux  tapissiers,  un  tailleur  et  un  bottier, 
qui  étaient  censés  représenter  les  artisans.  L'étranger  qui  fût  entré 
à  l'improviste  dans  la  salle  de  réunion  se  serait  cru  plutôt  au  sein 
de  quelque  conférence  piétiste  que  dans  une  assemblée  politique. 
Le  comte  Stolberg  ouvrit  la  séance  au  nom  de  la  sainte  Trinité, 
et  récita  une  prière  interrompue  à  plusieurs  reprises  par  les  amen 
de  l'auditoire,  lin  pasteur,  croyant  s'adresser  à  ses  ouailles,  com- 
mença son  discours  par  les  mots  :  «  Mes  chères  âmes.  »  M.  Wagener, 
l'ancien  rédacteur  en  chef  de  la  Gazelle  de  la  Croix,  prononça  l'a- 
nathème  contre  "  les  jeunes  littérateurs  désœuvrés,  »  fauteurs  des 
révolutions.  M.  de  Blankenburg,  autre  chef  des  féodaux,  souhaita 
la  bienvenue  au  bottier  en  établissant  un  parallèle  entre  la  botte  de 
cuir  et  u  la  botte  de  l'état,  »  jeu  de  mots  qui  obtint  les  applaudisse- 
mens  enthousiastes  de  l'assemblée.  M.  de  Kleist-Retzow,  ancien 
président  de  la  province  du  Rhin  révoqué  par  le  comte  Schwerin, 
gémit  sur  le  malheureux  sort  de  la  Prusse,  alîligée  d'un  ministère 
libéral.  Enfin  on  se  jura  fidélité  réciproque,  on  chanta  un  cantique, 
et  l'assemblée  se  sépara.  Le  lendemain,  les  feuilles  de  Berlm  pu- 
blièrent une  protestation  des  associations  d'artisans  contre  leurs 
prétendus  représentans  au  meeting  féodal. 

On  ignore  si  les  efforts  tentés  par  le  parti  féodal  pour  gagner 
des  alliés  ont  été  couronnés  de  plus  de  succès  du  côté  du  parti  ca- 
tholique. L'on  a  vu  que  la  réaction  politique  en  Prusse  est  liguée 
depuis  longtemps  avec  les  ultras  de  l'église  protestante,  qui  à  leur 
tour  ont  beaucoup  de  vues  communes  avec  les  ultras  catholiques. 
A  son  avènement,  dans  son  allocution  au  ministère,  le  roi  Guil- 
laume 1'"'  caractérisait  dans  des  termes  très  énergiques  les  ten- 
dances cléricales.  «  Dans  les  deux  églises,  dit-il,  il  faut  s'opposer 
sérieusement  à  toutes  les  manœuvres  qui  tendent  à  faire  de  la  reli- 
gion le  manteau  d'une  agitation  politique.  Dans  l'église  évangélique, 
nous  ne  saurions  le  nier,  il  s'est  établi  une  orthodoxie  incompatible 


LE    GOUVERNEMENT    ET    LES    PARTIS    EN   PRUSSE.  229 

avec  son  origine  et  qui  amène  l'hypocrisie.  Il  faut  démasquer  au- 
tant que  possible  toute  hypocrisie,  toute  fausse  piété,  bref  toute 
menée  cléricale  qui  sert  d'instrument  à  des  fins  égoïstes.  Quant  à 
l'église  catholique,  ses  droits  sont  consacrés  par  la  constitution  ;  il 
ne  faut  pas  tolérer  des  empiétemens  au-delà  de  ces  droits.  »  On 
peut  se  demander  à  juste  titre  quelle  est  la  raison  d'être  en  Prusse 
d'un  parti  catholique  en  tant  que  parti  poUlîque.  La  parité^la  plus 
complète  existe  entre  la  minorité  catholique  et  l'immense  majorité 
des  protestans.  Deux  archevêchés  et  six  évèchés,  de  nombreuses 
églises,  sont  largement  dotés.  Facultés  de  théologie  catholique,  sé- 
minaires, écoles  primaires,  rien  ne  manque.  Des  aumôniers  catho- 
liques sont  attachés  à  tous  les  corps  de  l'armée.  Peu  d'articles  de  la 
charte  prussienne  sont  exécutés  aussi  scrupuleusement  que  ceux 
qui  consacrent  l'indépendance  de  l'église  catholique  de  l'état  et  la 
libre  communication  du  clergé  avecl'épiscopat  et  la  cour  de  Rome. 
Sous  ce  dernier  rapport,  le  clergé  prussien  n'a  rien  à  envier  à  celui 
des  états  catholiques  par  excellence,  et  cependant  chaque  année 
on  voit  siéger  au  centre  de  la  chambre  -basse  une  cinquantaine 
d'hommes  recommandables,  réunis  sous  le  nom  de  parti  catholique, 
qui  votent  tantôt  avec  la  gauche,  tantôt  avec  la  droite,  tantôt  s'abs- 
tiennent. Personne  n'a  pu  savoir  jusqu'à  présent  quel  était  au  juste 
l'idéal  politique  de  ces  catholiques,  s'ils  se  considèrent  réellement 
au  milieu  du  parlement  comme  les  représentans  de  leurs  coreligion- 
naires, sans  tenir  compte  de  certain  article  de  la  charte  prussienne 
où  on  lit  ces  mots  :  «  Les  membres  des  deux  chambres  sont  les  re- 
présentans de  toute  la  nation.  »  iN'oublions  pas  de  rappeler  que  le 
parti  catholique  s'est  formé  sous  le  règne  de  Frédéric-Guillaume  IV, 
c'est-à-dire  d'un  roi  que  deux  papes,  Grégoire  XYI  et  Pie  IX,  ont 
salué  comme  le  bienfaiteur  de  l'église  catholique.  11  appartient  à 
l'avenir  de  nous  apporter  la  solution  de  cette  énigme.  Dans  le  pré- 
sent, le  gouvei-nement  de  Berlin  ne  paraît  guère  disposé  à  concéder 
plus  de  terrain  à  un  parti  qui  ne  veut  point  avouer  le  but  qu'il  se 
propose.  Des  paroles  sévères  sont  récemment  tombées  d'une  bouche 
auguste.  «  J'attends  avec  confiance,  a  dit  le  roi  au  cardinal  de  Geis- 
sel  lors  dé  son  couronnement  à  Kœnigsberg,  que  le  clergé  de  mon 
royaume  donne  à  mes  sujets  catholiques  l'exemple  de  l'obéissance 
envers  l'autorité  et  du  respect  de  la  loi.  »  Quelques  jours  plus  tard, 
le  roi  a  fourni  le  commentaire  de  cette  exhortation  en  disant  :  <i  II  y  a 
trop  de  monde  qui  se  mêle  de  la  politique;  l'église  aussi  s'en  mêle, 
et  cela  ne  vaut  rien  ;  il  ne  faut  pas  que  l'église  fasse  de  la  politique  !  » 
Ces  derniers  mots  s'adressaient  spécialement  au  clergé  du  grand- 
duché  de  Posen ,  qui  dirige  de  concert  avec  la  noblesse  le  mouve- 
ment polonais  dans  cette  province.  Les  Polonais  aussi  forment  un 
parti  dans  la  chambre  de  Berlin,  ou  plutôt  ils  y  siègent  comme  re- 


230  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

présentans  de  leur  nationalité.  Ils  viennent  à  Berlin,  disent-ils, 
parce  qu'ils  y  trouvent  une  tribune  où  ils  peuvent  exposer  les  griefs 
de  la  Pologne.  C'est  un  ma! heur  pour  la  Prusse  comme  pour  les 
Polonais  du  grand-duché;  l'entente  s'établit  difficilement  entre  des 
gens  qui  partent  de  j)oints  de  vue  tout  opposés,  et  qui  cherchent  à 
se  donner  le  change  les  uns  aux  autres  sur  leurs  véritables  inten- 
tions. L^  constitution  la  plus  libérale  du  monde  ne  peut  rien  contre 
des  dissentimens  de  cette  nature.  Les  Polonais  du  grand-duché  de- 
mandent pour  leur  pays  un  gouvernement  national  et  indépendant 
de  l'administration  prussienne,  c'est-à-dire  l'union  personnelle. 
Tant  que  cette  base  sera  maintenue,  on  ne  peut  guère  espérer  un 
accord  entre  le  cabinet  de  Berlin  et  la  nationalité  polonaise.  L'éga- 
lité des  droits  civils  et  politiques  pour  les  Allemands  comme  pour 
les  Polonais,  tel  paraît  être  le  dernier  mot  du  ministère  actuel. 

Quel  a  été,  en  somme,  le  résultat  des  élections  générales  de 
1861?  Il  est  évident  que  l'élément  libéral  a  fait  de  nouvelles  con- 
quêtes. La  chambre  de  1856  comptait  58  libéraux,  celle  de  1859 
223;  celle  de  1862  en  comptera  253.  Le  parti  réactionnaire  au  con- 
traire, qui  était  tombé,  aux  élections  de  1858,  de  218  à  57,  n'aura 
plus  que  seize  voix  dans  la  nouvelle  chambre.  Le  parti  catholique 
en  revanche  s'est  renforcé  de  dix-huit  voix  dans  les  contrées  rhé- 
nanes, sous  l'inlluence  du  clergé,  qui  s'est  vivement  ému  de  l'atti- 
tude prise  par  les  libéraux  dans  la  question  italienne.  Dans  l'intérêt 
de  la  cause  parlementaire,  il  faut  regretter  l'absence  de  plusieurs 
chefs  de  parti.  La  fraction  féodale  surtout  sera  privée  de  ses  meil- 
leurs orateurs.  La  mort  lui  a  enlevé  le  professeur  Stahl;  MM.  de 
Gerlach,  Wagener,  de  Blankenburg,  ont  été  vaincus  dans  leurs  ar- 
rondissemens  par  les  candidats  libéraux.  L'éloquence  de  M.  Rei- 
chensperger  fera  défaut  au  parti  catholique;  MM.  de  Vincke  et 
Simson  ne  dirigeront  pas,  dans  la  session  qui  va  s'ouvrir,  le  parti 
libéral  modéré.  Les  avantages  de  la  lutte  électorale  semblent  donc 
être  entièrement  aux  progressistes,  car  à  cette  nuance  appartiennent 
à  peu  près  100  voix  sur  les  250  que  nous  comptons  pour  le  libé- 
ralisme en  général.  D'une  minime  fraction  qu'ils  formaient  à  la  der- 
nière session,  les  progressistes  se  sont  élevés  à  l'importance  d'un 
groupe  politique  très  compacte,  conduit  par  des  chefs  expérimentés. 

Et  cependant  ce  résultat  n'a  en  lui-même  rien  d'inquiétant  au 
point  de  vue  du  développement  paisible  des  institutions  libérales  en 
Prusse,  à  la  condition,  il  est  vrai,  que  les  amis  sincères  de  ce  déve- 
loppement n'oublient  pas  un  seul  instant  que  les  mœurs  politiques 
du  pays  sont  loin  d'avoir  devancé  la  charte  de  1850.  Il  faut  recon- 
naître toutefois  que,  sous  ce  rapport,  bien  du  chemin  a  été  fait  de- 
puis dix  ans.  L'attitude  du  gouvernement  comme  des  partis  dans  les 
élections  le  prouve  d'une  manière  irréfragable.  Le  ministère,  avant 


LE  GOUVERNEMENT  ET  LES  PARTIS  EN  PRUSSE.       231 

tout,  a  compris  qu'il  ne  saurait  attendre  un  appui  efficace  d'une  ma- 
jorité parlementaire  qui  ne  serait  pas  en  même  temps  l'expression 
de  la  majorité  de  la  nation.  Voilà  pourquoi  il  a  rompu  avec  le  sys- 
tème des  influences  administratives  sur  les  élections,  sans  se  ren- 
fermer toutefois  dans  un  rôle  passif.  Le  résultat  des  élections  prouve 
que  les  intentions  du  ministère  ont  été  remplies,  c'est-à-dire  que 
les  électeurs  ont  pu  suivre  librement  leurs  convictions  politiques. 

Sans  doute  l'élection  de  cent  députés  progressistes  est  un  symp- 
tôme qui  mérite  d'être  sérieusement  médité.  Dans  ce  nombre,  il  y 
a  beaucoup  de  membres  de  l'ancienne  gauche  de  l'assemblée  natio- 
nale de  18/18 ,  ce  qui  prouve  que  les  principes  de  ce  parti  ont  sur- 
vécu à  l'époque  révolutionnaire  et  jeté  des  racines  dans  l'esprit  des 
populations;  mais  les  idées  qui  n'avaient  pas  eu  le  temps  de  mûrir 
ont  revêtu  depuis  une  forme  plus  positive  et  plus  pratique.  Les  libé- 
raux avancés,  si  l'on  peut  s'en  rapporter  à  leurs  manifestes,  ont  re- 
noncé à  la  politique  pessimiste,  et  à  l'exemple  des  modérés  ils 
paraissent  vouloir  se  servir  de  ce  qui  existe,  c'est-à-dire  de  la 
charte  imparfaite  de  1850,  pour  arriver  à  un  ordre  de  choses  meil- 
leur. Placées  ainsi  sur  le  même  terrain,  les  deux  fractions  du  libé- 
ralisme s'unissent  encore  dans  la  volonté  de  ne  pas  faire  d'oppo- 
sition systématique  au  ministère.  Le  seul  reproche  que  les  modérés 
adressent  aux  progressistes,  c'est  d'exagérer  le  pouvoir  des  cham- 
bres, et  en  particulier  celui  de  la  chambre  basse,  de  ne  pas  tenir 
compté  des  obstacles  que  ce  pouvoir  rencontre  dans  les  régions  qui, 
pour  être  hors  de  l'atteinte  directe  des  votes  parlementaires,  réa- 
gissent d'autant  plus  sûrement  sur  la  direction  des  affaires.  Ce 
n'est  que  par  un  travail  long  et  prudent,  disent  les  modérés,  qu'on 
parviendra  à  neutraliser  ces  influences.  En  un  mot,  le  danger  est 
dans  l'aristocratie,  qui,  exclue  de  la  chambre  basse,  n'aura  que  plus 
de  liberté  pour  contrecarrer  les  projets  de  ses  adversaires;  le  dan- 
ger est  dans  l'état-major  de  l'armée,  étroitement  lié  par  des  inté- 
rêts de  famille  et  de  corps  à  la  cause  féodale.  Examinez  bien  la 
situation,  disent  encore  les  libéraux  aux  progressistes.  Supposez 
qu'en  ce  moment  vous  obteniez  la  majorité  dans  la  chambre,  de 
manière  à  obliger  le  ministère  à  se  retirer.  Croyez-vous  que  le  sou- 
verain soit  très  disposé  à  chercher  ses  conseillers  dans  vos  rangs? 
Et  même  en  cette  occasion  pensez-vous,  sans  employer  des  moyens 
violens,  que  vous  puissiez  triompher  plus  facilement  que  les  mi- 
nistres actuels  de  l'hostilité  des  féodaux?  Or,  si  vous  ne  vous  sou- 
ciez pas  de  prendre  vous-mêrries  en  main,  pour  le  moment,  les 
rênes  du  pouvoir,  ne  rendez  pas  impossible  le  ministère  actuel,  ac- 
cordez-lui l'appui  dont  il  a  besoin. 

Tel  est  le  langage  que  les  amis  du  ministère  tiennent  aux  pro- 
gressistes. Tout  porte  à  croire  que  ces  conseils  ne  seront  pas  per- 


232  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dus.  Et  d'abord,  à  eux  seuls  les  progressistes  ne  forment  point  la 
majorité  de  la  chambre  :  ils  seront  100  contre  250,  et  alors  même 
qu'ils  auraient  dans  certains  cas  l'appui  des  fractions  anti-libérales, 
ils  n'emporteraient  pas  pour  cela  le  vote.  Il  faudrait  donc  que  le 
ministère  manquât  tout  à  fait  d'habileté  et  de  mesure  pour  renforcer 
les  progressistes  par  les  voix  des  libéraux  modérés.  Il  sulïït  en  effet 
que  ceux-ci  se  divisent  seulement  pour  que  la  majorité  tourne  contre 
le  ministère.  Là  est  le  véritable  écueil.  Sur  les  questions  constitu- 
tionnelles proprement  dites,  le  gouvernement  dilfère  peu  des  libé- 
raux de  toute  nuance  :  les  ministres  sont  décidés  à  exécuter  la  loi 
fondamentale.  La  chambre  des  seigneurs  forme  le  seul  obstacle  à 
cette  politi  jue  :  c'est  elle  qui  systéniati quement  s'oppose  à  tout  ce 
qui  tend  à  régulariser  le  jeu  des  institutions.  On  ne  saurait  juste- 
ment demander  à  un  peuple  qu'il  abandonne  indéfiniment  àes  des- 
tinées à  un  corps  qui  n'a  pour  lui  ni  la  consécration  des  siècles,  ni 
l'indépendance  de  fortune  ou  de  position,  qui  est  une  création  tout 
artificielle  et  contraire  aux  traditions  historiques  du  pays.  Sur  ce 
point,  le  ministère  prussien  sera  forcément  amené  à  donner  prompte 
satisfaction  à  la  majorité  de  la  chambre  basse  et  à  répondre  ainsi  au 
vœu  de  l'opinion.  La  dernière  législature  triennale  est  restée  pres- 
que stérile  à  cause  de  l'opposition  de  la  chambre  haute  :  il  n'est 
guère  probable  que  le  peuple  prussien  supporte  patiemment  une 
seconde  expérience  de  ce  genre.  C'est  là  qu'il  faut  chercher  surtout 
l'esprit  de  libéralisme  accentué  qui  caractérise  les  dernières  élec- 
tions, comparées  à  celles  de  1858. 

L'autre  question  capitale,  celle  de  l'organisation  militaire,  réclame 
des  deux  côtés  un  loyal  échange  de  concessions.  L'opposition  recon- 
naît en  [)rincipe  la  nécessité  d'une  réforme,  mais  elle  songe  aux  ha- 
sards de  la  politique  extérieure.  «  Opérez  l'union  de  l'Allemagne, 
dit-elle  au  ministère,  et  vous  aurez  les  contingens  des  autres  états 
allema  ids  pour  renforcer  l'armée  prussienne.  »  Le  ministère  re- 
tourne ainsi  l'argument  :  «  Pour  opérer  l'union  de  l'Allemagne, 
il  faut,  dit-il,  que  la  Prusse  impose  le  respect  et  par  ses  institutions 
et  suit)ut  par  son  organisation  mllitaii-e;  sans  forte  armée,  point  de 
forte  politique.  »  Voilà  en  quels  termes  cette  grande  question  se 
trouve  engagée  à  la  veille  de  l'ouverture  des  chambres.  Ainsi  de 
toutes  les  façons  l'aristocratie  et  l'armée  sont  les  pierres  d'achop- 
pement que  rencontre  à  Berlin  l'affermissement  du  gouvernement 
constitutionnel.  Ce  fait  s'est  présenté  trop  souvent  dans  l'histoire 
pour  que  l'on  puisse  s'étonner  de  le  voir  se  reproduire  en  Prusse  : 
le  problème  à  résoudre,  c'est  d'aplanir  les  obstacles  sans  recourir 
aux  moyens  révolutionnaires.  Sur  ce  point,  les  libéraux  de  Berlin 
paraissent  s'entendre.  De  même  qu'il  serait  dangereux  d'accorder 
à  une  aristocratie  qui  n'en  a  que  le  nom  une  prépondérance  sur  les 


LE    GOUVERNEMENT    ET    LES    P.VRTIS    EN   PRUSSE.  233 

autres  classes,  de  même  il  ne  serait  pas  prudent  de  refuser  une 
part  convenable  dans  le  gouvernement  à  la  noblesse  propriétaire 
réunissant  les  conditions  d'indépendance  sans  lesquelles  elle  ne  sau- 
rait être  qu'un  appendice  inutile  et  par  conséquent  nuisible  du  pou- 
voir royal.  Une  noblesse  vraiment  indépendante  ne  défendra  pas 
moins  énergiquement  que  le  tiers -état  les  institutions  libérales 
contre  les  empiétemens  absolutistes.  En  voulant  créer  dans  ces 
dernières  années  une  noblesse  factice,  l'administration  prussienne 
a  compromis  l'existence  de  la  partie  vraiment  vitale  de  l'aristocratie: 
il  faut  briser  avec  ces  erremens.  En  un  mot,  si  l'on  veut  réduire  à 
l'impuissance  les  partis  extrêmes,  il  faut  que  l'exemple  de  la  sa- 
gesse vienne  d'en  haut.  Les  discours  prononcés  récemment  par  le 
roi  Guillaume  P'"  ont  vivement  ému  les  esprits,  non-seulement  en 
Prusse,  mais  bien  au-delà  des  frontières  de  ce  royaume.  On  n'a  pu 
concilier  le  langage  libéral  du  prince-régent  avec  ces  discours  qui 
rappelaient,  en  termes  si  accentués,  l'origine  traditionnelle  de  la 
royauté.  C'est  sous  une  impression  fâcheuse  que  les  électeurs  prus- 
siens se  sont  réunis  dans  leurs  comices.  Le  résultat  des  élections 
de  1861  est  une  réponse  péremptoire  aux  projets  de  restauration 
féodale  dont  l'opinion  s'est  inquiétée.  Si  cette  réponse  est  comprise 
par  le  souverain,  la  Prusse  échappera  à  une  catastrophe  qui,  dans 
le  cas  contraire,  pourrait  paraître  imminente.  Guillaume  1",  ses 
actes  pendant  la  durée  de  la  régence  en  font  preuve,  est  un  prince 
honnête,  plein  de  droiture  et  de  sens.  En  déclarant  qu'il  réalise- 
rait les  promesses  renfermées  dans  la  charte,  n'a-t-il  pas  adopté 
d'avance  le  programme  du  parti  libéral?  Quelle  raison  aurait- il 
donc  aujourd'hui  de  manquer  à  sa  parole?  Spectateur  sans  doute 
attristé  du  règne  précédent,  il  a  vu  alors  comment  un  roi  animé 
des  meilleures  intentions,  doué  d'une  vive  intelligence,  peut  exposer 
son  trône  et  son  pays  aux  crises  les  plus  épouvantables,  lorsque  ces 
qualités  sont  associées  à  un  esprit  flottant,  indécis,  accessible  à 
toutes  les  impressions  du  premier  moment.  Les  traditions  du  passé 
peuvent  avoir  leur  grandeur,  mais  on  les  honore  au  moins  autant 
par  les  enseignemens  que  l'on  en  tire  que  par  le  culte  dont  on  les 
entoure.  Les  fondateurs  de  la  dynastie  royale  de  HohenzoUern  ont 
été  obligés  de  rompre  avec  quelques-unes  de  ces  traditions  pour 
créer  le  grand  royaume  qui  s'appelle  aujourd'hui  la  Prusse;  si,  par 
un  respect  aveugle  du  passé,  ils  avaient  hésité  k  le  faire,  peut-être 
seraient-ils  aujourd'hui  encore  les  vassaux  des  empereurs  d'Autriche. 
En  ce  sens,  on  peut  dire  que  la  Prusse  est  d'origine  révolutionnaire 
dans  la  bonne  acception  du  mot,  et  ce  n'est  qu'en  se  montrant  fidèle 
à  sa  tradition  moderne  qu'elle  conservera  sa  raison  d'être  dans  la 
grande  famille  des  états  européens. 

Edouard  Simon. 


CHARLET 


Je  voudrais  à  ma  faible  voix  plus  de  force  et  d'autorité  pour  en- 
tretenir dignement  le  public  français  de  quelques  admirables  con- 
temporains qui  font  sa  gloire  sans  qu'il  en  soit  peut-être  sufîîsam- 
ment  informé.  Gharlet  est  à  la  tête  de  ces  hommes  rares  de  notre 
temps  qui  ne  me  paraissent  pas  avoir  été  mis  à  la  place  que  la  pos- 
térité leur  réserve  sans  doute.  Mon  objet  est  plutôt  de  rappeler  les 
grandes  qualités  de  son  talent  que  les  particularités  de  sa  vie  :  cette 
dernière  tâche  a  été  remplie  de  manière  à  satisfaire  pleinement  la 
curiosité,  toujours  éveillée  sur  la  personne  des  hommes  célèbres  et 
sur  les  détails  intimes  qui  nous  apprennent  du  moins  qu'ils  ont  été 
des  hommes  comme  nous.  Un  pieux  monument  a  été  élevé  à  la  mé- 
moire de  Gharlet  par  un  amateur  distingué,  par  un  ami,  qui  a  pu, 
en  ces  deux  qualités,  fournir  à  son  sujet  les  renseignemens  les  plus 
précieux.  M.  le  colonel  de  La  Combe,  auteur  de  ce  livre  (1),  est  pos- 
sesseur en  outre  de  la  collection  la  plus  belle  et  la  plus  complète 
des  œuvres  de  son  maître  favori;  rien  ne  lui  a  coûté  pour  se  pro- 
curer les  épreuves  les  plus  irréprochables  et  les  dilTérens  états  de 
ces  épreuves.  Outre  une  foule  de  pièces  inédites,  il  possède  un  grand 
nombre  de  tableaux  de  Gharlet  et  un  nombre  plus  grand  encore  de 
ses  plus  belles  aquarelles,  genre  dans  lequel  on  sait  qu'il  a  particu- 
lièrement excellé.  Entouré  de  ces  trésors,  le  consciencieux  historien 
a  été  plus  que  personne  en  situation  de  faire  ressortir  des  beautés 
dont  il  se  nourrit  en  quelque  sorte  chaque  jour  et  de  les  louer  di- 

(1)  Charlet,  sa  Vie,  ses  Lettres,  etc.,  par  M.  de  La  Combe,  1  vol.  in-8°. 


PEINTRES    CONTEMPORAINS.  235 

gnement.  Qub  pourrais-je  ajouter  à  ce  tribut  de  pieuse  vénération, 
sinon  un  témoignage  de  plus,  et  j'ose  du-e  aussi  enthousiaste,  de 
mon  admiration  pour  celui  que  Géricault  appelait  le  La  Fonlaine 
de  la  peinture? 

Il  est  une  face  nouvelle  et  des  plus  intéressantes,  je  ne  dirai  pas 
seulement  de  l'esprit,  mais  du  talent  de  Gharlet,  qui  nous  est  révélée 
dans  la  publication  de  M.  de  La  Combe.  11  nous  le  montre  comme 
écrivain  dans  une  suite  nombreuse  de  lettres  adressées  à  diverses 
personnes  et  à  lui-môme,  et  dans  des  notes  sur  son  art  et  sur  divers 
sujets.  L'originalité,  la  variété  des  tours,  la  verve  bouflbnne  unie 
au  sens  le  plus  exquis,  en  font  un  recueil  unique  et  donnent  le  re- 
gret de  tout  ce  qui  s'est  perdu  de  lui  en  ce  genre.  Sa  nature  plé- 
béienne, dont  il  était  fier,  dont  il  exagérait  avec  complaisance  les 
saillies,  donne  le  ton  h  ces  lettres  incomparables.  L'éducation  de 
Charlet,  il  le  dit  lui-même,  avait  été  fort  négligée;  il  enchérissait 
encore  sur  ce  qu'elle  lui  avait  laissé  de  rude  et  d'inculte  en  appa- 
rence, et  se  montrait  plus  que  de  raison  ignorant  ou  dédaigneux 
des  usages  du  monde.  Il  se  sentait  ainsi  plus  à  l'aise  pour  expri- 
mer ses  idées  comme  elles  lui  venaient,  et  surtout  pour^ne  pas  écrire 
comme  un  écrivain.  C'est  un  don  ajouté  à  tous  les  autres,  que  la 
nature  a  rarement  refusé  à  la  plupart  des  hommes  remarquables. 
Il  semble  que  cette  faculté  leur  ait  été  donnée  par-dessus  le  marché, 
pour  la  satisfaction  des  besoins  de  leur  esprit  et  pour  l'instruction 
des  autres.  On  peut  dire  même  qu'il  n'est  guère  d'homme  doué  de 
quelque  sentiment  ou  de  quelque  imagination  qui  ne  trouve  dans 
les  occasions  qui  l'intéressent  le  mot  propre,  le  tour  convenable  et 
même  frappant  pour  exprimer  sa  passion;  mais  c'est  surtout  quand 
ils  parlent  des  objets  qui  font  l'occupation  et  la  gloire  de  leur  vie 
que  des  hommes  comme  Charlet,  comme  Puget,  inventent  de  ces 
images  et  de  ces  expressions  qui  semblent  interdites  aux  écrivains 
vulgaires.  «  Jamais  probablement,  dit  M.  de  La  Combe,  Charlet  n'a 
relu  une  de  ses  lettres,  et  on  l'eût  bien  étonné,  si  on  lui  eût  dit 
qu'elles  pouvaient  être  publiées.  Mettez  les  points  et  les  virgules, 
disait-il,  je  n'ai  pas  le  temps.  jNon-seulement  les  points  et  les  vir- 
gules manquent,  mais  souvent  des  mots  entiers.  Et  cependant  que 
d'esprit,  de  cet  esprit  gaulois,  franc,  original!  Quelle  verve  et  quelle 
naïveté!  quel  heureux  mélange  d'idées  bouflbnnes  même,  unies 
aux  pensées  morales  les  plus  élevées!  Et  tout  cela  sous  une  forme 
si  colorée,  si  pittoresque,  que  sans  aucun  doute  ces  lettres  auraient 
à  perdre,  si  elles  étaient  châtiées.  » 

On  remarquera  que  c'est  surtout  par  un  certain  côté  littéraire  que 
Charlet  a  rencontré  chez  nous  la  popularité.  Son  talent  de  peintre 
n'était  estimé  que  des  connaisseurs,  et  on  ne  lui  donnait  guère  que 


236  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

le  rang  d'un  habile  caricaturiste.  L'esprit  de  parti,  l'opposition  po- 
litique étaient  aussi  venus  en  aide  à  cette  popularité  au  moment 
où  il  avait  débuté.  C'était  en  1816  ou  1817,  alors  que  les  humilia- 
tions infligées  à  la  France  à  la  suite  de  nos  désastres  avaient  exalté 
au  plus  haut  point  le  sentiment  national  ;  mais  rien  ne  contribua 
autant  à  son  succès  que  ces  légendes  d'un  comique  si  amusant  qui 
accompagnent  presque  tous  ses  dessins,  et  dont  une  grande  partie 
sont  devenues  des  proverbes.  Peut-être  est-ce  un  don  malheureux 
de  notre  race  que  cette  manie  de  l'esprit  qu'on  veut  mettre  dans 
tout,  et  qui  gâte  tant  d'ouvrages  de  littérature,  où  du  moins  cette 
recherche  pourrait  à  la  rigueur  sembler  plus  à  sa  place  :  elle  est 
mortelle  dans  la  peinture,  qui  tire  ses  moyens  d'eflet  d'une  source 
toute  diiïérente.  L'attention  que  vous  sollicitez  pour  des  idées  in- 
génieuses distrait  la  pensée  de  la  signification  morale  de  l'image 
présentée  aux  yeux,  de  son  sens  mystérieux  et  profond,  qui  ne 
veut  point  être  analysé,  et  qui  excite  la  rêverie  au  moyen  d'un 
langage  particulier,  qui  n'est  point  celui  de  la  langue  écrite  ou  par- 
lée. C'est  donc  un  phénomène  des  plus  rares  que  l'apparition  de 
ces  étonnantes  productions  douées  au  plus  haut  degré  de  tous  les 
mérites  de  la  peinture,  et  auxquelles  une  sorte  d'explication  amu- 
sante pour  l'esprit  n'enlève  aucun  des  mérites  inhérens  à  l'art.  C'est 
le  contraire  de  ce  qu'on  a  récemment  appelé,  dans  un  jargon  em- 
prunté aux  Anglais,  des  illustrations ^  où  le  peintre  s'empare  de 
l'idée  du  poète  pour  la  commenter  à  sa  façon  :  chez  Charlet,  c'est 
sa  création  de  peintre  qu'il  semble  résumer  pour  l'esprit  de  tout 
le  monde  par  un  mot  piquant  ou  philosophique. 

Que  de  dessins  admirables  et  que  de  charmantes  idées,  que  de 
sentiment  et  que  de  verve,  que  de  scènes  comiques  ou  attendris- 
santes dans  cette  vaste  comédie  humaine,  dans  ces  images  double- 
ment parlantes  qui  s'adressent  au  cœur  et  à  l'esprit!  Les  person- 
nages de  Charlet  sont  à  lui;  ils  ont  la  tournure  et  l'accent  qu'il  a 
voulus.  Il  ne  connaît  pas  ce  tourment  de  l'auteur  dramatique  obligé 
de  confier  le  sort,  c'est-à-dire  l'effet,  l'expression  de  ses  idées,  au 
hasard  de  l'exécution  sur  la  scène,  celle  de  l'acteur  en  un  mot  qui, 
changeant  de  perruque  sans  changer  de  masque,  vient  rendre  sous 
les  mêmes  traits  et  presque  avec  les  mêmes  inflexions  de  voix  le 
rôle  d'un  Tartufe  et  d'un  Ariste,  celui  d'un  Âlceste  et  d'un  Purgon. 
Molière  lui-même  était,  dit-on,  un  médiocre  interprète  de  ses  pro- 
pres pièces,  et  il  est  probable  que  les  acteurs  les  plus  admirables 
ne  l'eussent  pas  facilement  contenté.  Tout  au  contraire  il  ne  faut 
au  peintre  qu'un  cadre  et  la  lumière  suffisante  pour  éclairer  son 
tableau.  Charlet  est  plus  heureux  encore  :  ses  productions,  comme 
celles  du  poète,  peuvent  se  voir  partout  ;  elles  se  répandent  comme 


PEINTRES    CONTEMPORAINS.  237 

les  écrits,  avec  cette  dilTérence  qu'elles  parlent  aux  yeux  et  à  l'es- 
prit en  même  temps. 

Les  types  de  Charlet  sont  de  ceux  qu'on  n'oublie  point,  et  la  va- 
riété en  est  infinie.  11  n'a  jamais  répété  ni  la  même  tète  ni  le  même 
ajustement.  Qui  croirait  qu'en  ne  représentant  que  des  soldats,  des 
ouvriers,  des  gamins  de  Paris,  il  ait  pu  trouver  dans  la  tournure  et 
dans  le  costume  des  dillerences  aussi  frappantes?  Dans  ses  dessins, 
le  dragon  ne  ressemble  ni  au  lancier  ni  au  grenadier  ;  il  semble 
qu'ils  aient  tous  la  physionomie  de  leur  arme,  comme  ils  en  ont  l'u- 
niforme. Loin  d'être  des  caricatures,  ce  sont  de  véritables  portraits 
auxquels  il  ne  manque  qu'un  nom  :  encore  lui  arrive-t-il  quelque- 
fois de  leur  en  donner  un  de  sa  façon  dans  sa  spirituelle  légende, 
afin  de  les  faire  vivre  tout  à  fait. 

Son  talent  n'avait  point  eu  d'aurore;  il  est  arrivé  tout  armé,  pourvu 
de  ce  don  d'imaginer  et  d'exécuter  qui  fait  les  grands  artistes.  Il  a 
même  cela  de  remarquable  que  la  première  période  de  son  talent  est 
celle  où  ce  talent  est  le  plus  magistral.  Dans  des  sujets  aussi  simples 
et,  ce  qu'il  y  a  de  plus  difficile,  dans  la  représentation  de  scènes 
vulgaires  dont  les  modèles  sont  sous  nos  yeux,  Charlet  a  le  secret 
d'unir  la  grandeur  au  naturel.  En  parcourant  cette  suite  de  magni- 
fiques dessins  qui  ont  marqué  surtout  la  première  époque  de  son 
talent,  on  cherche  involontairement  ce  qu'on  peut  lui  préférer  chez 
les  plus  grands  maîtres  sous  le  rapport  de  la  simplicité  de  la  con- 
ception et  de  l'ampleur  du  dessin.  L'illustre  Gros,  pour  qui  il  pro- 
fessait tant  d'admiration,  avait  déjà  donné  l'exemple  de  cette  gran- 
deur et  de  cet  idéal  dans  les  figures  militaires  de  ses  vastes  tableaux. 
Charlet  retrouve  ces  mérites  dans  de  simples  dessins,  mais  avec 
infiniment  plus  de  naturel  et  de  vérité.  Dans  le  temps  où  il  produisit 
ces  merveilles,  il  n'avait  pas  encore  éprouvé  le  besoin  d'enchérir 
sur  l'effet  de  sa  composition  par  des  explications  adressées  à  cette 
partie  du  public  à  laquelle  l'art  ne  parlerait  pas  suffisamment;  il 
ne  met  qu'un  titre  :  l' Aumône,  le  Menuet,  le  Soldai  musicien,  etc.; 
encore  se  dispense-t-il  le  plus  souvent  de  cette  simple  indication. 

Ces  réflexions  s'appliquent  surtout,  comme  nous  l'avons  dit,  aux 
ouvrages  de  son  plus  beau  temps.  Il  prit  assez  tôt  l'habitude  d'une 
exécution  plus  preste  et  plus  habile  :  habile  ne  devrait  pas  être  le 
mot,  carie  comble  de  l'habileté,  n'est-ce  pas  d'arriver  à  l'effet  par  la 
simplicité  des  moyens?  Et  c'est  la  qualité  qui  caractérise  entre 
toutes  les  dessins  de  sa  première  manière,  alors  qu'il  s'inquiétait 
peut-être  moins  de  plaire  que  d'exprimer  fortement  ses  idées.  Un 
peu  plus  tard,  l'adresse  de  la  main,  devenue  plus  remarquable, 
l'entraînait  souvent  dans  une  exécution  dont  la  précision  et  la  dé- 
licatesse ne  sont  pas  exemptes  d'une  certaine  coquetterie.  Cette 


238  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

adresse  merveilleuse  n'enlevait  rien  du  reste  à  la  franchise  de  ses 
inventions.  La  composition,  plus  spirituelle  quelquefois  par  l'inten- 
tion, n'en  demeure  pas  moins  profonde  et  incisive,  sans  rien  de 
hâté  ou  de  négligé.  Il  semblerait  aussi  qu'il  fût  plus  soigneux,  à 
mesure  que  ses  dessins  se  répandaient  davantage,  de  donner  à  sa 
pensée  plus  de  clarté  et  plus  de  fmi,  pour  la  rendre  plus  acces- 
sible à  la  foule;  mais  cette  pensée  se  retrouve  toujours  à  travers  les 
variations  de  son  exécution. 

Gharlet  travaillait  continuellement ,  moins  pour  augmenter  ses 
minces  ressources  que  pour  céder  au  besoin  impérieux  de  produire. 
Sa  merveilleuse  aptitude  à  inventer  le  rendait  aussi  plus  difficile 
pour  ses  ouvrages.  Il  se  dégoûtait  souvent  d'une  œuvre  commencée 
et  se  trompait  même  quelquefois  sur  la  valeur  de  ce  qu'il  avait  jeté 
sur  la  pierre  ou  sur  le  papier.  Il  lui  arrivait  de  déchirer  brusque- 
ment des  dessins  que  les  amateurs  trouvaient  admirables;  il  les  re- 
commençait alors,  mais  sans  se  répéter.  On  a  une  foule  de  variantes 
de  ses  lithographies;  il  est  curieux  de  les  suivre  dans  ces  aspects  dif- 
férens  de  la  môme  pensée.  Ces  remaniemens  nombreux  le  sont  de- 
venus bien  davantage  quand  il  s'est  mis  à  faire  de  la  peinture.  La 
pratique  de  la  lithographie,  où  les  retouclies  sont  presque  impos- 
sibles et  enlèvent  toujours  au  dessin  une  partie  de  sa  fraîcheur,  le 
portait,  quand  il  était  mécontent,  à  recommencer  son  dessin  sur 
une  pierre  dilférente.  Dans  le  tableau  au  contraire,  où  la  toile  plus 
complaisante  se  prête  facilement  aux  repentirs  du  maître,  Charlet  ar- 
rivait plus  difficilement  encore  à  se  satisfaire.  Un  tableau  demande 
des  préparations,  des  essais  nombreux;  la  nécessité  de  mettre  d'ac- 
cord l'ensemble  de  ses  parties  rend  impossible  tout  ce  qui  paraît 
improvisation  et  premier  jet.  Dans  le  cadre  restreint  d'un  dessin, 
la  pensée  de  l'artiste,  concentrée  sur  un  petit  nombre  d'objets  et 
par  conséquent  de  difficultés,  embrasse  en  quelque  sorte  le  sujet 
et  les  moyens  de  le  rendre  avec  plus  de  netteté.  Il  n'en  est  pas  de 
même  dans  un  tableau,  où  ces  difficultés  s'accroissent  en  raison  de 
la  dimension,  où  les  exigences  de  l'effet  et  surtout  de  la  couleur 
présentent  à  l'artiste  une  foule  de  problèmes  nouveaux  qui  tiennent 
en  échec  la  verve  et  la  facilité  de  la  main.  Charlet  ne  s'était  pas 
familiarisé  de  bonne  heure  avec  ces  difficultés  toutes  spéciales;  elles 
étonnèrent  son  génie,  et  s'il  s'opiniâtra  à  continuer  de  peindre,  ce 
fut  sans  doute  par  une  secrète  indignation  de  voir  tant  de  médiocres 
peintres  se  trouver  à  l'aise  au  milieu  de  difficultés  qu'il  ne  croyait 
jamais  avoir  suffisamment  surmontées.  Plus  exigeant  encore  pour 
lui-même  dans  ses  tableaux  et  peu  confiant  dans  son  inspiration 
ordinaire,  il  lui  arriva  souvent  d'effacer  d'admirables  morceaux  qu'il 
ne  remplaçait  pas  toujours  avec  plus  de  bonheur.  Cette  marche 


PEINTRES    CONTEMPORAINS.  239 

contrainte  ne  laissait  au  reste  aucune  trace  dans  le  résultat  de  ces 
remaniemens  multipliés. 

Qni  ne  se  rappelle  cette  admirable  Uctraîte  de  Russie,  qui  a  été 
sa  production  la  plus  éclatante  dans  ce  genre?  La  conception  de  ce 
tableau  est  vraiment  eiïrayante;  le  cœur  se  serre  devant  cette  im- 
mense- solitude  marquée  Çcà  et  là  par  des  formes  humaines  enseve- 
lies sous  la  neige,  sinistres  jalons  de  cette  marche  désolée.  Charlet 
l'intitule  modestement  Épisode.  Ce  n'est  pas  un  épisode,  c'est  un 
poème  tout  entier;  ce  n'est  ni  la  retraite  de  Ney,  ni  la  Bérésina;  ce 
n'est  ni  Murât,  ni  Eugène,  ni  Napoléon  lui-même,  déjà  disparu  de 
ce  lugubre  théâtre,  emportant  sa  part  de  l'horrible  désespoir  qui 
précipite  ces  cent  mille  malheureux  :  c'est  l'armée  d'Austerlitz  et 
d'Iéna,  devenue  une  horde  hideuse,  sans  lois,  sans  discipline,  sans 
autre  lien  que  le  malheur  commun.  Dans  cette  toile  semée  de  dé- 
tails poignans,  rien  ne  distrait  l'esprit  de  la  puissante  unité  de  la 
conception,  et  l'exécution  en  est  pleine  de  nerf  et  de  vérité  malgré 
ces  tâtonnemens  dont  nous  avons  parlé.  Ce  qui  conserve  aux  ta- 
bleaux de  Charlet  autant  de  franchise  qu'à  ses  autres  œuvres,  c'est 
qu'au  lieu  de  retoucher  des  morceaux  séparés  ou  de  les  compléter, 
il  aimait  mieux  recommencer  entièrement  de  grandes  parties,  et 
retrouvait  ainsi  pour  finir  tout  l'entrain  qu'il  avait  apporté  en  com- 
mençant. 

Il  ne  faudrait  pas  confondre  cet  entrain  et  cette  verve,  sans  la- 
quelle il  ne  pouvait  rien  produire,  avec  ce  qu'on  a  chez  lui  appelé 
son  talent  d'improvisation.  Les  grands  génies  ont  rarement  impro- 
visé. Si  l'on  rencontre  quelquefois  dans  de  beaux  ouvrages  de  ces 
parties  dans  lesquelles  la  conception,  l'arrangement  et  l'exécution 
ont  marché  comme  de  concert,  ces  parties  sont  en  petit  nombre 
et  se  comptent  facilement,  même  chez  les  hommes  privilégiés. 
Eh  quoi!  improviser,  c'est-à-dire  ébaucher  et  finir  dans  le  même 
temps,  contenter  l'imagination  et  la  réilexion  du  même  jet,  delà 
même  haleine,  sans  hésitation  ni  faiblesse,  ce  serait,  pour  un  mor- 
tel, parler  la  langue  des  dieux  comme  sa  langue  de  tous  les  jours! 
Connaît-on  bien  tout  ce  que  le  talent  a  de  ressources,  même  pour 
cacher  ses  efforts,  et  qui  pourra  dire  ce  que  tel  passage  admirable 
a: coûté?  La  meilleure  preuve  de  ce  labeur  persévérant  dont  les 
grands  esprits  gardent  le  secret,  c'est  la  rareté  des  beaux  ouvrages: 
elle  n'est  pas  moins  frappante  dans  le  grand  nombre  de  ceux  qu'en- 
gendre facilement,  il  est  vrai,  une  prétendue  et  déplorable  impro- 
visation. Tout  au  plus  ce  qu'on  pourrait  appeler  improvisation  chez 
le  peintre  serait-il  la  fougue  de  l'exécution  sans  retouches  ni  re- 
pentirs; mais  sans  l'ébauche,  et  sans  l'ébauche  savante  et  calculée 
en  vue  de  l'achèvement  définitif,  ce  tour  de  force  serait  impossible 


240  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

même  à  un  artiste  comme  Tintoret,  qui  passe  pour  le  plus  fougueux 
des  peintres,  et  à  Rubens  lui-même.  Chez  ce  dernier  en  particulier, 
ce  travail  suprême,  ces  dernières  touches  qui  complètent  la  pensée 
de  l'aitiste  ne  sont  pas,  comme  on  pourrait  le  croire  à  leur  force  et 
à  leur  fermeté,  le  travail  qui  a  excité  au  plus  haut  point  la  verve 
créatrice  du  peintre.  C'est  dans  la  conception  de  l'ensemble  dès  les 
premiers  linéamens  du  tableau,  c'est  surtout  dans  l'arrangement  des 
parties  qui  le  composent  que  s'est  exercée  la  plus  puissante  de  ses 
facultés;  c'est  là  qu'il  a  vraiment  travaillé.  Son  exécution,  si  sûre 
d'ailleurs  et  si  passionnée,  n'était  qu'un  jeu  pour  un  homme  comme 
Rubens,  quand  il  s'était  rendu  maître  de  son  sujet,  quand  l'idée, 
en  quête  d'elle-même,  si  l'on  peut  parler  ainsi,  était  devenue  claire 
dans  son  esprit. 

Ces  réflexions  peuvent  s'appliquer  à  cette  faculté  d'improviser 
qu'on  a  attribuée  à  Charlet  à  cause  de  son  extrême  facilité.  Devant 
cette  pierre  entièrement  blanche,  sur  laquelle  il  traçait  à  peine 
quelques  points  pour  se  reconnaître,  il  lui  anivait  souvent  de  com- 
mencer son  dessin  par  une  tête  ou  toute  autre  partie,  qu'il  finissait 
presque  sans  y  revenir.  Le  caractère,  le  mouvement  semblaient  lui 
venir  d'eux-mêmes,  et  il  les  accusait  avec  autant  de  sûreté  que  s'il 
eût  rendu  un  modèle  posé  devant  lui  ;  mais  était-ce  bien  là  tout  son 
travail  et  tout  l'effort  de  sa  pensée?  Ses  modèles  avaient  effective- 
ment posé  devant  lui,  il  les  avait  cherchés  et  découverts  :  il  s'était 
attablé  avec  eux,  il  avait  surpris  dans  leurs  confidences  et  sur  leur 
visage  tout  ce  qu'il  lui  fallait  pour  donner  la  vie  à  son  dessin;  il  ne 
s'était  séparé  de  son  invalide,  de  son  cuirassier  ou  de  son  hussard 
qu'après  se  l'être  approprié  en  quelque  sorte,  et  il  venait  résumer 
devant  sa  table  ou  à  son  chevalet  tout  ce  qu'il  avait  voulu  en  conser- 
ver, c'est-à-dire  un  type  plus  comique  et  plus  intéressant  que  l'ori- 
ginal lui-même. 

C'est  le  nombre  vraiment  extraordinaire  de  ses  ouvrages  qui  a 
fait  penser  à  tout  le  monde  que  Charlet  improvisait.  Sa  vie  n'a  pas 
été  bien  longue,  et  il  semble,  à  voir  ce  qu'il  a  laissé,  qu'il  ait  vécu 
trois  âges  d'homme.  Son  pieux  historien,  dans  un  catalogue  con- 
sciencieux et  parfaitement  raisonné,  anoté  le  nombre  de  ses  li- 
thographies :  un  travail  plus  curieux  peut-être  eût  été  de  compter 
le  nombre  de  ses  chefs-d'œuvre,  qui  est  prodigieux.  Il  serait  im- 
possible de  trouver  la  trace  de  ses  innombrables  aquarelles  et  de 
ses  tableaux,  qui  se  sont  répandus  dans  toute  l'Europe.  Il  y  a  peu- 
d'années  encore,  la  Bibliothèque  ne  contenait  que  de  rares  échan- 
tillons d'un  maître  si  fécond  et  qui  honore  la  France  à  si  juste  titre; 
nous  apprenons  que  cette  lacune  a  été  comblée  en  partie  à  la  suite 
de  la  vente  récente  d'une  riche  collection. 


PEINTRES    CONTEMPORAINS.  2Zil 

Charlet  est  de  la  lignée  de  ces  immortels  railleurs  qui  s'attaquent 
au  ridicule  ou  au  vice  plus  sûrement  que  les  prédicateurs  de  vertu. 
Qui  croirait  que  de  simples  dessins  puissent  arriver  à  un  comique 
aussi  profond  et  résumer  dans  une  simple  feuille  tout  un  caractère 
et  presque  toute  une  action?  Ses  figures  sont  si  frappantes  et  si 
vraies,  le  point  où  il  saisit  son  personnage,  l'entourage  qu'il  lui 
donne,  figures  ou  accessoires,  est  tellement  celui  qui  doit  faire  res- 
sortir l'idée,  que  je  n'hésite  pas  à  le  placer,  pour  la  peinture  des 
caractères,  à  côté  de  Molière  et  de  La  Fontaine.  Le  langage  dans 
lequel  il  s'est  exprimé  n'est  pas  celui  de  ces  hommes  divins;  mais 
son  image  est  aussi  pénétrante  que  leur  prose  ou  que  leurs  vers.  Il 
ne  farde  point,  il  n  embellit  point.  Il  est  impitoyable  pour  l'ad'ecta- 
tion  et  la  fausse  sensibilité.  11  ne  prend  le  mot  d'aucune  coterie  hu- 
manitaire. Encore  moins  a-t-il  été  un  homme  de  salon  :  la  robuste 
complexion  de  son  esprit  ne  pouvait  s'accommoder  de  cette  singu- 
lière société  qui  ne  vit  qu'aux  bougies  et  qui  ne  voit  la  nature  qu'à 
travers  l'Opéra,  qui  méprise  Rubens  et  trouve  le  beau  dans  les  poses 
d'une  danseuse.  Méconnu  de  ce  monde  factice  auquel  ses  ouvrages 
n'arrivaient  même  pas,  on  a  vu  qu'il  n'avait  pas  trouvé  chez  ce 
qu'on  appelle  le  public  un  accueil  bien  sympathique  (1).  Ln  bon 
nombre  de  belles  planches  sont  restées  chez  l'éditeur  sans  trouver 
d'acheteurs.  Il  a  cru  souvent  s'être  trompé,  et  il  lui  arrivait  de  s'en 
prendre  à  lui-même  autant  qu'à  la  sottise  qui  l'avait  dédaigné. 
Après  la  suite  admirable  de  lithographies  dans  laquelle  il  a  retracé 
les  costumes  de  la  garde  impériale,  il  avait  entrepris  un  travail 
analogue  sur  ceux  de  l'ancienne  armée  de  ligne,  et  il  avait  intitulé 
ce  recueil  la  Vieille  armée  française.  Il  en  fit  douze  pour  commen- 
cer, et  au  bout  de  trois  mois  il  en  avait  vendu  pour  llx  francs. 
Déconcerté  par  ce  mauvais  succès,  il  s'était  rendu  chez  l'éditeur 
et  s'était  fait  apporter  et  ranger  devant  lui  les  pierres  malencon- 
treuses, pour  les  retoucher,  disait-il.  Au  bout  de  quelques  instans, 
les  douze  dessins  étaient  grattés  sans  pitié,  et  tout  espoir  de  les 
conserver  complètement  anéanti.  Les  épreuves  qui  restent  de  cet 
essai  sont  d'une  grande  rareté,  comme  on  peut  croire,  et  recher- 
chées avec  empressement,  ainsi  que  beaucoup  d'autres  planches 
efïacées  aussi  ou  abandonnées  sans  avoir  été  achevées. 

Charlet  n'a  pa3  vu  de  discussions  s'élever  sur  ses  naïfs  chefs- 
d'œuvre  :  le  public  ne  se  doutait  pas  de  son  mérite,  qui  n'a  été  ap- 
précié que  des  seuls  artistes.  Il  leur  était  impossible  de  méconnaître 
cette  supériorité  de  main  et  d'intelligence.  Plusieurs  de  ceux  qui 

(4)  «  Le  bon  sens  des  masses  est  admirable,  disait  Charlet,  mais  elles  se  trompent 
resque  toujours.  » 

TOME  XXXVH.  16 


2Zi2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

se  croyaient  placés  dans  une  sphère  plus  élevée  de  l'art  ont  sp- 
plaudi  à  son  talent  sans  lui  faire  l'honneur  d'en  être  jaloux,  et  son 
genre  en  apparence  restreint,  dans  un  temps  où  l'on  admirait  avant 
tout  l'habileté  dépensée  sur  des  toiles  gigantesques,  l'a  sauvé  des 
critiques  aveugles  ou  malveillantes.  Sa  gloire  brillerait  bien  vite 
aujourd'hui  de  tout  l'éclat  qu'elle  ne  peut  manquer  d'obtenir  tôt 
ou  tard,  si  ses  ouvrages  étaient  de  la  nature  de  ceux  qu'on  peut 
retrouver  dans  des  galeries  ou  des  monumens.  Ceux-là  parlent  pour 
l'artiste  après  qu'il  a  disparu  :  il  n'est  pas  besoin  que  des  voix 
émues  s'élèvent  pour  le  rappeler  à  la  mémoire  des  générations  qui 
se  succèdent.  Les  gravures,  les  dessins  se  perdent  dans  les  cartons 
des  amateurs,  et  ne  voient  plus  guère  la  lumière  comme  au  temps 
où  ils  ont  été  produits  et  où  on  les  trouvait  exposés  partout.  Celui 
qui  écrit  ces  lignes  sait,  comme  tous  ceux  qui  aiment  la  peinture, 
combien  sont  insufTisans  de  froids  panégyriques  ou  des  descriptions 
pour  donner  seulement  une  idée  de  beaux  ouvrages  produits  par  le 
crayon  ou  par  le  pinceau.  Il  aurait  désiré  présenter  une  analyse  de 
quelques-unes  de  ces  merveilles  du  génie  de  Gharlet  dans  lesquelles 
ce  grand  artiste  a  touché  si  souvent  au  sublime  de  l'émotion.  Il  a 
été  effrayé  de  son  impuissance  et  de  la  difficulté  d'une  tâche  si 
ingrate,  et  enfin  complètement  détourné  en  pensant  au  nombre  in- 
fini de  belles  pièces  qu'il  lui  eût  fallu  citer.  Quant  à  cette  partie  du 
public  qui  ne  demande  pas  mieux  que  de  s'instruire  sur  cette  gloire 
encore  voilée,  c'est  lui  rendre  un  service  véritable  que  de  la  renvoyer 
à  l'ouvrage  même  de  M.  de  La  Combe;  on  y  trouvera  sur  la  personne 
de  Gharlet  et  sur  ses  ouvrages  des  informations  qu'on  ne  peut  trou- 
ver ailleurs,  et  qui  sont  le  produit  des  recherches  les  plus  conscien- 
cieuses. On  y  trouvera  surtout  les  précieuses  lettres  qui  donnent 
une  idée  si  originale  et  si  caractéristique  de  son  esprit.  Rabelais 
eût  écrit  ainsi,  s'il  eût  vécu  dans  notre  temps. 

Eugène  Delacroix. 


CIIROINIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


31  décembre  18G1. 

Nous  voyons  s'achever  tristement  une  année  qui  certes  n'aura  pas  place 
parmi  les  olympiades  brillantes  et  heureuses  de  ce  siècle.  La  fâcheuse  ori- 
ginalité de  cette  date  de  1861,  c'est  d'avoir  étendu  à  la  plus  jeune  des  so- 
ciétés modernes,  à  la  grande  république  américaine,  le  malaise,  l'incerti- 
tude, le  travail  de  dissolution,  l'esprit  d'incohérence  et  d'extravagance  dont 
souffre  la  caduque  Europe.  Le  spectacle  de  la  crise  des  États-Unis  ne  semble 
pas  fait  pour  nous  rendre  plus  sages  ou  mieux  assurés  dans  nos  voies  de  ce 
côté-ci  de  l'Atlantique.  Manquant  à  la  fois  de  prudence  et  d'entrain,  nous 
ne  finissons  point  les  questions  commencées.  Nous  ne  savons  si  nous  de- 
vons nous  préparer  à  de  nouvelles  luttes  militaires,  ou  si  nous  devons  abor- 
der avec  une  confiante  ardeur  les  œuvres  de  la  paix.  L'esprit  de  révolution 
est  aussi  hésitant,  on  dirait  presque  aussi  fatigué,  que  l'esprit  de  con- 
servation. La  mort  d'un  homme  dont  la  figure  grandit  à  vue  d'oeil  de  l'autre 
côté  de  la  tombe  a  troublé  et  paralysé  la  révolution  italienne.  Faute 
d'hommes,  les  nationalités  militantes  et  souffrantes  s'arrêtent  et  vacillent 
dans  les  luttes  qu'elles  ont  entreprises.  Faute  d'hommes,  les  gouvernemens 
ne  peuvent  ni  prévenir  ni  surmonter  les  embarras  qui  grossissent  devant 
eux. 

Un  mal  singulier  a  d'ailleurs  atteint  tous  les  gouvernemens  à  la  fois, 
le  mal  des  finances  surmenées,  gaspillées,  dilapidées.  Presque  tous  les  états 
s'aperçoivent  en  même  temps  qu'ils  ont  fait  une  consommation  ruineuse  de 
capitaux,  et  cependant  ils  n'ont  ni  la  sagesse  ni  la  force  de  s'arrêter  dans 
leurs  dépenses.  Si  Ton  part  de  la  Turquie  pour  aller  jusqu'aux  États-Unis, 
dans  tous  les  pays  on  voit  la  plaie  financière  béante.  La  Turquie  est  victime 
d'une  misérable  dette  flottante  de  2  ou  300  millions;  mais  ces  pauvres  Turcs, 
que  l'on  dit  exaspérés,  sont  au  fond  devenus  si  dociles  sous  la  cruelle  dis- 
cipline de  la  misère,  qu'en  vendant  une  portion  des  immenses  biens  du 
clergé  ^musulman,  en  aliénant  des  wakoufs,  il  ne  serait  pas  difficile,  si  l'on 


244  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

s'y  appliquait  sérieusement,  de  tirer  le  trésor  ottoman  de  la  gône  et  de  ré- 
tablir un  ordre  quelconque  dans  l'empire.  Après  les  finances  de  la  Turquie, 
les  plus  mauvaises  de  l'Europe  sont  celles  de  la  Russie.  La  Russie  est  un 
pays  riche  assurément;  ses  misères  financières  n'accusent  que  Timpéritie 
de  son  gouvernement,  lequel,  après  avoir  sollicité  pour  les  voies  ferrées  le 
concours  des  capitaux  étrangers,  a  cru  habile  de  faire  perdre  soixante  mil- 
lions aux  capitalistes  qui  avaient  répondu  à  son  appel.  Les  finances  autri- 
chiennes sont  plus  mal  famées  que  celles  de  la  Russie  :  c'est  à  tort;  elles 
sont  pitoyables  sans  doute,  mais  du  moins  on  n'en  dérobe  pas  les  misères 
à  la  publicité.  L'Autriche  vient  de  faire  sa  confession  financière  devant  le 
Reichsralh;  c'est  une  récapitulation  de  déficit  annuels  considérables  qui 
n'ont  pas  cessé  depuis  quatorze  ans  :  le  crédit  faisant  radicalement  défaut, 
la  confiance  et  la  bonne  harmonie  manquant  à  la  situation  politique,  on 
ne  sait  comment  l'Autriche  pourra  conjurer  ces  désastres.  L'Italie,  pour 
deux  exercices  seulement,  1861  et  1862,  annonce  un  déficit  de  700  mil- 
lions. Il  est  vrai  qu'elle  comble  cette  lacune  avec  des  ressources  prove- 
nant des  emprunts  négociés,  qui  s'élèvent  à  environ  550  millions,  et 
qu'elle  compte  pourvoir  au  reste  avec  des  impôts  :  situation  très  délicate, 
mais  qui  serait  promptement  sauvée,  si  la  politique  ne  jouait  pas  de  mau- 
vais tours  à  l'Italie.  Nous  ne  parlons  pas  de  la  France,  qui  a  peu  d'efTorts 
à  faire,  des  impôts  nouveaux  à  créer,  un  emprunt  à  négocier,  pour  éviter 
le  danger  qu'elle  a  entrevu.  Nous  ne  parlons  pas  de  l'Angleterre,  qui  en  un 
mois  vient,  dit-on,  de  dépenser  de  3  à  6  millions  sterling  en  armemens  ma- 
ritimes, et  qui,  lors  môme  que  son  conflit  avec  les  États-Unis  n'irait  pas 
jusqu'à  la  guerre,  aura  probablement  de  ce  chef  à  ajouter  quelques  pence 
par  livre  à  son  income-lax.  Nous  ne  parlons  pas  de  l'Espagne,  dont  les 
finances  dans  ces  derniers  temps  avaient  paru  s'améliorer,  mais  qui,  mal- 
gré sa  fierté  proverbiale,  ne  craint  pas  de  compromettre  son  crédit  renais- 
sant en  manquant  aux  engagemens  qu'elle  avait  pris  envers  les  victimes  de 
ses  anciennes  banqueroutes.  Restent  les  États-Unis,  qui  cette  année,  en 
prodigalités  financières  comme  en  convulsions  politiques,  dépassent  tout  le 
monde.  En  moins  de  deux  ans  de  guerre  civile,  les  États-Unis  auront  dé- 
pensé plus  de  3  milliards.  D'un  bond,  ils  seront  arrivés  à  se  donner  une 
dette  fédérale  énorme.  Profond  désordre  moral  et  manque  de  décision  et 
d'énergie,  vaste  déperdition  des  forces  économiques  du  monde  constatée 
par  l'épuisement  de  toutes  les  finances  publiques,  voilà,  au  point  de  vue 
politique,  le  fond  de  l'année  1861.  En  même  temps  disparaissent  des  hommes 
qui  donnaient  du  ton  aux  pays  auxquels  ils  appartenaient  ou  en  mainte- 
naient discrètement  l'équilibre  :  il  y  a  quelques  mois,  le  comte  de  Cavour; 
il  y  a  quelques  jours,  le  prince  Albert.  Le  drame,  en  se  traînant,  se  com- 
plique, et  quelques-uns  des  personnages  qui  avaient  le  plus  d'influence  sur 
la  conduite  de  l'action  ont  disparu.  1861  transmet  à  1862  un  pénible  héri- 
tage. 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  2Zl5 

Le  legs  le  plus  redoutable  de  Tannée  qui  expire  est  la  querelle  anglo- 
américaine  provoquée  par  l'afTaire  du  Trent.  L'issue  de  ce  conflit  peut  être 
si  grave  qu'il  est  impossible  que  l'attention  ne  se  détourne  point  des  afifaires 
intérieures  de  l'Europe  pour  s'absorber  sur  les  nouvelles  d'Amérique  jus- 
qu'à ce  que  les  choses  aient  pris  enfin  un  tour  décisif.  La  menace  de  ce 
terrible  duel  des  deux  fractions  de  la  race  anglo-saxonne  tient  le  monde 
entier  en  suspens.  Cette  année  se  ferme  sans  que  nous  sachions  encore  si 
les  États-Unis  accorderont  la  réparation  qui  leur  est  demandée  par  l'Angle- 
terre. Les  dernières  dépêches  disent  bien,  d'après  les  journaux  de  New- 
York,  que  le  gouvernement  de  M.  Lincoln  ne  rendra  pas  la  liberté  à  MM.  Ma- 
son  et  Slidell  ;  mais  les  affirmations  de  la  presse  de  New^-York  n'ont  aucun 
caractère  officiel,  et  nous  restons  encore  dans  le  doute.  Il  nous  est  cepen- 
dant difficile  d'espérer  que  le  gouvernement  américain  enlève  du  premier 
coup  tout  prétexte  à  la  guerre  par  la  restitution  des  commissaires  du  sud. 
Les  manifestations  populaires  si  favorables  au  capitaine  Wilkes,  les  appro- 
bations officielles  données  à  cet  officier,  la  promotion  qui  l'a  récompensé, 
le  caractère  des  prisonniers  considérés  par  la  masse  des  unionistes  non 
comme  des  ambassadeurs  ennemis,  mais  comme  de  coupables  rebelles,  la 
situation  du  gouvernement  américain,  qui  a  besoin  de  toute  sa  force  morale 
et  de  l'adhésion  passionnée  du  peuple  pour  faire  face  à  une  si  vaste  guerre 
civile,  tout  donne  à  croire  que  le  président  et  ses  ministres  ne  pourront 
pas  céder  à  la  première  sommation  d'un  gouvernement  étranger  contre 
lequel  le  peuple  américain  nourrit  de  si  vives  préventions.  Il  nous  paraît 
donc  probable  qu'il  ne  sera  pas  donné  satisfaction  à  l'ultimatum  du  cabinet 
anglais,  et  que  lord  Lyons  quittera  l'Amérique.  La  rupture  des  relations 
diplomatiques  est  un  fait  bien  grave  assurément;  mais  ee  n'est  point  encore 
la  guerre.  C'est  après  le  départ  de  lord  Lyons,  après  les  contre-proposi- 
tions que  le  cabinet  de  Washington  ne  manquera  pas  d'adresser  au  gouver- 
nement anglais,  qu'il  importera  que  l'opinion  publique,  non-seulement  en 
Angleterre,  mais  en  Europe,  prenne  en  sérieuse  considération  la  situation 
des  États-Unis  et  la  perspective  de  cette  guerre  dont  on  sera  menacé. 

Le  gouvernement  anglais,  nous  le  savons,  a  posé  la  question  sur  un  ter- 
rain de  droit  strict  où  en  effet  sa  cause  paraît  si  invincible  qu'il  ne  lui 
semble  pas  permis  de  l'affaiblir  par  des  concessions.  L'Angleterre  ne  dis- 
cute point  la  question  de  savoir  si  MM.  Mason  et  Slidell  pouvaient  être 
considérés  comme  contrebande  de  guerre  et  pouvaient  à  ce  titre  être  saisis 
à  bord  d'un  navire  neutre  :  l'Angleterre  se  borne  à  nier  qu'un  officier  pût 
s'ériger  en  juge  dans  une  telle  cause,  dont  la  décision  ne  devait  appartenir 
qu'à  une  cour  d'amirauté.  Le  capitaine  Wilkes  se  substituant  arbitraire- 
ment à  l'autorité  judiciaire,  seule  compétente  pour  donner  un  caractère 
légal  à  sa  prise,  l'Angleterre  ne  peut  voir  dans  l'acte  qu'il  a  commis  sur  le 
Trent  qu'un  fait  de  violence,  qu'un  outrage  accompli  contre  le  pavillon  bri- 
tannique. Enfermée  dans  ces  termes  de  légalité  rigoureuse,  la  protestation 


246  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

et  la  revendication  anglaises  sont  d'une  justice  inflexible  et  absolue;  mais 
l'équité  et  môme  la  politique  permettent-elles  ou  conseillent-elles  toujours 
de  placer  ainsi  les  questions  dans  d'infranchissables  limites?  N'y  a-t-il  pas 
des  argumens  qui,  sans  avoir  une  valeur  juridique  absolue,  possèdent  ce- 
pendant en  politique  une  influence  très  grande  et  parlent  aux  consciences 
au  nom  de  l'équité?  Par  exemple  cette  aflaire  du  Trent  ne  fournit-elle  pas 
elle-même  des  argumens  de  cette  nature?  Nous  en  connaissons  deux  de 
cette  sorte,  celui  que  le  capitaine  Wilkes  a  exposé  dans  son  rapport  et  celui 
que  le  général  Scott  a  présenté  dans  sa  lettre  au  consul  des  États-Unis  à 
Paris.  Le  capitaine  "Wilkes  explique  dans  son  rapport  que  c'est  pour  mé- 
nager les  intérêts  anglais,  des  intérêts  innocens,  qu'il  n'a  pas  voulu  opérer 
la  capture  du  Trent.  La  raison,  au  point  de  vue  du  droit,  n'est  pas  sérieuse; 
mais,  au  point  de  vue  pratique,  n'est-il  pas  étrange  que,  si  le  capitaine 
américain  eût  fait  subir  un  plus  grave  dommage  aux  intérêts  anglais  enga- 
gés dans  le  Trent,  il  eût  échappé  à  la  logique  judiciaire  dans  laquelle  les 
juristes  britanniques  enserrent  la  culpabilité  de  son  acte?  Il  y  a  là  une  de 
ces  contradictions  morales  que  la  politique  a  justement  pour  devoir  de 
concilier,  au  lieu  de  les  abandonner  au  recours  aveugle  de  la  force  bru- 
tale. Il  en  est  de  même  de  l'argument  du  général  Scott.  Le  vieux  général 
disait  que  les  États-Unis  ne  feraient  pas  difliculté  de  rendre  les  prisonniers, 
si  de  son  côté  l'Angleterre  consentait  à  reconnaître  en  termes  généraux  le 
principe  du  droit  des  neutres,  qui  serait  consacré  par  le  fait  spécial  de 
cette  restitution.  Évidemment,  dans  la  logique  du  droit,  la  condition  mise 
par  le  général  Scott  à  la  réparation  d'une  injure  particulière  n'a  pas  de 
force.  Il  n'y  a  pas  de  connexité  entre  un  acte  injuste,  dont  le  redressement 
est  poursuivi,  et  la  proclamation  d'un  principe  général  imposé  en  récipro- 
cité à  la  partie  ofl'ensée.  Cependant  la  transaction  suggérée  par  le  général 
Scott,  en  dépit  des  légistes  de  chancellerie,  a  grande  prise  sur  la  conscience 
humaine.  C'est  encore  un  de  ces  cas  où  la  politique  doit  bien  peser  si  le 
summum  j m  n'est  pas  la  siimma  injuria,  et  où  la  pensée  de  l'homme  d'état 
doit  s'élever  au-dessus  de  la  limite  que  se  pose  l'esprit  d'un  attorney  ou 
d'un  procureur. 

Il  nous  semble  impossible  que  l'Angleterre,  qui  a  eu  pendant  un  mois  le 
temps  de  réfléchir  mûrement  aux  conséquences  d'une  rupture  brusque  et 
violente  avec  les  États-Unis,  veuille  aujourd'hui  emprisonner  l'Amérique  et 
s'emprisonner  elle-même  dans  un  cercle  de  Popilius,  L'on  a  dans  ces  der- 
niers temps  beaucoup  parlé  des  anciennes  injures  que  l'Angleterre  a  eu  à 
soufl'rir  de  la  part  des  États-Unis  et  des  concessions  réitérées  qu'elle  a  cru 
devoir  faire  à  d'autres  époques  à  l'intraitable  impétuosité  américaine.  L'on 
a  ajouté  qu'autrefois  c'est  l'intérêt  du  coton  qui  rendait  l'Angleterre  si  ac- 
commodante, qu'aujourd'hui  au  contraire,  les  États-Unis  étant  déchirés  par 
la  guerre  civile  et  la  sortie  du  coton  empêchée  par  le  blocus  des  ports 
du  sud,  l'Angleterre  est  sollicitée  par  l'occasion  et  poussée  par  l'intérêt 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  247 

à  tirer  des  anciennes  insultes  une  vengeance  suprême.  Ceux  qui  parlent 
ainsi  calomnient  l'Angleterre  dans  le  passé,  et,  nous  en  avons  confiance,  la 
calomnient  dans  le  présent.  Au  temps  où  elle  a  réglé  ses  derniers  litiges 
avec  les  États-Unis  dans  un  esprit  de  modération  qu'on  a  étourdiment  taxé 
de  faiblesse,  les  ministres  de  l'Angleterre  étaient  sir  Robert  Peel,  lord  Aber- 
deen.  Ce  fut  sous  le  grand  ministère  de  sir  Robert  Peel  que  furent  termi- 
nées les  questions  de  TOregon  et  des  frontières  du  Maine.  Sir  Robert  Peel 
avec  ses  grandes  conceptions  économiques,  lord  Aberdeen  avec  son  esprit 
élevé  de  justice,  de  conciliation  et  de  paix,  étaient  placés  bien  au-dessus 
des  tentations  de  l'intérêt  sordide  et  des  conseils  d'une  lâche  pusillanimité. 
Nous  le  demandons  à  l'Angleterre  actuelle  :  quelle  était  à  cette  époque  la 
conduite  qui  devait  être  la  plus  profitable  à  sa  véritable  grandeur?  N'est-ce 
pas  celle  que  lord  Aberdeen  et  sir  Robert  Peel  ont  suivie?  L'Angleterre 
serait-elle  bien  aise  aujourd'hui  d'avoir  sacrifié  à  la  satisfaction  d'humi- 
lier la  jactance  américaine  ces  pacifiques  réformes  de  18Z|2  et  de  18Z|6  aux- 
quelles elle  a  dû  sa  paix  intérieure  et  sa  prospérité  au  milieu  des  agita- 
tions qui  depuis  ont  bouleversé  le  reste  de  l'Europe?  En  dépit  de  leurs 
émotions  présentes,  les  Anglais  feront  bien  de  ne  point  oublier  l'enseigne- 
ment de  ces  beaux  souvenirs.  Ils  feraient  bien  aussi,  lorsqu'on  les  exhorte 
à  profiter  de  la  détresse  des  États-Unis  pour  les  accabler  au  nom  d'an- 
ciennes injures,  de  se  reporter  encore  vers  le  passé. 

Quels  sont  en  Amérique  les  hommes  qui  se  sont  toujours  montrés  les  en- 
nemis arrogans  de  l'Angleterre?  Ce  sont  les  hommes  du  sud,  qui  ont  eu  le 
monopole  du  pouvoir  pendant  près  d'un  demi-siècle.  Ce  sont  les  hommes 
du  sud,  qui  ont  préconisé  cette  politique  d'annexion  qui  menaçait  l'Angle- 
terre, politique  de  flibustiers,  comme  les  Anglais  l'appelaient  avec  tant  de 
raison.  Ce  sont  les  hommes  du  sud,  du  parti  de  l'esclavage,  qui  favorisaient 
la  traite  et  cherchaient  aux  croiseurs  anglais  de  si  mauvaises  et  de  si  fré- 
quentes querelles.  Quels  sont  au  contraire  parmi  les  Américains  ceux  qui 
avaient  le  plus  d'affinité  avec  les  aspirations  généreuses  de  l'Angleterre, 
ceux  qui  étaient  ses  alliés  naturels?  Ce  sont  les  hommes  du  nord,  les  répu- 
blicains. Or,  aujourd'hui  que  les  hommes  du  sud,  le  parti  de  l'esclavage,  le 
parti  de  la  politique  flibustière,  le  parti  qui  s'était  fait  un  moyen  de  popu- 
larité de  son  insolence  envers  l'Angleterre  a  perdu  le  pouvoir  et  veut  bri- 
ser l'union  uniquement  parce  qu'il  a  perdu  le  pouvoir,  'c'est  au  profit  de  ce 
parti  et  de  ces  hommes,  qui  étaient  hier  ses  antagonistes  acharnés,  que 
l'Angleterre  voudrait  venger  les  injures  qu'elle  a  reçues  d'eux  autrefois,  en 
accablant  de  ses  réclamations  inexorables  et  de  tout  le  poids  de  sa  puis- 
sance maritime,  qui?  le  parti  qui  lui  a  toujours  été  le  plus  favorable,  le 
parti  qui  se  rapproche  le  plus  de  ses  principes,  le  parti  du  travail  libre,  le 
parti  républicain!  Parmi  les  contradictions  dont  nous  a  fatigués  la  politique 
contemporaine,  il  n'y  en  aurait  pas  de  plus  choquante  et,  nous  le  croyons 
aussi,  de  plus  imprévoyante. 


248  REVUE    DES    DEUX   5I0NDES. 

Il  faut  en  effet  que  les  peuples  de  l'Europe  dont  rinnuence  s'étend  au- 
delà  des  mers,  il  faut  que  la  France  aussi  bien  que  l'Angleterre  prennent  en 
considération  l'avenir  des  États-Unis.  Les  puissances  européennes,  la  France 
à  leur  tête,  se  sont  hâtées,  dans  l'affaire  du  Trenl,  de  se  prononcer  pour 
la  légitimité  des  réclamations  anglaises.  Cette  intervention  morale  dans  le 
différend  anglo-américain  a  été  de  notre  part  toute  gratuite.  La  France, 
comme  M.  Tliouvenel  le  rappelle  dans  sa  dépêche  du  3  décembre,  est  liée 
par  des  traités  avec  les  États-Unis  aux  mêmes  principes  de  droit  maritime; 
TAndeterre  n'ayant  pas  admis  ces  principes,  on  pourrait  comprendre  que 
les  États-Unis  fissent  à  l'Angleterre  l'application  des  règles  de  droit  mari- 
time qu'elle  professe,  sans  que  nous  fussions  autorisés  par  de  tels  actes  à 
douter  de  la  fidélité  de  la  république  américaine  à  remplir  les  obligations 
qu'elle  a  contractées  envers  nous.  Nous  ne  regrettons  pas  cependant  que 
la  France  et  l'Europe  aient  fait  connaître  à  l'Amérique  leur  pensée  unanime 
sur  l'affaire  du  Trent.  Cette  manifestation  d'opinion  peut  être  d'un  grand 
secours  pour  le  gouvernement  de  Washington.  Il  sera  plus  facile  à  ce  gou- 
vernement, qui  a  besoin  de  popularité,  de  consentir  à  des  réparations  lors- 
qu'il aura  l'air  de  céder  non  plus  seulement  à  un  ultimatum  appuyé  d'une 
menace  de  guerre,  mais  à  l'opinion  unanime  des  gouvernemens  amis  et 
désintéressés  de  l'Europe.  Nous  voyons  donc  dans  la  dépêche  de  M.  Thou- 
venel  une  marque  effective  d'intérêt  donnée  aux  États-Unis.  La  France,  si 
par  malheur  la  guerre  ne  peul  pas  être  prévenue,  doit  sans  doute  demeu- 
rer neutre;  mais  si  elle  pouvait  quelque  chose  pour  prévenir  la  guerre,  qui 
ne  souhaiterait  de  lui  voir  consacrer  à  une  telle  œuvre  ses  plus  sincères 
efforts  ? 

Nous  ne  pouvons  assister  avec  indifférence  à  cette  crise,  qui  menace  de 
dissolution  la  partie  la  plus  vivace  de  l'Amérique.  Le  cynisme  avec  lequel 
le  sud  semble  avoir  voulu  lier  pour  toujours  sa  cause  à  celle  de  l'escla- 
vage, le  grand  principe  du  travail  libre  sur  lequel  repose  la  prospérité  du 
nord,  ne  permettent  pas  aux  sentimens  généreux  d'hésiter  entre  les  deux 
parti-;.  Les  plus  pressans  intérêts  doivent  nous  faire  désirer  la  prompte  fin 
de  cette  crise,  à  laquelle  une  guerre  étrangère  donnerait  une  durée  et  des 
proportions  plus  dangereuses  en  augmentant  les  souffrances  que  l'Angle- 
terre, la  France  et  toute  l'Europe  en  ressentent  indirectement.  Or  la  crise 
américaine  ne  peut  finir  que  par  le  rétablissement  de  l'union.  La  doctrine 
sécessioniste,  si  elle  était  consacrée  par  le  succès,  serait  pour  les  états  de 
l'Amérique  septentrionale,  pour  ceux  du  nord  comme  pour  ceux  du  sud, 
une  cause  permanente  de  dissolution.  Elle  se  reproduirait  partout  et  à  tout 
propos.  L'état  se  séparerait  de  l'état,  le  comté  du  comté,  la  commune  de  la 
commune.  On  tomberait,  comme  dans  l'Amérique  méridionale,  en  une  anar- 
chie qui  n'aurait  pour  remède  que  de  mobiles  dictatures,  suscitées  et  ren- 
versées par  la  violence.  Si  la  guerre  civile  actuelle  se  prolonge,  ou  si  la 
fatalité  veut  qu'elle  soit  compliquée  d'une  guerre  étrangère,  le  nord  sera 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  2Zi9 

obligé  de  recourir  à  l'abolition  immédiate  et  radicale  de  l'esclavage,  à  la 
guerre  servile,  moyens  suprêmes  qui  ne  répareront  pas  le  mal,  mais  qui 
consommeront  la  ruine  du  sud.  On  voit  déjà  par  le  dernier  message  du 
président  Lincoln,  et  surtout  par  les  propositions  présentées  et  débattues 
au  congrès,  combien  il  est  difficile  au  nord  de  se  défendre  contre  la  ten- 
dance qui  mène  à  ces  extrémités  désespérées.  Pour  le  dire  en  passant,  de- 
puis le  commencement  de  cette  lutte,  on  n'a  pas  été  assez  juste  en  Europe 
envers  M.  Lincoln  et  ses  amis.  On  n'a  pas  tenu  assez  de  compte  de  la  ré- 
serve consciencieuse  qu'ils  ont  apportée  dans  cette  question  de  l'esclavage. 
Autant  que  cela  dépendait  d'eux,  ils  n'ont  pas  voulu  la  résoudre  sommaire- 
ment, dans  le  feu  d'une  guerre  civile,  au  prix  de  cruelles  incertitudes  et  de 
maux  incalculables.  Ils  ont  cherché  à  enlever  à  la  violence  la  solution  d'un 
si  redoutable  problème;  ils  se  sont  efforcés  de  resserrer  le  débat  entre  eux 
et  les  sécessionistes  sur  un  terrain  exclusivement  politique,  sur  la  question 
de  savoir  si  le  plus  respectable  de  tous  les  contrats,  celui  de  qui  dépend 
l'existence  d'un  état  constitué,  peut  être  rompu  au  bon  plaisir  de  l'un  des 
contractans.  Leur  modération  échouera  peut-être,  mais  il  importe  de  la  re- 
connaître pour  dégager  leur  responsabilité  des  terribles  conséquences  que 
peuvent  avoir  pour  l'humanité  les  nécessités  qui  seraient  créées  aux  États- 
Unis  par  les  complications  de  la  politique  étrangère. 
•  L'incident  d'une  guerre  avec  l'Angleterre  serait  d'autant  plus  déplorable 
qu'à,  l'heure  qu'il  est  un  grand  événement  militaire  qui  serait  favorable  à  la 
cause  du  nord  pourrait  conduire  plus  rapidement  qu'on  n'a  l'air  de  le 
croire  en  Europe  au  rétablissement  de  l'union.  Qu'on  n'oublie  pas  que  les 
États-Unis  sont  dans  un  de  ces  accès  révolutionnaires  où  l'effet  moral  est 
tout-puissant,  où  il  suffit  d'un  accident  pour  renverser  le  courant  des  idées 
et  des  faits.  Si  le  nord  obtenait  une  éclatante  revanche  de  la  défaite  de  Bull 
Run,  si  l'on  ne  donnait  pas  au  gouvernement  de  la  confédération  du  sud  le 
temps  de  s'enraciner  dans  l'esprit  des  masses  inofifensives,  si,  après  avoir 
brisé  la  force  matérielle  sur  laquelle  il  s'appuie,  on  l'ébranlait  dans  l'opi- 
nion des  hommes  d'ordre  en  offrant  à  leurs  intérêts  de  sérieuses  garanties, 
il  ne  serait  pas  impossible  que  l'édifice  sécessioniste  s'écroulât  comme  une 
de  ces  fragiles  constructions  que  le  génie  américain  se  plaît  à  élever  en  un 
jour.  C'est  peut-être  au  moment  où  le  coup  décisif  allait  être  porté  que  les 
Américains  seront  surpris  par  la  funeste  diversion  d'une  guerre  étrangère. 
On  sait  en  effet  que  la  capitale  de  l'Union  n'est  plus  qu'un  vaste  camp,  et 
que  les  préparatifs  militaires  sont  devenus  l'unique  préoccupation  des  états 
du  nord.  Après  les  étourderies  du  début,  les  Américains  ont  compris  qu'une 
grande  guerre  ne  s'organise  pas  comme  une  élection  présidentielle.  Les 
Américains  participent  de  ce  caractère  de  la  race  anglaise,  ordinairement 
si  lente  à  se  préparer.  L'événement  montrera  s'ils  ont  hérité  aussi  de  la 
persévérance  britannique.  D'ailleurs,  par  la  manière  dont  elle  est  levée  et 
organisée,  par  sa  composition  et  son  esprit,  l'armée  actuelle  des  États-Unis 


250  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

ne  ressemble  à  rien  de  ce  que  l'Europe  connaît.  L'esprit  démocratique  et 
mercantile,  par  un  phénomène  curieux,  y  a  produit  des  combinaisons  qui 
pour  nous  se  rattachent  aux  temps  de  la  féodalité  et  de  l'ancien  régime.  On 
y  voit,  comme  dans  l'ancienne  organisation  militaire  de  la  France,  si  bien 
exposée  dans  l'excellente  Histoire  de  Louvois  que  vient  de  publier  M.  Camille 
Rousset,  des  compagnies  formées  à  l'entreprise  et  des  espèces  de  colonels 
propriétaires.  Pour  s'y  introduire,  la  discipline  a  eu  à  lutter  contre  l'in- 
fluence des  mœurs  civiles  des  États-Unis,  contre  le  système  d'élection  des 
officiers  par  les  volontaires,  et  contre  l'autorité  jalouse  des  gouverneurs 
d'états  intervenant  entre  les  troupes  et  le  pouvoir  central  :  curieuse  armée, 
dont  on  ne  saurait  dire  si  elle  est  une  armée  de  mercenaires,  ou  une  armée 
nationale,  ou  une  armée  de  volontaires.  Ce  sont  des  mercenaires,  comme 
les  appellent  les  gens  du  sud,  puisqu'ils  prennent  la  profession  des  armes 
pour  vivre  et  spéculent  sur  la  haute  paie  qu'ils  reçoivent;  mais  comment 
les  appeler  des  mercenaires,  puisqu'ils  ne  sont  pas  des  étrangers?  Les  sol- 
dats que  l'Union  a  rassemblés  par  centaines  de  mille  représentent  tout  aussi 
bien  qu'une  armée  de  conscrits  toutes  les  classes  qui  composent  la  nation 
et  en  reflètent  l'esprit.  Ils  comptent,  il  est  vrai,  dans  leurs  rangs  cinquante 
ou  soixante  mille  Européens;  ce  n'est  qu'une  juste  proportion  accordée  à  la 
population  des  émigrans,  qui,  établis  depuis  quelque  temps  aux  États-Unis 
font  déjà  partie  de  la  nation  et  commencent  à  jouer  un  rôle  important  dans 
toutes  ses  affaires.  Le  soldat  américain  a  enfin  du  volontaire  l'inexpérience 
et  l'impatience  de  la  discipline;  mais  il  a  moins  d'enthousiasme  que  lui.  On 
le  dit  en  revanche  intelligent  et  dur  à  la  fatigue.  Singuliers  élémens  avec 
lesquels  le  général  Mac-Clellan,  en  s'aidant  des  officiers  et  des  soldats  des 
anciennes  troupes  régulières  aguerries  par  la  vie  des  prairies,  compose  une 
armée  qui  peut  devenir  formidable,  et  qui  semble  appelée  à  exercer  sur  les 
destinées  des  États-Unis  reconstitués  une  sérieuse  influence,  quoique  voilée 
encore  par  les  incertitudes  mystérieuses  de  l'avenir! 

L'esprit  public  peut  difficilement  porter  à  la  fois  deux  grandes  préoccu- 
pations, et  nous  ne  serions  pas  surpris  que  l'anxiété  causée  par  les  affaires 
d'Amérique  eût  fait  tort  à  la  grande  question  qui  était,  il  y  a  quelques  jours, 
soumise  aux  délibérations  de  notre  sénat. 

Nous  l'avouerons  sans  détour,  la  discussion  du  sénatus-consulte  qui  doit 
introduire  une  plus  étroite  régularité  dans  la  confection  et  le  vote  de  nos 
budgets  n'a  point  répondu  à  notre  attente.  Nous  nous  étions  figuré  que  l'i- 
nitiative prise  à  cet  égard  par  le  gouvernement,  et  dont  l'empereur  a  laissé 
publiquement  l'honneur  à  M.  Fould,  devait  exciter  dans  nos  assemblées  po- 
litiques une  généreuse  émulation.  Un  grand  objet  leur  était  proposé  :  éta- 
blir les  finances  de  la  France  sur  des  bases  puissantes  et  stables,  contenir 
les  dépenses  dans  les  limites  des  ressources,  rendre  à  notre  politique  finan- 
cière sa  liberté  d'action,  en  l'affranchissant  autant  que  possible  de  ces 
dettes  exigibles  à  courte  échéance  qui  mettent  un  pays  à  la  merci  de  cir- 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  251 

constances  imprévues,  et,  par  cette  application  à  la  réforme  des  finances 
publiques  qui  est  le  devoir  et  l'œuvre  féconde  des  temps  de  paix,  imprimer 
une  impulsion  plus  saine  à  l'activité  industrielle  et  commerciale  de  la  na- 
tion. Il  nous  semblait  que  lorsqu'un  tel  appel  était  adressé  par  le  gouver- 
nement aux  assemblées  politiques,  il  n'était  personne  qui  ne  dût  l'accueillir 
avec  joie.  Nous  nous  imaginions  que  chacun* ferait  preuve  de  zèle,  d'abord 
pour  bien  comprendre  la  pensée  du  gouvernement,  ensuite  pour  en  secon- 
der la  réalisation. 

Nou?  regrettons  de  le  dire  :  le  public  n'a  pas  trouvé  dans  les  discours 
qui  ont  été  prononcés  au  sénat  cette  sorte  d'électricité  morale  par  laquelle 
un  mouvement  d'opinion  s'associe  à  une  heureuse  entreprise  politique.  Il 
ne  semble  pas  que  la  question  principale  ait  été  bien  saisie  par  ceux  des 
sénateurs  qui  ont  pris  part  à  la  discussion.  Chose  bizarre,  quoique  les  votes 
fussent  acquis  à  la  proposition  du  gouvernement,  les  discours  trahissaient 
une  sorte  de  mauvaise  humeur  ou  une  maussade  hésitation  de  pensée.  On 
avait  l'air  de  se  réveiller  de  mauvaise  grâce,  et  de  ne  pas  vouloir  croire 
aux  difficultés,  aux  dangers  de  la  situation  financière  où  les  vieux  erremens 
nous  avaient  conduits.  On  était  visiblement  mécontent  d'apprendre  que 
tout  n'allait  pas  pour  le  mieux  dans  le  meilleur  des  mondes  possibles.  Il  y  a 
en  France  des  courans  bien  contradictoires.  Il  est  des  temps  où  le  dénigre- 
ment est  universellement  à  l'ordre  du  jour,  où  nous  mettons  une  émulation 
maladive  à  nous  décrier  nous-mêmes  sous  toutes  les  formes,  à  nous  rabais- 
ser sur  tous  les  points.  11  en  est  d'autres  où  nous  nous  épuisons  en  adula- 
tions sur  notre  propre  compte,  où  nous  nous  admirons  avec  une  infatigable 
complaisance,  où  toutes  les  bouches  officielles,  tous  les  organes  de  la  pu- 
blicité se  croient  tenus  de  célébrer  à  l'envi,  et  à  tout  propos,  nos  mérites, 
notre  suprématie,  notre  gloire.  Dans  certaines  régions  de  notre  mondç  po- 
litique, on  était  évidemment  dans  une  de  ces  veines  de  béatitude  enchan- 
tée; l'on  y  a  su  mauvais  gré  à  M.  Fould  d'avoir  troublé  un  beau  songe.  Sans 
doute  l'on  n'a  eu  que  de  l'admiration  pour  les  lettres  adressées  par  l'empe- 
reur au  ministre  d'état  et  au  ministre  des  finances;  mais  le  terrible  mé- 
moire dont  l'empereur  a  autorisé  la  publication  semble  n'avoir  été  pour 
certaines  gens  qu'une  révélation  malencontreuse. 

C'est  à  ce  conflit  de  sentimens  froissés  et  d'illusions  contrariées  que  nous 
attribuons  le  ton  chagrin  et  la  stérilité  de  certains  discours  prononcés  au 
sénat.  Au  lieu  d'attaquer  de  front  la  question  principale  et  d'entrer  de  bon 
cœur  dans  la  voie  ouverte  par  le  gouvernement,  on  s'est  égaré  dans  des 
préoccupations  rétrospectives,  dans  des  apologies  mesquines.  La  renoncia- 
tion aux  crédits  supplémentaires  et  extraordinaires  par  décrets,  le  vote  du 
budget  par  grandes  sections  ne  seraient-ils  pas  un  retour  au  régime  parle- 
mentaire et  au  système  de  la  responsabilité  des  ministres?  Voilà  par  exem- 
ple une  des  questions  dont  on  s'est  le  plus  ému.  Ce  n'est  point  un  retour 
au  régime  parlementaire,  c'est  au  contraire  l'abrogation  d'une  tradition  de 


252  RETUE   DES   DEUX   MONDES. 

ce  régime,  —  a  dit  victorieusement  M.  Troplong  dans  son  rapport  sur  le 
projet  de  sénatus-consulte,  et  cependant  l'autorité  du  président  du  sénat 
n'a  pu  rassurer  M.  Brenier  sur  les  périls  que  court  la  constitution!  Puis, 
comme  si  Ton  répondait  à  nous  ne  savons  quels  invisibles  et  muets  adver- 
saires, on  s'est  cru  obligé  de  défendre  la  politique  financière  de  l'empire 
depuis  son  origine;  on  a  rappelé  les  2  milliards  empruntés  sur  rentes  con- 
solidées, et  s'appropriant  généreusement  le  mot  célèbre  d'une  autre  épo- 
que, la  France  est  assez  riche  pour  payer  sa  gloire,  on  s'est  écrié  :  «  Est- 
ce  donc  un  argent  mal  placé  que  celui  qui  sert  à  payer  tant  de  gloire,  de 
grandeur  et  de  générosité?  »  Argent  bien  placé  assurément,  s'écrie  un  ho- 
norable sénateur,  M.  Bonjean,  car  il  a  révélé  la  richesse  de  la  France,  il 
a  utilisé  les  épargnes  du  pays,  épargnes  si  considérables  que  nous  avons 
pu,  suivant  cet  économiste  enthousiaste,  prêter  en  outre  5  milliards  aux 
gouvernemens  ou  aux  entreprises  industrielles  des  autres  pays,  et  que  nous 
sommes  devenus  les  banquiers  de  l'Europe.  Enfin  il  n'est  pas  jusqu'à  la 
dette  flottante  qui  n'ait  fourni  matière  à  de  consolantes  répliques.  Compa- 
rant le  chiirre  actuel  des  découverts  à  celui  qu'ils  avaient  atteint  sous  de 
précédens  régimes,  on  a  prétendu  que  pour  la  plus  grande  partie  on  n'avait 
fait  qu'hériter  des  dettes  de  ces  régimes,  auxquelles  on  n'avait  tout  au  plus 
ajouté  que  300  millions.  Passant  ensuite  aux  moyens  de  trésorerie  à  l'aide 
desquels  ces  découverts  se  transforment  en  dette  flottante,  Ton  a  témoigné 
presque  l'intention  de  soutenir  que  ces  moyens  de  trésorerie  sont  en  quel- 
que sorte  des  prêts  forcés  que  le  gouvernement  est  contraint  de  subir. 
L'état,  un  emprunteur  nécessiteux!  Quelle  erreur!  Il  est  débiteur  malgré 
lui. 

A  nos  yeux,  ce  n'est  point  dans  ces  diversions  qu'était  le  véritable  inté- 
rêt du  débat,  la  vraie  question  à  laquelle  on  devait  s'efforcer  d'attacher  l'o- 
pinion publique.  Nous  n'avons  aucun  goilt  à  conjecturer  quelles  seront  les 
conséquences  constitutionnelles  delà  renonciation  par  laquelle  la  couronne 
abandonne  le  droit  de  décréter  des  crédits,  et  de  l'accroissement  d'attribu- 
tions que  le  corps  législatif  vient  de  recevoir.  C'est  à  la  pratique  que  se 
font,  à  vrai  dire,  les  institutions  politiques,  et  nous  attendons  patiemment 
que  l'expérience  nous  apprenne  la  vertu  de  développement  que  le  sénatus- 
consulte  récemment  adopté  peut  inculquer  à  la  constitution.  De  même  nous 
ne  voyons  aucune  utilité  à  ces  récapitulations  complaisantes  des  emprunts 
contractés  depuis  dix  ans;  une  seule  réflexion  au  sujet  de  ces  emprunts 
eût  été  opportune  :  à  quel  taux  ont-ils  été  négociés?  En  moyenne,  on  n'a 
guère  emprunté  depuis  dix  ans  qu'aux  environs  de  60  francs,  tandis  que  le 
dernier  emprunt  négocié  avant  1868  avait  été  placé  à  75.  Il  y  a  dans  ce 
rapprochement  une  leçon  de  modestie  pour  le  présent,  dont  il  est  bon  de 
profiter  pour  s'appliquer  plus  résolument  à  la  réforme  des  finances.  Nous 
ne  saisissons  pas  davantage  la  justesse  des  distinctions  que  l'on  fait  sur  les 
découverts  et  le  motif  de  gloire  ou  d'excuse  que  l'on  prétend  tirer  de  ces 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  255 

legs  d'arriéré  que  l'on  impute  aux  anciens  régimes.  Nous  n'avons  pas  à 
défendre  la  politique  financière  antérieure  à  18/(8;  elle  a  été  justifiée  dans 
la  Revue  par  deux  de  ses  organes  naturels,  M.  Vitet  et  M.  Dumon,  et  tout 
le  monde  sait  que  le  découvert  de  18Z|8  allait  être  ramené  dans  de  rassu- 
rantes limites  par  un  emprunt  dont  les  versemens  furent  interrompus  par 
la  révolution  de  février.  Quand  on  a  soi-même  emprunté  deux  milliards,  il 
semble  que  Ton  eût  dû  avoir  des  ressources  suffisantes  pour  atténuer  même 
les  découverts  légués  par  le  passé.  D'ailleurs  on  a  consolidé  plus  de  200  mil- 
lions sur  les  découverts  de  1857  avec  les  100  millions  du  nouveau  capital  de 
la  Banque  de  France  et  les  rentes  fournies  à  la  caisse  de  la  dotation  de 
l'armée,  et  si  l'on  trouve  quelque  intérêt  à  comparer  la  dette  flottante  d'un 
régime  avec  la  dette  flottante  d'un  autre,  il  serait  certes  équitable  de  rap- 
peler pour  mémoire  cette  consolidation  récente.  Enfin  nous  sommes  loin 
d'admettre  que  le  trésor  soit  en  quelque  sorte  obligé,  comme  on  a  affecté 
de  le  dire,  par  les  ressources  qui  s'imposent  à  lui,  d'entretenir  une  énorme 
dette  flottante.  Ceux  qui  professent  cette  opinion  apportent  dans  l'appré- 
ciation de  ces  questions  l'optimisme  routinier  de  l'esprit  administratif,  au 
lieu  de  s'inspirer  de  l'esprit  sagace  des  affaires.  D'abord  il  est  connu  de 
tous  ceux  qui  sont  mêlés  aux  mouvemens  du  marché  financier  que,  bien 
loin  de  se  contenter  des  ressources  qui  lui  arrivent  naturellement  par  les 
comptes-courans  des  receveurs-généraux,  par  les  fonds  des  communes,  par 
les  caisses  d'épargne,  le  trésor  a  sollicité  d'autres  ressources.  Qu'est-ce 
par  exemple  que  le  compte-courant  du  crédit  foncier,  le  compte-courant 
de  certaines  compagnies  de  chemins  de  fer?  Ensuite  il  n'est  nullement 
exact  qu'une  bonne  politique  financière  ne  conseille  pas  au  gouvernement 
de  restreindre  certaines  charges  qui  s'imposent  à  lui  :  sans  parler  des 
fonds  de  dépôt  du  crédit  foncier,  dont  il  pourrait  fort  bien  se  passer,  pour- 
quoi l'état  s'astreindrait-il  à  maintenir  à  1,000  francs  le  maximum  des 
livrets  de  caisses  d'épargne  et  ne  réduirait-il  pas  même  de  moitié  ce  maxi- 
mum? Dans  un  temps  où  l'on  semble  avoir  renoncé  à  l'amortissement,  il  ne 
serait  pas  indifférent,  par  la  même  mesure,  de  décharger  les  responsabi- 
lités du  trésor  et  de  reporter  vers  les  fonds  publics  un  courant  de  petits 
capitaux  qui  jusqu'à  un  certain  point  y  ferait  la  fonction  de  l'amortisse- 
ment, aujourd'hui  tombé  en  désuétude. 

Le  véritable  intérêt  de  la  discussion  était  dans  l'équilibre  financier  que 
l'on  se  propose  de  rétablir.  11  y  avait  jusqu'à  présent  deux  budgets,  le  bud- 
get voté,  le  budget  normal,  et  le  budget  décrété,  le  budget  irrégulier.  Il 
n'y  avait  de  ressources  régulières  et  prévues  que  pour  le  premier;  le  se- 
cond était,  pour  les  ressources,  livré  à  la  tentation  et  à  l'imprévu  des 
moyens  de  trésorerie.  Ni  les  chambres  ni  le  pays  ne  pouvaient  chaque 
année  balancer  avec  précision  et  les  ressources  du  revenu  public  et  les  dé- 
penses totales  de  l'année.  De  là  pour  le  gouvernement  et  pour  le  pays  une 
tendance  maladive  à  dépenser  plus  que  le  revenu,  si  bien  qu'un  budget 
sur  dix  se  soldant  en  équilibre  pouvait  passer  pour  un  phénomène.  De  là 

% 


254  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  triste  nécessité  pour  le  gouvernement  de  venir  emprunter  au-delà  de 
toute  mesure  sur  le  marché  des  capitaux  flottans,  d'y  faire  concurrence  au 
crédit  commercial,  auquel  ces  capitaux  appartiennent  essentiellement,  et 
l'inconvénient  de  frapper  le  crédit  public,  surveillé  sans  relâche  par  le 
marché  monétaire,  d'une  dépréciation  lente  et  funeste.  C'est  à  cet  état  de 
choses  que  M.  Fould  veut  mettre  un  terme.  Nous  ne  sommes  pas  surpris 
qu'il  y  ait  parmi  nous  une  sorte  de  vieux  parti  turc  que  cette  réforme 
trouble  et  inquiète;  mais  nous  sommes  fâchés  qu'un  homme  aussi  spirituel 
que  M.  Brenier,  et  quf  a  pu  voir  naguère  à  Naples  combien  il  est  périlleux 
pour  un  gouvernement  d'être  trop  lent  à  se  réformer,  ait  dénoncé  dans  le 
système  qu'on  va  inaugurer  une  innovation  compromettante.  M.  Brenier 
aurait  voulu  que  l'on  gardât  la  prérogative  des  crédits  décrétés.  Comment 
pourvoir  à  ces  crédits?  Par  les  moyens  de  trésorerie?  Mais  il  arrive  tou- 
jours un  moment  où  les  moyens  de  trésorerie  ne  suffisent  plus  à  porter  les 
découverts  existans.  A  ce  moment-là,  on  rendrait  l'élasticité  aux  moyens 
de  trésorerie  en  consolidant  une  petite  portion  de  la  dette  flottante.  Voilà 
donc  le  cercle  où  des  esprits  conservateurs  pensent  que  nos  finances  pour- 
raient se  mouvoir  avec  sécurité  !  On  marcherait  des  crédits  décrétés  à  la 
dette  flottante,  de  la  dette  flottante  à  la  consolidation!  et  ce  serait  toujours 
à  recommencer!  et  on  enflerait  ainsi,  en  temps  de  paix,  par  des  accrois- 
semens  périodiques,  et  la  dette  flottante,  et  l'impôt!  Hélas!  c'est  le  triste 
horoscope  qu'au  lendemain  des  actes  du  ili  novembre  un  journal  anglais 
renommé,  VEconomist,  prévoyant  les  obstacles  que  rencontrerait  l'entre- 
prise de  M.  Fould,  tirait  de  l'avenir  financier  de  la  France.  Pourquoi  des 
conservateurs  du  régime  actuel  donnent-ils  raison  d'avance  aux  fârheuses 
prophéties  des  incurables  parlementaires  d'Angleterre? 
■Quant  à  nous  qui,  en  toute  circonstance,  avons  à  cœur  de  placer  les 
grands  intérêts  du  pays  au-dessus  de  dissidences  secondaires,  nous  nous 
estimerons  heureux  du  succès  de  l'œuvre  commencée  par  M.  Fould,  et  nous 
l'accompagnerons  de  nos  encouragemens  les  plus  sincères.  Nous  irons  plus 
loin  :  nous  croirons  contribuer  dans  notre  faible  mesure  au  succès  du  mi- 
nistre des  finances  en  signalant  les  circonstances  politiques  qui  nous  paraî- 
traient de  nature  à  entraver  l'accomplissement  de  sa  tâche.  Nous  avons 
déjà  indiqué  à  ce  propos  le  dissentiment  qui  nous  sépare  de  M.  le  minis- 
tre de  l'intérieur.  M.  le  comte  de  Persigny  n'a  jamais  montré  plus  de  zèle 
à  appliquer  à  la  presse  le  système  des  avertissemens  que  depuis  quelques 
semaines.  Il  y  a  peu  de  jours,  un  avertissement  a  été  donné  par  lui  au 
Journal  des  Débals  dans  la  personne  d'un  de  nos  plus  illustres  amis,  d'un 
écrivain  aussi  renommé  par  la  modération  de  ses  opinions  que  par  la  grâce 
et  l'urbanité  de  son  esprit.  Nous  n'avons  point  à  discuter  les  motifs  de  cet 
avertissement;  mais  M.  le  comte  de  Persigny,  en  arrivant  au  pouvoir,  nous 
a  prévenus  qu'il  livrait  à  nos  discussions  ses  actes  administratifs.  Il  nous 
permettra  donc  d'user  de  cette  licence  pour  lui  exprimer  le  regret  de  le 
voir  se  montrer  aussi  sévère  en  ce  moment  envers  la  presse  qu'eût  pu  l'être 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  255 

un  juge  hanovrien  au  lendemain  d'une  entreprise  de  prétendant.  Pourquoi 
muliplierlesavertissemens  dans  un  temps  de  réforme  financière?  C'est  sur- 
tout par  le  concours  confiant  de  l'opinion  que  des  réformes  de  ce  genre  ' 
réussissent;  or  l'opinion  a  besoin  de  se  croire  libre  pour  s'ouvrir  à  la  con- 
fiance. C'est  par  l'indulgence  envers  la  presse  qu'il  serait  sage  en  ce  moment 
de  préparer  l'opinion  aux  mesures  de  M.  Fould.  M.  Saint-Marc  Girardin  a  pu 
se  tromper,  au  gré  de  M.  de  Persigny,  dans  la  fine  tournure  qu'il  a  donnée 
à  un  compliment;  mais  nous  sommes  sûrs  qu'il  ne  figurera  point  parmi  les 
adversaires  du  ministre  des  finances,  et  nous  eussions  aimé,  sur  ce  point, 
à  nous  trouver  d'accord  avec  celui  des  collègues  de  M.  Fould  qui  tient  dans 
ses  mains  le  sort  de  la  presse. 

Nous  avions,  en  commençant,  négligé  de  compter  la  Hollande  parmi  les 
pays  auxquels  les  questions  financières  donnent  du  souci.  La  Hollande  ne 
court  certes  point  les  mêmes  périls  que  des  états  plus  grands  et  plus  puis- 
sans  qu'elle;  mais  elle  veille  attentivement  à  la  bonne  administration  de  ses 
ressources,  et  la  discussion  du  budget  vient  d'être  au  sein  de  son  parlement 
une  chaude  affaire.  La  seconde  chambre  n'a  pas  consacré  moins  d'un  mois 
au  débat  et  au  vote  du  budget.  Les  ministres  n'ont  pas  tous  eu  à  se  louer 
de  cette  épreuve.  Le  ministre  de  l'intérieur,  M.  van  Heemstra,  s'est  vu  re- 
fuser le  chapitre  de  l'intérieur,  comme  qui  dirait  chez  nous  une  grande 
section  du  budget,  et  pour  l'expédition  des  affaires  la  chambre  a  voté  à 
l'unanimité  un  simple  crédit.  Les  chapitres  des  finances  et  de  la  guerre  ont 
soulevé  une  opposition  marquée;  on  a  passé  sur  le  ministère  de  la  ma- 
rine, dont  le  nouveau  titulaire,  le  contre-amiral  van  Kattendyke,  propose 
un  nouveau  système  maritime  dont  l'examen  a  été  renvoyé  à  une  commis- 
sion. On  s'est  ardemment  disputé  sur  les  projets  de  réforme  coloniale  de 
M.  Laudon,  qui  ont  motivé  la  sortie  du  cabinet  de  l'ancien  ministre  des 
affaires  étrangères,  M.  van  Zuylen,  Bref,  après  avoir  ébréché  le  budget  en 
plusieurs  endroits,  on  a  fini  par  rejeter  le  chapitre  des  dépenses  imprévues, 
ce  que  l'on  appellerait  chez  nous  les  dépenses  extraordinaires.  L'année  poli- 
tique finit  donc  pour  la  Hollande  sur  cette  interrogation  :  le  cabinet  sera- 
t-il  remanié?  la  chambre  sera-t-elle  dissoute?  e.  forcade. 


LES   CONTES  DE  PERRAULT   illustrés  par  Gcstave  Doré.» 

Les  contes  de  Perrault  ont  eu  depuis  deux  siècles  une  quantité  de  bonnes 
fortunes,  qui  auraient  sans  douté  fort  étonné,  s'il  avait  pu  les  prévoir,  l'au- 
teur modeste  et  ingénieux  auquel  nous  devons  la  très  habile  et  cependant 
très  naïve  rédaction  de  ces  charmans  récits.  Leur  première  et  leur  plus 
grande  bonne  fortune  a  été  l'adoption  qu'en  a  faite  l'inventif  écrivain  qui 
leur  a  donné  son  nom.  Orphelins  de  la  tradition,  enfans  déclassés  et  sans 
asile  de  l'inspiration  chevaleresque  ou  de  la  poésie  populaire,  ils  ont  été 

(1)  Paris,  Didot  et  Hetzel,  1862. 


256  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

recueillis  au  moment  où  ils  couraient  risque  de  se  perdre  pour  toujours 
dans  un  monde  qui  devenait  de  moins  en  moins  rêveur  et  naïf,  et  introduits 
dans  le  milieu  de  la  bourgeoisie  française.  Admis  au  foyer  de  Perrault, 
choyés  et  caressés  par  lui,  décemment  revêtus  de  Thonnête  et  simple 
habit  des  classes  moyennes  de  l'ancienne  France,  ils  ont  fait  leur  chemin 
dans  le  monde.  Ils  ont  été  adoptés  à  la  suite  du  bon  Perrault  par  toutes  les 
classes  et  par  tous  les  âges,  car  ce  qui  donne  à  ces  contes  leur  rare  mérite 
et  leur  confère  le  droit  de  cité  dans  le  monde  supérieur  de  l'art,  c'est  qu'ils 
ne  s'adressent  pas  seulement  à  une  classe  de  la  société  ou  à  un  âge  de  la 
vie.  Populaires  ou  chevaleresques  par  l'origine,  ils  sont  bourgeois  par  le 
langage  et  la  moralité.  L'enfant  s'amuse  de  ces  contes  et  y  laisse  jouer  son 
imagination  qui  s'essaie,  le  jeune  homme  y  cherche  un  miroir  pour  ses  rê- 
veries, l'homme  fait  y  vérifie  ses  expériences,  le  vieillard  s'y  souvient.  Ce- 
pendant, bien  que  ce  livre  s'adresse  à  tous  les  âges,  nul  n'aurait  jamais 
songé  à  le  donner  en  cadeau  d'étrennes  à  d'autres  personnes  que  des  en- 
fans  ou  quelques  rares  adolescens  naïfs,  s'il  en  reste  encore.  Les  enfans 
sont  maintenant  si  précoces!  11  vient  d'obtenir  cette  dernière  bonne  for- 
tune. Les  contes  de  Perrault,  grâce  à  un  éditeur  intelligent  et  hardi,  sont 
devenus  aujourd'hui  un  très  beau  livre,  qu'on  peut  offrir  en  cadeau  à  tout  le 
monde,  et  que  les  parens  peuvent  envier  à  leurs  enfans.  Tout  est  excellent 
dans  cette  nouvelle  édition,  papier,  impression  et  correction  typographique. 
L'éditeur,  par  un  raffinement  de  goût,  a  fait  imprimer  ce  volume  en  carac- 
tères du  xvir  siècle,  comme  pour  joindre  le  charme  de  l'archaïsme  à  la 
somptuosité  moderne,  et  conserver  à  ces  charmans  récits  le  cachet  de  leur 
origine  sous  le  magnifique  accoutrement  dont  il  les  a  revêtus.  L'écrivain 
qui,  sous  le  nom  de  Stahl,  s'est  chargé  d'introduire  ces  vieux  contes  auprès 
du  public  moderne,  l'a  fait  dans  une  préface  qui  est  en  heureuse  harmonie 
avec  le  genre  de  littérature  qu'il  voulait  recommander.  M.  Gustave  Doré 
s'est  chargé  des  illustrations.  Nous  avons  dit  ici  même,  à  l'occasion  de 
l'Enfer  de  Dante,  tout  le  bien  que  nous  pensions  des  dessins  du  jeune  ar- 
tiste, l'œuvre  la  plus  parfaite  à  notre  avis  qui  soit  sortie  de  sa  main.  11  a 
restitué  à  chacun  de  ses  héros  son  origine  véritable  et  raconté  par  le 
crayon  son  histoire  dans  le  style  qui  lui  convient.  Les  dessins  qui  reprér 
sentent  l'histoire  du  petit  Chaperon-Rouge  ont  toute  la  grâce  rustique  d'un 
récit  villageois,  et  ceux  qui  racontent  l'histoire  de  la  Barbe-Bleue  toute  la 
dure  magnificence  de  la  vie  féodale  à  l'aurore  de  la  renaissance.  11  est  vrai- 
ment difficile  de  faire  un  choix  parmi  tant  de  poétiques  compositions;  arrê- 
tez cependant  vos  yeux  sur  celles  qui  racontent  les  histoires  du  Pelil  Pou- 
cet, de  la  Belle  au  bois  dormant  et  de  Peau  d'Am-  Tous  les  clairs  de  lune 
de  la  féerie  brillent  dans  les  dessins  qui  illustrent  les  aventures  de  la  fil- 
leule de  la  fée  des  lilas;  le  château  de  la  Belle  au  bois  dormant  pourrait 
servir  de  décor  aux  plus  poétiques  des  contes  allemands,  et  l'heureux  Petit 
Poucet,  à  qui  jusqu'aujourd'hui  les  modestes  taillis  de  la  France  avaient 
suffi  pour  l'égarer,  a  obtenu  l'insigne  honneur  d'errer  avec  ses  frères  dans 
des  paysages  grandioses  et  sauvages,  tout  comme  s'il  était  Siegfried  l'invin- 
cible et  non  pas  le  fils  du  pauvre  bûcheron.  émile  montécdt. 

V.  DE  Mars. 


¥ 


LA   RUSSIE 


SOUS  L'EMPEREUR  ALEXANDRE  II 


Ift 


La  Russie  a  été  longtemps  un  grand  pays  inconnu ,  à  l'extérieur 
civilisé  et  européen,  à  la  vie  intérieure  close  et  pleine  de  mystères. 
On  y  pénétrait  difficilement;  même  en  y  pénétrant,  on  se  trouvait 
en  présence  d'un  mirage  officiel  ou  d'une  masse  puissante  et  con- 
fuse qui  se  dérobait  au  regard  dans  son  immensité ,  et  de  ce  vaste 
empire  si  sévèrement  gardé  rien  n'arrivait,  rien  ne  transpirait,  si 
ce  n'est  peut-être  par  intervalle  quelque  bruit  lointain  perdu  ou 
dénaturé  dans  l'atmosphère  occidentale.  L'idée  qu'on  se  faisait  de 
l'empire  russe  était  celle  d'une  puissance  immobilisée  par  une  au- 
tocratie sans  limite,  se  mouvant  dans  sa  sphère  propre,  portant  dans 
son  sein  une  énigme  et  menaçant  de  temps  à  autre  l'Occident  de 
son  poids,  —  le  poids  de  soixante-dix  millions  d'hommes  plies  à  tous 
les  desseins  d'une  grande  ambition  !  Trente  ans  de  règne  de  l'em- 
pereur Nicolas  avaient  singulièrement  contribué  à  donner  à  la  Russie 
cette  attitude  d'une  nation  pervertie  de  servilité,  de  silence  et  de 
-fanatisme  discipliné.  Et  cependant  la  Russie  à  son  tour  ne  semble- 
t-elle  pas  gagnée  aujourd'hui  par  cette  fermentation  universelle 
d'un  esprit  nouveau  qui  fait  éclater  partout  les  vieilles  organisa- 
tions, réduites  à  livrer  leur  dernier  combat?  Ce  qu'on  ne  sait  pas 
généralement  en  effet,  ou  ce  qu'on  ne  sait  que  d'une  manière  aussi 
vague  qu'incomplète,  ce  qu'on  n'a  pu  qu'entrevoir  par  instans  à 
travers  le  décousu  de  la  politique  russe  dans  les  affaires  de  la  Po- 
logne, c'est  que  l'empire  des  tsars  lui-même  touche,  depuis  quel- 
ques années,  à  un  de  ces  momens  qui  ne  sont  pas  sans  doute  les 

TOMI-:   WNVIl.    —   15   JANVIER   1862.  17 


258  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

révolutions,  mais  qui  en  sont  quelquefois  le  prologue  si  on  n'y  prend 
garde,  où  peuple  et  gouvernement  se  trouvent  face  à  face,  l'un  se- 
couant son  immobilité,  l'autre  surpris,  sentant  fléchir  l'orgueil  d'un 
système  épuisé,  et  ne  sachant  plus  ce  qu'il  doit  faire,  —  résister  ou 
céder.  C'est  là  le  spectacle  qu'offre  réellement  la  Russie  sous  le 
voile  qui  la  couvre  encore  aux  yeux  de  l'Europe. 

Je  ne  me  hasarderais  pas  légèrement  à  parler  d'un  état  si  étrange, 
si  complexe,  si  naturellement  fait  pour  attirer  tous  ceux  qui  pen- 
sent, tous  ceux  qui  ont  à  calculer  le  rôle  de  cette  force  du  Nord 
dans  les  combinaisons  de  la  politique;  mais  les  Russes  ne  craignent 
plus  de  déchirer  le  voile  :  ils  parlent  en  Russie  comme  au  dehors, 
autour  de  l'empereur  Alexandre  II  comme  dans  les  provinces  les 
plus  reculées  de  l'empire,  et  de  ce  mouvement,  qui,  pour  être  loin- 
tain et  énigmatique  encore,  n'est  pas  moins  réel,  que  suivent  d'un 
regard  attentif  les  esprits  les  plus  clairvoyans  placés  au  cœur  même 
de  cette  situation,  — de  ce  mouvement,  dis-je,  se  dégage  une  im- 
pression aussi  extraordinaire  qu'imprévue  :  c'est  que  la  Russie  d'au- 
jourd'hui n'est  point  vraiment  sans  quelque  ressemblance  avec  la 
France  telle  qu'elle  apparaissait  à  la  veille  de  1789,  sous  le  règne 
de  Louis  XVI,  dans  ce  moment  unique  sur  lequel  un  esprit  honnête 
et  sincère  a  écrit  un  livre  destiné  à  montrer  par  quels  moyens  on 
aurait  pu  encore  empêcher  une  révolution. 

Que  voit-on  en  effet  dans  la  Russie  d'aujourd'hui  comme  dans  la 
France  d'autrefois?  Une  monarchie  absolue  discréditée  dans  son 
principe  et  dans  son  mécanisme,  désormais  impuissant  aux  yeux 
de  toutes  les  classes  de  la  nation;  des  prodigalités  fastueuses  se 
combinant  avec  une  réelle  détresse  financière  et  avec  l'ébranlement 
du  crédit;  un  gouvernement  indécis,  pressé  d'un  côté  par  l'opinion, 
convaincu  de  la  nécessité  de  certaines  réformes,  et  d'un  autre  côté 
s' arrêtant  tout  à  coup,  retirant  ses  concessions;  un  souverain  vou- 
lant le  bien,  mais  hésitant  sur  les  moyens  de  l'accomplir  et  lié  par 
des  traditions  d'autocratie  qu'il  ne  peut  ni  abdiquer  ni  continuer;  à 
la  cour,  des  intrigues  des  partisans  de  l'ancien  régime  paralysant 
toute  velléité  libérale  et  parvenant  souvent  à  éloigner  les  hommes 
animés  des  meilleures  intentions;  une  noblesse  à  demi  ruinée,  dont 
une  partie,  la  jeunesse  surtout,  cherche  à  s'ouvrir  une  carrière  par 
les  idées  nouvelles,  comme  en  France  les  La  Fayette  et  les  iNoailles 
avant  1789,  tandis  que  l'autre  s'attache  obstinément  aux  vieux  abus; 
un  tiers-état,  si  l'on  peut  se  servir  de  ce  mot  en  Russie,  animé 
d'une  haine  profonde  contre  l'aristocratie  et  les  privilèges;  une  sourde 
opposition  de  la  société  tout  entière  se  manifestant  sous  toutes  les 
formes,  par  l'esprit  de  fronde,  même  par  des  chansons  contre  le 
pouvoir  et  ceux  qui  l'exercent;  une  littérature  pleine  de  sève,  d'ar- 


LA    RUSSIE    SOUS    l'eMPEREUR    ALEXANDRE   II.  259 

deur  et  d'allusions,  organe  et  appui  de  cette  opposition;  des  écrits 
politiques  se  multipliant  à  l'étranger,  comme  autrefois  pour  la  France 
les  brochures  de  Suisse,  de  Hollande  et  d'Angleterre;  un  esprit  de 
scepticisme  assez  général  dans  les  choses  de  religion  ;  des  fermiers- 
généraux  même  adoptant  les  idées  libérales  et  protégeant  les  hommes 
de  lettres;  des  classes  populaires  enfin  appelées  à  l'affranchissement 
et  demandant  déjà  beaucoup  plus  qu'on  ne  leur  donne;  une  certaine 
incohérence  partout,  une  direction  nulle  part.  Ce  sont  là  quelques- 
uns  des  traits  d'une  situation  singulière  éclatant  presque  sans  pré- 
paration après  le  régime  d'immobilité  silencieuse  imposé  par  l'em- 
pereur Nicolas,  et  rapidement  développée  en  quelques  années,  au 
point  que  quiconque  aurait  vu  la  Russie  sous  le  dernier  règne  au- 
rait de  la  peine  à  la  reconnaître  aujourd'hui.  Et  ce  qu'il  y  a  de  re- 
marquable, c'est  le  rôle  en  quelque  sorte  civilisateur  et  libéral  de  la 
guerre  dans  ces  évolutions  contemporaines  des  peuples.  La  guerre 
d'Italie  a  créé  pour  l'Autriche  l'heureuse  et  pressante  nécessité  de 
chercher  dans  une  transformation  constitutionnelle  le  remède  ou  la 
compensation  d'une  défaite.  C'est  la  guerre  d'Orient,  coïncidant  avec 
un  changement  de  règne,  qui  a  été  pour  la  Russie  le  point  de  dé- 
part de  ce  mouvement  inattendu  qu'on  voit  aujourd'hui,  qui  a  fait 
surgir  comme  une  nation  nouvelle  à  travers  la  désorganisation  d'un 
système  de  politique  atteint  tout  à  la  fois  dans  ses  ressorts  intérieurs 
et  dans  le  vol  de  son  ambition ,  frappé  au  même  instant  dans  son 
expression  la  plus  hautaine,  la  plus  dominatrice,  —  le  tsar  Nicolas. 
De  quelque  façon  qu'on  juge  ce  mouvement  qui  depuis  plusieurs 
années  agite  sourdement  la  Russie,  c'est  au  fond  une  ère  nou- 
velle qui  s'est  ouverte,  qui  a  déjà  ses  caractères,  ses  luttes,  ses  pé- 
ripéties intimes.  La  mort  de  l'empereur  Nicolas  en  était  le  prélude 
le  2  mars  1855;  la  paix  de  Paris,  le  30  mars  1856,  en  marquait 
l'heure  décisive.  A  dater  de  ce  jour,  un  changement  curieux  s'est 
révélé  en  Russie;  le  mouvement  a  commencé.  On  ne  saurait,  à  vrai 
dire,  comprendre  ce  changement,  si  on  ne  se  souvenait  de  ce  qu'é- 
tait la  Russie  la  veille  encore  du  jour  où  les  circonstances  venaient 
placer  le  gouvernement  du  tsar  et  la  nation  russe  dans  des  condi- 
tions si  nouvelles.  Mis  en  présence  d'une  tentative  prématurée  de 
libéralisme  le  jour  même  de  son  avènement  au  trône,  le  26  décem- 
bre 1825,  et  sans  cesse  obsédé  depuis  par  cet  importun  souvenir, 
l'empereur  Nicolas  avait  passé  trente  ans  à  poursuivre  tout  désir  de 
réforme,  toute  dissidence  d'opinion  comme  une  sédition,  concen- 
trant dans  ses  mains  tous  les  ressorts  d'une  autocratie  formidable. 
C'était  sur  le  trône,  après  Pierre  le  Grand,  la  personnification  la 
plus  éclatante,  la  plus  outrée,  peut-on  dire,  du  tsarisme,  cette  com- 
binaison étrange  d'une  idée  asiatique  et  de  la  bureaucratie  aile- 


260  REVUE  DES  DEUX  MO>DES. 

mande.  Le  grand  instrument  du  dernier  règne  fut  la  troisième  sec- 
tion du  bureau  personnel  de  l'empereur,  cette  terrible  section  de 
police  politique,  composée  de  gendarmes  et  longtemps  dirigée  par 
le  plus  éminent  favori  du  tsar,  le  comte  Orlof.  Jamais  peut-être 
homme  n'inspira  une  telle  crainte,  ne  fit  à  ce  point  tout  plier  de- 
vant lui,  et  il  y  avait  réellement  quelque  chose  de  magique  dans 
cette  puissance  absolue  d'une  individualité  souveraine  disposant  de 
la  vie,  de  la  fortune,  de  la  pensée  même  de  son  peuple.  Tout  ce  qui 
était  possible  pour  détourner  les  Russes  du  courant  des  idées  euro- 
péennes, pour  les  empêcher  de  recevoir  une  éducation  libérale  dans 
les  universités,  de  prendre  part  aux  agitations  de  l'esprit  par  la  lit- 
térature et  par  la  presse,  l'empereur  Nicolas  le  faisait  avec  une 
conviction  effrayante.  La  censure  sous  son  règne  n'avait  pas  seule- 
ment une  mission  politique,  elle  était  la  gardienne  d'une  certaine 
morale  officielle  et  descendait  aux  plus  puérils  détails.  Un  jour,  dans 
une  feuille  pubhque  où  il  était  question  de  Louis  XY  et  de  M'"''  Du 
Barry,  le  censeur  faisait  du  roi  de  France  un  marquis  et  envoyait 
M"®  Du  Barry  expier  ses  fautes  dans  un  couvent. 

Mélange  singulier  de  qualités  supérieures  et  d'entraînemens  ou 
d'aveuglemens  plus  grands  encore,  l'empereur  Nicolas  se  révoltait 
parfois  contre  la  vénalité  et  la  corruption  dont  il  se  sentait  entouré, 
et  il  ne  voyait  pas  que  cette  corruption  et  cette  vénalité  étaient  une 
conséquence,  un  châtiment  du  régime  qu'il  maintenait  à  outrance;  il 
se  croyait  le  défenseur  d'un  système  de  légitimité,  de  haute  conser- 
vation sociale,  et  il  ne  voyait  pas  qu'il  ne  faisait  qu'organiser  autour 
de  lui  une  servilité  byzantine,  poussée  à  ce  degré  que,  pendant  la 
dernière  guerre,  on  avait  fini  par  ne  plus  oser  laisser  arriver  jusqu'à 
lui  les  nouvelles  pénibles  à  son  orgueil,  «  pour  ne  point  l'affliger,  » 
disait-on,  mais  en  réalité  pour  ne  pas  s'exposer  à  son  courroux.  L'état 
moral  de  la  Russie  fut,  à  vrai  dire,  effrayant  jusqu'à  cette  crise  de 
la  guerre  d'Orient.  Un  emploi,  une  décoration,  un  sourire  impérial, 
voilà  quel  était  le  dernier  rêve  de  chaque  Russe.  L'aristocratie  cher- 
chait dans  une  licence  effrénée  de  mœurs  l'oubli  de  son  asservisse- 
ment; les  parens  n'envoyaient  plus  leurs  enfans  aux  universités  de 
peur  qu'ils  ne  s'éprissent  d'idées  libérales  qui  pouvaient  les  con- 
duire en  Sibérie  ou  leur  attirer  tout  autre  malheur  :  on  les  envoyait 
à  l'armée,  au  corps  des  cadets.  C'était  encore  faire  sa  cour  à  un 
prince  qui  aimait  la  parade  et  se  plaisait  aux  exercices  militaires. 

Au  milieu  d'une  telle  société,  on  ne  comptait  tout  au  plus  qu'un 
petit  nombre  d'esprits  libéraux  ajournant  leurs  rêves,  évitant  avec 
soin  de  tomber  dans  les  pièges  des  espions  et  se  sentant  toujours 
sous  la  menace  d'une  dénonciation  pour  un  mot,  pour  un  livre  dé- 
fendu. C'étaient  quelques  professeurs  des  universités,  des  hommes 


LA  RUSSIE  SOUS  l' EMPEREUR  ALEXANDRE  II.        261 

de  lettres  et  un  très  petit  nombre  de  jeunes  gens  de  la  noblesse. 
Cette  imperceptible  minorité  avait  sa  principale  résidence  à  Mos- 
cou, à  quelque  distance  de  l'œil  du  maître.  Moscou  est  en  effet  le  vrai 
foyer  de  la  vie  russe.  C'est  là  qu'habitent  les  familles  plus  ou  moins 
indépendantes  qui  ne  recherchent  pas  les  emplois,  l'aristocratie 
de  naissance;  c'est  de  là  que  sont  sorties  la  plupart  des  célébrités 
littéraires  russes,  et  c'est  là  que  se  sont  conservées  longtemps  les 
tendances  nationales  les  plus  hostiles  à  la  bureaucratie  allemande. 
C'était  surtout  jusqu'à  la  réaction  de  I8Z18  un  camp  suspect,  sinon 
d'un  grand  libéralisme,  au  moins  d'opposition.  Aussi  l'empereur  Ni- 
colas n'aimait-il  pas  Moscou;  il  y  allait  rarement.  Il  préférait  Saint- 
Pétersbourg,  la  cité  qui  représente  le  mieux  le  système  d'absolu- 
tisme allemand  transplanté  sur  le  sol  russe,  la  ville  au  luxe  sombre, 
à  la  régularité  qui  glace,  à  la  physionomie  purement  oflîcielle,  où 
l'on  voit  des  manœuvres  continuelles,  des  uniformes,  des  livrées, 
des  équipages,  et  nullement  au  fond  l'originalité  de  la  vie  russe  : 
«  ville  magnifique,  ville  misérable,  dit  Pouchkine,  esprit  de  servi- 
tude, régularité  systématique,  brume  des  cieux,  vert  pâle,  ennui 
froid  et  granit!  »  Vous  souvenez-vous  aussi  de  la  description  que 
Miçkiewicz  fait  de  Pétersbourg  dans  les  Aieiix?  «  Quel  motif,  dit-il, 
a  déterminé  tous  ces  milliers  de  Slaves  à  venir  se  retrancher  ici  à 
ces  derniers  horizons  de  leurs  domaines,  que  leur  disputaient  encore 
la  mer  et  les  Finnois,  ici  où  le  sol  ne  produit  ni  fruits  ni  grains,  où 
le  vent  seul  apporte  les  frimas  et  la  tempête,  ici  où  l'atmosphère 
trop  ardente  ou  trop  glaciale  égale  en  cruauté  l'humeur  changeante 
du  despote?  Non,  ce  ne  sont  point  les  hommes  qui  l'ont  voulu:  le 
tsar,  le  tsar  seul  a  pris  en  affection  ces  fangeuses  contrées  ;  il  a  ré- 
solu d'y  faire  édifier  une  résidence  pour  lui-même,  non  une  ville 
pour  les  hommes.  C'est  le  triomphe  de  la  volonté  impériale...  » 
C'est  du  reste  un  fait  curieux  dans  l'histoire  de  la  Russie  que  la 
différence  du  rôîe  et  du  caractère  de  ces  deux  villes  représentant 
deux  esprits  si  différens,  l'une  se  rattachant  plus  intimement  à  la 
vie  nationale  russe,  l'autre,  artifice  gigantesque  et  violent  d'un  sys- 
tème dont  l'empereur  Nicolas  a  été  la  dernière  et  puissante  person- 
nification. 

Ce  que  l'empereur  Nicolas  ne  voyait  pas  le  jour  où,  après  trente  ans 
de  règne,  il  allait  au-devant  d'une  lutte  avec  la  France  et  l'Angleterre 
réunies  sous  un  même  drapeau,  c'est  que  dans  cette  terrible  partie 
il  ne  jouait  pas  seulement  les  desseins  d'une  grande  ambition  exté- 
rieure, le  prestige  de  sa  puissance  devant  le  monde;  il  risquait 
aussi  tout  son  système  de  domination  intérieure.  Pour  garder  une 
position  intacte,  plus  forte  même  après  cette  épreuve,  il  fallait  qu'il 
sortît  victorieux  du  conflit,  et  c'était  certes  une  orgueilleuse  pen- 


262  REVUE    DES    DEUX    MOxNDES. 

sée  de  prétendre  avoir  raison  de  la  France  et  de  l'Angleterre,  qui 
attiraient  progressivement  dans  leur  camp  toutes  les  autres  puis- 
sances de  l'Europe.  S'il  succombait,  c'était  la  défaite  de  sa  politique 
intérieure  au  moins  autant  que  de  ses  armes,  et  son  système  perdait 
le  prestige  à  l'aide  duquel  il  avait  contenu  la  Russie.  Aussi  les  libé- 
raux russes  dispersés  dans  l'empire  se  reprenaient-ils  à  l'espérance 
en  voyant  éclater  une  guerre  dont  ils  pressentaient  les  conséquences; 
ils  ne  pouvaient  avoir,  à  tout  prendre,  que  des  sympathies  pour  la 
<iause  européenne,  tandis  que  les  plus  fanatiques  partisans  de  l'em- 
pereur Nicolas  ressentaient  au  fond,  par  une  raison  opposée,  une  cer- 
taine alarme  qu'ils  essayaient  de  déguiser  au  premier  instant  sous  les 
fanfaronnades  contre  les  nations  occidentales.  A  mesure  que  la  lutte 
se  déroulait,  cette  situation  éclatait  dans  tout  son  jour.  Il  arriva  ce 
qui  devait  arriver  :  les  libéraux  russes,  bien  que  souffrant  dans  leur 
patriotisme,  ne  pouvaient  s'empêcher  d'applaudir  secrètement  à 
chaque  victoire  des  alliés.  Les  courtisans,  de  leur  côté,  perdaient 
bientôt  leur  contenance  assurée  :  ils  ne  s'égayaient  plus  aux  dépens 
de  la  France  et  de  l'Angleterre;  ils  ne  murmuraient  pas  encore  tout 
haut,  ils  ne  l'auraient  osé,  mais  ils  étaient  troublés,  et  lorsque  l'em- 
pereur INicolas  mourut,  le  2  mars  1855,  ce  fut,  il  faut  le  dire,  un  vé- 
ritable soulagement  pour  tous.  Jamais  la  mort  d'un  homme  n'avait 
si  bien  ressemblé  à  une  délivrance.  Sous  les  regrets  officiels  perçait 
une  satisfaction  secrète.  Ce  n'étaient  plus  les  libéraux  seuls  qui  se 
permettaient  de  blâmer  la  politique  suivie  depuis  si  longtemps; 
ceux-là  mômes  qui,  du  vivant  de  l'empeieur  Nicolas,  n'auraient  osé 
rien  dire  retrouvaient  après  sa  mort  la  parole  et  l'indépendance. 
Les  adulateurs  de  la  veille  étaient  les  plus  amers  censeurs  du  len- 
demain, et  il  était  réellement  amusant  ou  triste  peut-être  de  voir 
des  personnages  couverts  de  décorations,  favoris  du  dernier  tsar, 
ménager  si  peu  le  maître  devant  lequel  ils  étaient  muets.  Chaque 
victoire  des  armées  alliées  accroissait  l'opposition.  On  convenait 
sans  peine  que  le  système  de  l'empereur  Nicolas  était  la  source  de 
tous  les  malheurs  du  pays,  et  en  définitive  la  chute  de  Sébastopol 
était  beaucoup  moins  redoutée  à  cette  époque  en  Russie  qu'on  ne  le 
croyait  généralement;  outre  que  l'honneur  militaire  était  sauvé  par 
l'héroïsme  véritable  de  la  résistance,  on  voyait  dans  cet  événement 
la  fin  inévitable  de  la  guerre  et  le  commencement  d'une  politique 
nouvelle.  Je  ne  veux  pas  dire  que  l'absolutisme  tsarien  n'eût  encore 
de  fortes  racines  et  ne  pût  rallier  ses  partisans  déconcertés;  mais 
pour  le  moment  la  paix  et  des  réformes  libérales  semblaient  les 
conditions  instinctivement  pressenties,  désirées,  d'un  règne  qui  ne 
commençait  en  réalité  qu'à  dater  du  jour  où  la  lutte  cessait  entre  la 
Russie  et  l'Occident  par  le  traité  de  Paris.  Jusque-là  on  peut  dire 


LA    RUSSIE    SOUS    L'eMPEREUR    AT.EXA^Dr.E    II.  263 

que  ce  n'était  que  la  liquidation  de  la  politique  de  l'empereur  Ni- 
colas. 

C'était  donc  un  règne  nouveau  qui  s'ouvrait  dans  des  circon- 
stances difficiles  sans  doute,  avec  de  grands  devoirs  à  remplir  et  de 
grandes  réparations  à  tenter,  mais  aussi  avec  la  possibilité  de  trou- 
ver dans  l'opinion  attentive  une  incalculable  force  pour  toute  œuvre 
de  rénovation  intelligente.  Le  prince  même  appelé  au  trône  sem- 
blait sous  plus  d'un  rapport  fait  pour  des  conditions  si  nouvelles. 
Alexandre  II  était  jeune  encore,  il  avait  à  peine  trente-sept  ans.  Le 
soin  rigoureux  et  jaloux  que  l'empereur  iNicolas  avait  mis  à  tenir  le 
tsarévitch  à  l'écart  des  affaires  de  l'état,  comme  il  faisait  au  reste  de 
toute  sa  famille,  semblait  une  garantie  de  plus,  puisqu' ainsi  nulle 
solidarité  ne  liait  le  nouvel  empereur  au  passé.  L'éducation  d'A- 
lexandre II  avait  été,  il  est  vrai,  confiée  à  un  précepteur  peu  propre 
à  développer  en  lui  les  hautes  et  sérieuses  aptitudes  de  la  politique. 
Ce  précepteur  était  le  général  TNazimof,  gouverneur  actuel  de  la 
Lithuanie,  celui-là  même  qui  invoquait  le  souvenir  des  noces  de 
Cana,  il  n'y  a  pas  bien  longtemps  encore,  pour  dissoudre  les  socié- 
tés de  tempérance  et  permettre  aux  paysans  de  s'abrutir  d'eau- de- 
vie;  mais  à  défaut  de  cette  sérieuse  éducation  première,  le  nouvel 
empereur  était  né  avec  un  caractère  très  difi'érent  de  celui  de  son 
père  :  il  était  d'une  nature  plus  douce,  quoique  plus  nerveuse  et 
plus  impressionnable  ;  il  passait  pour  avoir  le  cœur  bon  et  les  in- 
tentions droites.  Dès  les  premiers  temps  de  son  règne,  il  montrait 
qu'il  sentait  derrière  lui  un  peuple.  Le  jour  de  son  couronnement, 
il  fondait  tout  à  coup  en  larmes,  comme  s'il  eût  senti  l'effrayante 
responsabilité  qui  pesait  sur  lui.  Peu  porté  peut-être  aux  initiatives 
hardies  et  décisives,  il  avait  du  moins  un  esprit  touché  de  l'idée  du 
bien.  Alexandre  II  n'avait  qu'à  vouloir  pour  être  populaire,  et  il  le 
fut  réellement  pour  tout  ce  qu'on  attendait  de  lui.  On  lui  montrait 
de  toutes  parts  de  la  sympathie,  de  l'attachement,  de  la  confiance. 
On  s'efforçait  par  ces  témoignages  de  l'attirer  dans  la  voie  des  ré- 
formes et  de  lui  persuader  qu'il  était  libéral. 

Un  Russe  spirituel  faisait  une  remarque  aussi  piquante  que  juste. 
«  Si  l'empereur  iNicolas,  disait-il,  avait  défendu  aux  habitans  de  la 
capitale  de  sortir  dans  les  rues,  et  si  Alexandre,  à  son  avènement  au 
trône,  avait  révoqué  cette  défense,  on  se  serait  écrié  de  toutes  parts  : 
Quel  monarque  libéral  !  »  En  fait,  le  nouveau  tsar  fit  plus  que  per- 
mettre aux  habitans  de  la  capitale  de  sortir  dans  les  rues.  L'empe- 
reur Nicolas  avait  limité  le  nombre  des  étudians  de  chaque  université 
à  trois  cents;  Alexandre  II  fit  disparaître  cette  limite.  Le  prix  d'un 
passeport  sous  le  dernier  règne  s'était  élevé  quelquefois  jusqu'à 
500  roubles  ou  2,000  francs,  ce  qui  équivalait  presque  à  une  inter- 


26A  REVUE    DES    DEUX    MOMDES. 

diction  de  voyager  à  l'étranger;  ce  prix  fut  notablement  diminué. 
L'empereur  iNicolas  ne  permettait  pas  la  création  d'un  seul  nouveau 
journal;  Alexandre  multiplia  les  autorisations,  et  non -seulement 
il  laissa  naître  de  nouveaux  journaux,  mais  encore  il  tempéra  les  ri- 
gueurs de  la  censure,  poussées  jusqu'à  un  degré  inoui.  Jamais  le 
dernier  tsar  n'avait  voulu  entendre  parler  de  faire  grâce  aux  auteurs 
de  la  conspiration  du  26  décembre  1825  et  aux  exilés  de  Sibérie;  le 
couronnement  du  nouvel  empereur  fut  signalé  par  une  amnistie  qui, 
bien  qu'entourée  de  restrictions,  n'était  pas  moins  un  bienfait.  Ni- 
colas avait  toujours  refusé  absolument  le  concours  des  compagnies 
privées  dans  la  construction  des  chemins  de  fer;  il  voyait  dans  ce 
système  quelque  chose  de  révolutionnaire  :  Alexandre  signa  la  con- 
cession des  chemins  de  fer  russes  à  une  compagnie  française ,  et  il 
autorisa  en  outre  la  création  de  diverses  sociétés  industrielles  par 
actions  qui  répugnaient  à  l'instinct  autocratique  de  son  prédéces- 
seur. Enfin  une  des  premières  préoccupations  du  nouveau  tsar  était 
l'émancipation  des  paysans,  cette  redoutable  question  dont  le  der- 
nier mot  n'est  point  dit  encore  assurément,  quoiqu'elle  ait  été  tran- 
chée, il  y  a  quelques  mois,  par  un  manifeste  impérial.  C'est  là  ce  qui 
donnait  à  ce  règne  commençant  un  vernis  de  libéralisme  qui  éveil- 
lait d'abord  les  espérances  de  la  nation  russe  et  qui  était  fait  surtout 
pour  raviver  le  prestige  du  gouvernement  du  tsar  aux  yeux  de  l'Eu- 
rope. Le  cabinet  de  Pétersbourg,  on  s'en  souvient,  revendiquait 
hautement  ce  rôle  de  réformateur  et  de  libéral.  Ce  fut  surtout  la  po- 
litique du  prince  Alexandre  Gortchakof,  ministre  des  affaires  étran- 
gères du  nouveau  règne,  si  bien  qu'on  a  cru  longtemps,  qu'on  croit 
encore  parfois  que  le  gouvernement  du  tsar  est  tout  entier  à  cette 
œuvre  de  réforme,  qu'il  est  à  la  tête  du  progrès  en  Russie,  que  l'em- 
pereur et  les  hommes  qui  l'entourent  sont  même  beaucoup  plus 
libéraux  que  la  nation  russe  elle-même. 

Quelle  est  la  réalité  cependant,  et  jusqu'à  quel  point  le  gouver- 
nement russe  entrait-il  pour  sa  part  dans  cette  voie,  où  le  poussait 
l'opinion?  Ici  peut-être  est  le  nœud  de  la  situation  actuelle  de  ce 
vaste  empire.  Au  fond,  ce  fut  assurément  une  habileté  singulière  et 
une  tactique  supérieure  de  représenter  la  Russie  comme  tout  occu- 
pée de  réformes  intérieures  et  de  libéralisme  au  lendemain  d'une 
guerre  qui  l'avait  épuisée  plus  qu'on  ne  le  supposa  jamais  en  Eu- 
rope. La  Russie  sortait  de  cette  guerre  réellement  à  bout  d'hommes 
et  d'argent.  L'armée  était  détruite  ou  désorganisée.  Le  pays  était 
tellement  accablé  et  pressuré  que  le  gouvernement ,  aussitôt  après 
le  traité  de  Paris,  se  voyait  obligé  de  suspendre  d'abord  pour  trois 
ans  tout  recrutement,  et  cette  suspension  a  été  forcément  prolon- 
gée jusqu'à  ce  jour.  Financièrement  la  Russie  était  sous  le  poids 


LA    RUSSIE    SOUS    l'EMPEREUR    ALEXANDRE    II.  265 

d'émissions  monstrueuses  de  billets  de  crédit  qui  ne  sont  pas  encore 
remboursés,  qui  restent  toujours  à  liquider;  on  évalue  ce  papier- 
monnaie  créé  pour  les- nécessités  momentanées  de  la  guerre  à  plus 
de  700  millions  de  roubles.  Je  ne  parle  pas  de  l'obscurité  de  l'ad- 
ministration financière,  des  malversations  administratives,  poussées 
à  ce  point  pendant  la  guerre  que  dans  les  magasins  de  Nicolaief 
l'empereur  trouvait  de  la  craie  à  la  place  de  farine,  que  des  hommes 
morts  depuis  longtemps  étaient  toujours  portés  sur  les  listes  des 
hôpitaux.  Quelques  généraux,  pour  ces  faits  ou  pour  d'autres,  ont 
été  renvoyés  comme  simples  soldats  dans  l'armée,  mais  ils  ont  été 
graciés.  Dans  ces  conditions,  que  pouvait  la  Russie,  sentant  elle- 
même  sa  faiblesse?  Elle  ne  pouvait  que  se  désintéresser  momenta- 
nément en  couvrant  une  abstention  forcée  d'un  voile  prestigieux. 
De  là  le  mot  fameux  du  prince  Gortchakof  :  a  la  Russie  se  re- 
cueille !  »  mot  brillant  qui  ressemblait  à  une  déclaration  de  libéra- 
lisme, et  qui  n'était  après  tout  qu'un  mot  diplomatique  habilement 
jeté  à  l'Occident  pour  déguiser  l'inaction  extérieure.  On  put  s'y 
tromper  en  Europe,  on  ne  s'y  trompait  pas  en  Russie. 

A  dire  vrai,  il  y  avait  dans  cette  politique  plus  d'embarras  que 
d'action  réelle  et  de  préméditations  libérales.  Alexandre  II  voulait 
le  bien,  on  n'en  peut  douter;  mais  il  était  enlacé  dans  les  replis 
d'une  bureaucratie  puissante,  d'une  cour  instinctivement  hostile  à 
tout  mouvement,  à  tout  progrès.  Dès  son  avènement,  il  allégeait  la 
société  russe  de  quelques-unes  de  ses  plus  dures  entraves;  mais  en 
même  temps  il  gardait  dans  ses  conseils  les  personnages  les  plus 
fortement  imbus  de  l'esprit  du  dernier  règne,  les  plus  attachés  au 
système  de  l'empereur  JNicolas;  il  ne  se  décida  qu'avec  peine,  et  en 
leur  offrant  de  larges  compensations,  à  éloigner  deux  des  hommes 
les  plus  compromis  dans  l'opinion,  le  général  Kleinmichel,  ministre 
des  travaux  publics,  et  le  général  Bibikof ,  ministre  de  l'intérieur. 
D'ailleurs,  il  faut  le  dire,  Alexandre  II  n'est  point  ce  qu'on  peut  ap- 
peler un  prince  libéral;  il  a  été  élevé  dans  le  culte  de  l'omnipotence 
autocratique.  —  Libéraux,  constitutionnels,  radicaux,  socialistes, 
toutes  ces  nuances  se  présentent  avec  une  certaine  confusion  à  son 
esprit  et  prennent  un  même  nom,  celui  de  rouges.  Ce  qu'il  com- 
prend le  moins,  c'est  un  système  rationnel  de  politique  touchant 
aux  prérogatives  de  la  puissance  absolue  telle  qu'il  l'a  reçue.  Il  n'y 
a  pas  bien  longtemps,  le  ministre  des  finances,  M.  Kniajievitch , 
voyant  les  dépenses  illimitées  de  la  cour,  se  hasarda  un  jour  à  de- 
mander au  tsar  de  daigner  fixer  approximativement  les  besoins  de 
la  couronne,  afin  de  déterminer  le  chiffre  de  la  dotation  une  fois 
pour  toutes;  l'empereur  s'irrita,  voyant  dans  cette  demar  Je  une 
sorte  de  contrôle  indirect,  une  atteinte  à  son  pouvoir  souverain,  et 


266  REVUE    DES    DEUX    MOADES. 

peu  s'en  fallut  que  M.  Kniajievitch  ne  fût  remplacé.  Lorsque  les 
comités  de  propriétaires  fonciers  se  réunissaient,  il  y  a  deux  ans, 
pour  examiner  la  question  de  l'alTranchissement  des  serfs,  celui  de 
la  province  de  ïver  osa,  dans  une  adresse  au  tsar,  prononcer  le  mot 
de  constitution;  l'empereur  fut  violemment  ému  et  exila  deux  des 
membres  de  ce  comité,  MM.  Umkovski  et  Europeus,  à  Viatka  et  à 
Perm.  Quelques  mois  plus  tard,  à  la  vérité,  il  regretta  de  s'être 
laissé  emporter  et  fit  cesser  cet  exil. 

L'émancipation  même  des  paysans  ne  procédait  nullement  d'une 
politique  libérale  :  c'était  une  pensée  isolée  léguée  par  l'empereur 
iNicolas,  qui  ne  l'avait  point  conçue  assurément  dans  des  vues  de 
libéralisme.  Et  il  y  a  un  fait  important  à  observer:  si,  dans  une 
réforme  qui  semble  devoir  rester  comme  l'honneur  de  son  règne, 
Alexandre  II  a  montré  une  volonté  inébranlable,  une  fermeté  excep- 
tionnelle, s'il  a  résisté  à  la  pression  des  partisans  du  servage,  c'est 
que  son  père,  en  mourant,  lui  avait  recommandé  cette  grande  me- 
sure. Quant  à  d'autres  réformes  dont  on  a  fait  souvent  trop  de 
bruit,  en  réalité  aucune  n'a  été  sérieusement  accomplie,  ni  même 
tentée.  Pas  un  rouage  du  gouvernement  de  l'empereur  iNicolas  n'a 
disparu.  Sous  le  nouveau  règne  comme  par  le  passé,  la  troisième 
section  de  la  chancellerie  impériale,  la  police  secrète,  a  cassé  les 
arrêts  des  tribunaux.  Rien  n'a  été  entrepris  pour  faire  pénétrer  la 
lumière  dans  l'administration,  dans  les  finances,  pour  simplifier 
l'organisation  judiciaire,  pour  faire  cesser  ce  mélange  corrupteur  de 
la  justice,  de  l'administration  et  de  la  police,  et  en  fin  de  compte 
l'autorité  militaire  est  restée  seule  maîtresse  et  souveraine.  C'était  là 
encore  une  tradition  de  l'empereur  iNicolas,  qu'Alexandre  II  se  plaît 
à  imiter  parfois  jusque  dans  ses  gestes,  surtout  dans  son  goût  pour 
les  manœuvres  militaires ,  pour  les  revues.  Et  ce  fut  peut-être  un 
des  plus  fâcheux  pronostics  du  règne  lorsqu'on  vit,  peu  après  son 
avènement  au  trône,  le  nouveau  tsar  se  mettre  à  changer  les  uni- 
formes ,  à  multiplier  les  règlemens  sur  la  couleur  des  pantalons 
pour  les  généraux,  sur  la  coupe  d'un  habit,  sur  les  casques,  les 
passe-poils.  Un  jour  on  supprimait  les  épaulettes  des  officiers,  le 
lendemain  on  les  rétablissait  pour  les  faire  de  nouveau  disparaître. 
Les  officiers  eux-mêmes  étaient  à  bout,  et  le  public  frondeur  de  Pé- 
tersbourg,  faisant  allusion  à  un  titre  qui  accompagne  toujours  le 
nom  du  dernier  tsar,  lançait  cette  boutade  :  «  INicolas  P""  à'impé- 
rismblc  mémoire,  Alexandre  II,  tailleur  militaire.  »  Au  demeurant, 
le  gouvernement  russe  passait  encore  pour  libéral  aux  yeux  de  l'Eu- 
rope lorsque  l'illusion  avait  déjà  singulièrement  diminué  en  Russie. 

Ce  mot  d'un  ministre  des  affaires  étrangères  dans  l'embarras  : 
«  la  Russie  se  recueille!  »  ce  mot  n'était  pourtant  pas  sans  vérité. 


LA    RUSSlli    SOUS    l'empereur    ALEXANDRE    II.  267 

Un  changement  étrange  s'était  opéré  en  effet  sous  l'influence  de  la 
paix  et  du  nouveau  règne;  seulement  il  s'accomplissait  par  une 
sorte  de  force  des  choses,  au  sein  même  du  pays,  en  dehors  de 
l'action  du  gouvernement,  par  une  série  de  circonstances  impré- 
vues, et,  chose  curieuse,  une  des  premières  causes  de  ce  change- 
ment fut  l'empereur  lui-même.  Alexandre  II  n'était  pas  un  prince 
libéral,  c'est  vrai;  mais  c'était  une  nature  modérée  et  bienveillante. 
Or  dans  un  état  comme  la  Russie  tout  se  façonne  aussitôt  sur  la 
personne  même  du  monarque,  et  le  ton  donné  d'en  haut  pénètre 
jusqu'aux  derniers  degrés  de  la  hiérarchie  sociale.  L'administration 
tout  entière  prend  le  caractère,  le  tempérament,  jusqu'aux  signes 
extérieurs  qu'elle  voit  chez  le  souverain.  Tant  que  l'empereur  iNico- 
las  avait  vécu,  il  y  avait  un  ton  général  de  dureté  despotique.  Tout 
se  formait  à  l'image  et  à  la  ressemblance  du  maître.  Chaque  agent 
de  police  imitait  sa  voix,  singeait  sa  démarche  et  ses  manières.  Ni- 
colas se  plaisait  à  étouffer  le  moindre  indice  d'une  idée  indépen- 
dante, à  écouter  toute  sorte  de  dénonciations.  Pour  être  dans  les 
bonnes  grâces  de  l'empereur,  la  police  déployait  un  zèle  inoui,  l'es- 
pionnage prenait  des  proportions  effrayantes  :  on  saisissait  le  mot 
le  plus  furtif,  on  recherchait  les  livres  et  les  vers  défendus,  et  on 
instruisait  le  tsar  de  tout,  même  des  secrets  des  familles.  Par  le 
seul  fait  du  changement  de  souverain,  le  ton  de  l'administration  se 
modifia  aussitôt;  l'esprit  de  raideur  militaire  disparut  peu  à  peu;  la 
police  devint  un  moment  presque  polie  et  affable.  Alexandre  n'a- 
vait ni  le  goût  ni  l'activité  des  inquisitions  universelles.  Un  jour 
un  espion  fameux  lui  remettait  une  dénonciation  :  il  lui  fit  donner 
25  roubles  et  déchirait  la  dénonciation.  La  police,  voyant  qu'il  ne 
valait  plus  la  peine  de  montrer  un  excès  de  zèle,  se  contint.  Pendant 
quelque  temps,  on  cessa  d'écouter  aux  portes,  de  rechercher  les 
livres  défendus,  de  flairer  les  complots  et  les  sociétés  secrètes,  de 
peupler  la  Sibérie,  et,  comme  pour  se  modeler  sur  le  caractère  du 
nouvel  empereur,  tous  les  rouages  de  l'état  s'adoucirent,  l'adminis- 
tration devint  plus  indulgente  et  plus  molle.  Qu'arrivait-il  alors 
par  suite  de  cet  adoucissement  momentané?  Les  Russes  respirèrent 
pius  librement.  Ce  qui  était  opprimé ,  ce  qui  se  cachait  autrefois, 
apparut  au  grand  jour.  L'esprit  de  la  nation  se  réveilla,  secouant 
l'apathie  muette  qui  régnait  partout  au  temps  de  Nicolas.  Un  mou- 
vement extraordinaire   se  manifesta  dans  toutes  les  directions  et 
s'étendit  avec  une  rapidité  prodigieuse.  En  quelques  années,  la  so- 
ciété russe  changea  complètement  de  caractère,  d'idées,  d'aspect, 
dépassant  de  beaucoup  le  gouvernement,  qui  avait  à  peine  le  temps 
de  voir  ce  qui  se  passait  autour  de  lui,  qui  ne  savait  que  faire  et  ne 
faisait  rien.  Ce  fut  précisément  ce  qui  lui  valut  un  renom  de  libé- 


268  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ralisme  en  Europe.  Par  le  fait,  ce  n'était  pas  le  gouvernement  qui 
avait  l'initiative,  c'était  la  société  russe  qui  devenait  libérale  et 
exerçait  une  pression  extraordinaire  sur  le  pouvoir,  réduit  parfois 
à  tolérer  ce  qu'il  ne  pouvait  empêcher. 

Les  Russes  d'ailleurs  mirent  habilement  à  profit  quelques-unes  des 
mesures  qui  signalaient  les  premiers  temps  du  règne  d'Alexandre  II. 
Ainsi,  lorsque  le  prix  des  passeports  fut  diminué,  une  véritable  mi- 
gration commença  vers  l'Occident.  Dans  une  seule  année,  on  comp- 
tait plus  de  cinquante  mille  personnes  qui  se  rendaient  à  l'étranger. 
Jusque-là,  les  grands  seigneurs  seuls  avaient  le  privilège  d'aller 
chercher  le  luxe  et  les  plaisirs  dans  les  capitales  de  l'Europe.  Cette 
fois  c'étaient  encore  sans  doute  des  grands  seigneurs,  mais  aussi 
des  employés,  des  officiers  inférieurs,  des  jeunes  gens  qui  avaient 
fini  leurs  études  universitaires,  un  grand  nombre  d'industriels  et  de 
négocians.  Quiconque  avait  un  peu  d'argent  partait  pour  l'Occident, 
non  plus  uniquement  pour  chercher  les  plaisirs,  mais  pour  ap- 
prendre, pour  s'instruire.  Les  Russes,  on  le  sait,  ceux  de  la  classe 
moyenne  comme  les  autres,  ont  cette  faculté  de  s'assimiler  avec  une 
promptitude  merveilleuse  les  idées  des  autres.  Ce  mouvement  in- 
cessant de  voyages  en  France,  en  Angleterre,  en  Allemagne,  avait 
pour  résultat  de  faire  pénétrer  en  Russie  une  multitude  d'idées  nou- 
velles, de  connaissances  sur  les  diverses  institutions  de  l'Europe.  Il 
se  passa  quelque  chose  de  semblable  il  y  a  près  d'un  demi-siècle, 
lorsque  les  officiers  de  l'armée  d'Alexandre  I",  combattant  Napo- 
léon et  venant  jusqu'à  Paris,  rentraient  en  Russie  pleins  de  ces 
idées  dont  la  mystérieuse  fermentation  devait  produire  la  tentative 
révolutionnaire  de  1825,  devant  laquelle  fut  près  de  pâlir  la  for- 
tune de  l'empereur  Nicolas. 

La  possibilité  de  créer  de  nouveaux  journaux  n'était  pas  saisie 
avec  moins  d'avidité,  elle  a  même  eu  des  effets  plus  palpables  en- 
core. On  aurait  peut-être  quelque  peine  à  croire  dans  l'Occident 
qu'il  y  a  aujourd'hui  en  Russie  un  nombre  prodigieux  de  journaux, 
non,  il  est  vrai,  de  journaux  quotidiens,  que  le  gouvernement  n'a 
jamais  permis  facilement,  mais  de  recueils  hebdomadaires,  men- 
suels, semi-mensuels,  où  s'est  produite  toute  une  littérature  nou- 
velle qui  a  gagné  rapidement  du  terrain  à  la  faveur  du  relâchement 
momentané  de  la  censure,  et  qui  en  peu  de  temps  est  devenue  une 
véritable  puissance.  Nulle  part  en  Europe  la  littérature  n'a  et  ne  peut 
avoir  autant  d'importance  qu'en  Russie.  Là  où  le  mouvement  intime 
d'une  nation  peut  se  manifester  sous  d'autres  formes  et  a  des  issues 
naturelles,  régulières,  la  littérature  n'est  qu'un  des  élémens  de  la 
vie  publique;  en  Russie,  où  les  institutions  manquent,  où  toute 
l'organisation  sociale  se  résume  dans  le  pouvoir  absolu,  la  littéra- 


LA    RUSSÎE    SOUS    l'eMPEKEUR    ALEXANDRE    II.  269 

tare  supplée  à  tout.  C'est  en  elle  que  se  concentre  la  vie  publique 
du  pays;  elle  est  le  foyer  où  convergent  toutes  les  idées,  toutes  les 
tendances  de  la  société.  C'est  ce  qui  explique  la  popularité  actuelle 
de  la  littérature  en  Russie  et  ce  sentiment  de  sympathie  qui  se 
tourne  vers  elle  à  chaque  coup  qui  la  frappe  ou  la  menace.  Ce  n'est 
pas  le  moment  des  œuvres  savamment  et  patiemment  composées  ;  il 
y  en  a  peu  de  ce  genre  aujourd'hui.  Il  faut  au  mouvement  actuel 
une  forme  plus  rapide ,  plus  accessible  à  tous ,  allant  plus  directe- 
ment au  but.  Aussi  presque  toute  la  littérature  russe  du  jour  se 
concentre-t-elle  dans  ces  recueils  dont  je  parlais,  qui  comptent  des 
milliers  de  lecteurs ,  et  dont  les  principaux  sont  le  Contemporain^ 
le  Messager  russe,  les  Annales  de  la  Patrie,  la  Parole  russe,  le  Fils 
de  la  Patrie,  la  Bibliothdque  russe,  etc.  Toutes  les  questions  qui 
remuent  l'Europe  y  sont  agitées;  les  œuvres  de  l'Occident  sont  com- 
mentées, popularisées,  et  il  va  sans  dire  que  l'esprit  d'opposition 
libérale  domine  partout,  quoique  avec  des  nuances  diverses.  Il  n'est 
pas  permis,  il  est  vrai,  de  parler  de  la  Russie,  de  son  gouvernement, 
de  son  administration,  de  ses  hommes  publics,  de  ses  agens  les  plus 
obscurs;  mais  on  parle  de  l'Angleterre,  de  la  France,  de  la  Belgique, 
de  l'Italie,  pour  décrire  leur  civilisation  et  leurs  progrès,  et  on  parle 
de  l'Autriche  ou  de  toute  autre  puissance  absolue  pour  mettre  en 
lumière  les  vices  du  despotisme,  les  suites  funestes  de  la  centralisa- 
tion, les  côtés  ténébreux  du  monde  bureaucratique  et  de  la  police. 
Dans  ces  procédés  d'enseignement  indirect  et  d'allusion,  les  écri- 
vains russes  sont  arrivés  au  dernier  degré  de  l'art;  ils  disent  tout  ce 
qu'ils  veulent  dire,  et  avec  une  habileté  à  dérouter  la  censure.  Ils 
l'ont  pu  jusqu'ici  d'autant  plus  aisément  que  les  censeurs,  hommes 
pour  la  plupart  de  médiocre  instruction,  employés  subalternes  pris 
au  hasard,  souvent  parmi  d'anciens  officiers,  ne  laissaient  pas  d'avoir 
quelque  peine  à  se  reconnaître  dans  cette  habile  stratégie  organisée 
autour  d'eux.  Dès  qu'il  n'était  question  dans  un  article  ni  du  gou- 
vernement, ni  de  l'empereur,  ni  des  ministres,  ni  de  la  police,  ni  de 
l'armée,  ni  de  la  justice,  ils  n'y  voyaient  plus  rien  et  laissaient  tout 
passer. 

Un  fait  curieux  d'ailleurs  s'est  produit  dans  les  premières  années 
du  règne  de  l'empereur  Alexandre  II,  un  fait  qui  peint  les  mœurs 
russes,  et  qui  est  un  trait  de  la  situation  nouvelle  du  pays.  Pour 
mieux  éteindre  le  feu  de  cette  vieille  citadelle  de  la  censure,  on  se 
décidait  à  entrer  en  ami  et  par  subterfuge  dans  la  place.  Des  hommes 
d'une  situation  aisée  et  indépendante,  pour  qui  l'appât  d'un  traite- 
ment n'était  rien,  qui  n'avaient  point  à  s'effrayer  d'une  révocation, 
se  présentaient  poui*  être  censeurs.  C'étaient,  par  le  fait,  des  alliés 
des  écrivains,  et  tout  marchait  merveilleusement.  En  censeur  était-il 


270  REVUE  DE?  DEUX  MONDES. 

révoqué  pour  avoir  été  trop  libéral,  il  était  remplacé  par  un  homme 
qui  suivait  bientôt  la  même  voie.  Le  gouvernement  a  fini  par  aper- 
cevoir le  jeu  et  par  choisir  des  censeurs  plus  sévères.  Les  journaux 
n'avaient  pas  moins  eu  le  temps  de  tiavailler  avec  une  efficacité 
singulière  à  l'éducation  politique  du  pays,  et  le  niveau  de  cette  édu- 
cation en  Russie  est  aujourd'hui  bien  plus  élevé  qu'on  ne  pourrait 
le  penser.  Les  notions  exactes  sur  le  régime  constitutionnel,  sur  les 
conditions  de  la  liberté  politique,  sont  devenues  familières  à  tous 
les  esprits  cultivés.  Les  écrivains  russes  sont  allés  plus  loin,  et  ne 
se  sont  pas  bornés  aux  discussions  théoriques.  Ne  pouvant  parler  ni 
du  gouvernement,  ni  de  ses  actes,  ni  de  ses  agens,  et  assaillir  de 
front  l'ennemi,  c'est-à-dire  les  déprédations  administratives,  les 
abus  de  la  police,  de  la  bureaucratie,  ils  ont  invoqué  la  fiction;  ils 
ont  écrit  des  scènes  de  mœurs  où  tout  était  réel,  excepté  les  noms, 
et  où  l'on  voyait  défiler,  sous  un  voile  transparent,  des  gouver- 
neurs, des  généraux,  des  directeurs  de  police.  Le  public  ne  s'y  mé- 
prenait pas;  il  savait  de  qui  on  parlait,  et  il  lisait  avidement  ces 
choses  légères.  Une  fois  sur  ce  terrain,  on  s'est  encore  enhardi,  et 
on  a  commencé  à  désigner  plus  ouvertement  quelques-uns  des  per- 
sonnages officiels.  C'est  ce  qu'on  a  nommé  en  Russie  la  littérature 
accusatrice.  C'est  peut-être  cette  littérature  qui  a  pénétré  le  plus 
profondément  dans  les  classes  inférieures,  pour  lesquelles  les  ques- 
tions politiques  restaient  assez  obscures,  mais  qui  comprenaient  à 
merveille  dès  qu'on  leur  parlait  des  malversations  des  employés, 
du  despotisme  des  gouverneurs,  de  l'arbitraire  des  généraux,  des 
excès  de  toute  l'administration,  et  qui  se  sont  bientôt  intéressées 
à  cette  multitude  d'écrits  périodiques.  Le  nombre  des  lecteurs  s'est 
accru  en  effet  en  Russie  depuis  quelques  années  dans  des  proportions 
surprenantes,  et  la  vie  de  l'esprit  est  devenue  un  besoin  non-seule- 
ment dans  les  deux  capitales ,  mais  encore  dans  les  villes  de  pro- 
vince, où  des  cabinets  de  lecture  se  sont  formés. 

Deux  recueils  ont  marqué  principalement  dans  cette  agitation  lit- 
téraire si  nouvelle,  —  le  Messager  russe  et  le  Contemporain.  Ce  sont 
deux  puissances  véritables,  dont  chacune  a  sa  sphère  d'action.  Le 
Messager  russe  y  qui  compte  plus  de  sept  mille  souscripteurs,  re- 
présente les  idées  constitutionnelles;  il  a  pour  éditeur  et  pour  ré- 
dacteur un  habile  publiciste,  M.  Katkof,  qui  s'applique  avec  un  rare 
talent  à  populariser  les  institutions  anglaises.  Sous  sa  direction,  le 
Messager  russe  est  devenu  un  enseignement  permanent  de  droit  pu- 
blic, d'administration,  d'économie  politique,  et  au  moment  où  s'est 
agitée 'la  question  de  l'émancipation  des  paysans,  les  discussions 
du  Messager  ont  singulièrement  servi  le  gouvernement  lui-même, 
qui  avait  laissé  aux  journaux  une  certaine  latitude  sur  ce  point  spé- 


LA    RUSSIE    SOLS    l' EMPEREUR    ALEXANDRE    II.  271 

cial  des  affaires  russes.  Le  Messager  avait  une  grande  popularité  au 
commencement  du  règne  d'Alexandre  II,  lorsqu'on  se  plaisait  à 
croire  aux  promesses  libérales  de  ce  gouvernement  naissant,  et  que 
le  mouvement  des  idées  nouvelles  ne  se  manifestait  encore  que  dans 
les  régions  élevées  de  la  société,  où  les  tendances  constitutionnelles 
dominaient.  A  mesure  que  les  illusions  d'un  règne  libéral  ont  dimi- 
nué et  que  le  mouvement,  en  gagnant  toutes  les  classes,  est  devenu 
plus  ardent,  c'est  l'autre  recueil,  le  Contemporain,  qui  a  grandi  en 
influence.  Il  compte  dix  mille  souscripteurs.  Il  représente  les  opi- 
nions démocratiques  radicales  et  même  socialistes;  il  respire  surtout 
la  haine  contre  l'aristocratie  et  l'inégalité  des  classes.  Le  Contem- 
porain a  peu  de  foi  dans  le  régime  constitutionnel;  ses  préférences 
sont  pour  une  monarchie  démocratique  appuyée  sur  le  suffrage  uni- 
versel. Il  est  évidemment  plus  populaire  aujourd'hui  que  le  Messa- 
ger russe,  il  répond  mieux  aux  instincts  de  la  classe  moyenne  et  de 
la  classe  inférieure.  C'est  au  reste  moins  une  œuvre  de  discussion 
scientifique  qu'un  pamphlet  plein  de  verve  ironique,  traitant  sur- 
tout de  ce  que  chacun  sent  et  comprend  ;  il  est  le  principal  organe 
de  ce  qu'on  a,  dans  ces  derniers  temps,  appelé  en  Russie  la  littéra- 
ture aceusatrire.  C'est  assurément  un  fait  singulier  que  le  Contem- 
porain ait  pu  publier  parfois,  sous  l'œil  du  gouvernement  et  avec 
l'autorisation  de  la  censure,  des  articles  où  perçaient  ouvertement 
les  tendances  socialistes.  Il  faudrait  croire  que  les  censeurs  com- 
prenaient mal  ce  qu'ils  lisaient,  ou  que  le  gouvernement  considère 
ces  idées  comme  moins  dangereuses  pour  lui  que  les  tendances  con- 
stitutionnelles, et  effectivement  en  plus  d'un  cas  la  censure  s'est 
montrée  beaucoup  plus  sévère  contre  les  journaux  qui  représentent 
les  opinions  libérales  modérées  que  contre  des  écrits  d'un  radica- 
lisme flagrant.  Ce  sont  les  résistances  et  les  hésitations  du  gouver- 
nement dans  l'œuvre  d'un  progrès  mesuré  qui  ont  fait  le  succès  du 
Contemporain,  et  par  une  combinaison  étrange,  qui  dénote  l'accé- 
lération du  mouvement,  le  Messager  russe,  sans  changer  d'esprit, 
est  devenu  presque  un  journal  conservateur;  il  n'est  plus  en  faveur 
que  parmi  les  nobles  et  les  hommes  modérés. 

Il  n'est  question  ici  que  de  la  littérature  nationale  proprement  dite, 
de  celle  qui  vit  à  l'intérieur  de  la  Russie  et  se  fraie  péniblement,  ha- 
bilement, un  chemin  à  travers  mille  entraves  obscures.  11  y  a  cepen- 
dant une  autre  littérature  russe,  et  ce  n'est  pas  la  moins  active,  la 
moins  influente,  qui  campe  en  quelque  sorte  à  l'étranger,  qui  a  ses 
foyers  dispersés  à  Paris,  à  Londres,  à  Leipzig,  et  qui,  loin  de  la  tu- 
telle ombrageuse  de  la  censure,  déchire  souvent  les  voiles  que  les 
journaux  de  l'intérieur  sont  obligés  de  respecter.  M.  Alexandre  Hert- 
zen  est  le  principal  représentant  de  cette  littérature.  Il  y  a  longtemps 


272  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

que  M.  Hertzen  est  en  guerre  avec  l'autocratie;  il  a  développé  ses 
idées  sur  l'avenir  révolutionnaire  de  la  Russie;  il  a  raconté,  on  le  sait, 
avec  une  virile  émotion  ses  années  de  prison  et  cCexil  sous  l'empereur 
Nicolas  (1),  et  c'est  après  avoir  beaucoup  éprouvé,  beaucoup  vu, 
beaucoup  observé,  qu'il  est  allé,  expatrié  volontaire,  s'établir  à 
Londres,  où  il  a  organisé  toute  une  imprimerie  russe,  livrant  inces- 
samment à  la  publicité  non-seulement  un  journal,  la  Cloche  [Kolo- 
kol),  mais  encore  un  grand  nombre  de  brochures  et  même  d'ou- 
vrages plus  étendus. 

La  puissance  de  M.  Hertzen  en  Russie  est  étrange.  C'est  un  vrai 
dictateur  de  la  nouvelle  génération,  et  il  n'y  a  vraiment  nulle  exagé- 
ration à  reconnaître  que  son  autorité  morale  l'emporte  sur  l'autorité 
matérielle  du  gouvernement  lui-même.  Il  peut  dire  sans  vanité  qu'il 
est  en  état  de  se  mesurer  avec  Alexandre  II  et  de  traiter  avec  lui 
d'égal  à  égal.  C'est  d'ailleurs  un  talent  littéraire  plein  de  force  et 
de  passion;  il  a  l'éloquence  de  l'ironie  et  de  l'invective.  Il  est  né 
agitateur,  il  sait  merveilleusement  s'imposer  à  la  conviction  de  ses 
compatriotes,  faire  jouer  tous  les  ressorts  de  leur  esprit  national,  à 
ce  point,  dit-on,  que  pas  un  Russe  ne  peut  résister  à  l'entraînement 
de  sa  parole.  M.  Hertzen  n'est  nullement  un  de  ces  démagogues 
vulgaires  pleins  de  haine  et  d'envie,  pour  qui  tous  les  moyens  sont 
bons.  C'est  un  homme  indépendant  par  sa  position,  d'une  convic- 
tion profonde,  d'un  amour  ardent  pour  son  pays  et  d'une  éléva- 
tion de  caractère  reconnue  par  ses  ennemis  les  plus  acharnés  eux- 
mêmes,  les  fonctionnaires  du  gouvernement  russe,  qui  respectent 
en  lui  une  honnêteté  supérieure.  On  attribue  au  Kolokol  la  diffu- 
sion du  socialisme  en  Russie,  et  ce  n'est  peut-être  pas  complète- 
ment exact.  M.  Hertzen  est  sans  doute  au  fond  socialiste,  en  ce 
sens  qu'il  a  pour  la  Russie  son  idéal  d'organisation  sociale  dans 
l'avenir;  mais  pour  le  moment  il  a  des  idées  plus  pratiques,  il  tend 
au  plus  pressé  et  à  ce  qui  est  le  plus  réalisable.  M.  Hertzen  ac- 
cepte le  gouvernement  actuel;  seulement  il  demande  que  ce  gou- 
vernement change  de  système  et  renonce  aux  traditions  de  Nicolas. 
II  demande  la  transformation  immédiate  des  paysans  en  proprié- 
taires, l'autonomie  communale,  l'abolition  des  classes  dans  les- 
quelles la  société  est  officiellement  parquée,  la  suppression  des 
peines  corporelles,  la  modification  de  la  bureaucratie,  la  révision 
du  code  russe,  l'introduction  de  la  publicité  et.du  jury  dans  le  sys- 
tème judiciaire,  la  liberté  de  conscience,  la  liberté  de  la  presse,  de 
l'enseignement,  du  commerce,  de  l'industrie,  l'indépendance  réci- 
proque de  l'administration ,  de  la  magistrature  et  de  la  police,  le 

(1)  Voyez  ce  récit  dans  h  Revue  du  l^""  septembre  1854. 


LA    RUSSIE    SOUS    l'eMPEREUR    ALEXANDRE    II.  273 

contrôle  du  budget.  M.  Hertzen  admet  même  une  constitution,  si 
l'on  veut,  comme  forme  passagère. 

Tout  ceci  au  surplus  n'est  pas  le  côté  le  plus  ori-ginal  de  la  Cloche 
et  ce  qui  constitue  son  rôle  exceptionnel  dans  les  circonstances  pré- 
sentes. M.  Hertzen  a  fait  de  son  journal  le  révélateur  de  tous  les  abus, 
de  tous  les  scandales  qui  se  commettent  dans  la  haute  et  basse  admi- 
nistration en  Russie.  Ce  que  les  journaux  de  l'intérieur  ne  peuvent 
dire ,  il  le  dit.  Aucun  excès  ne  lui  est  inconnu  ;  il  est  informé  de 
tout,  et  il  fustige  sans  pitié  les  ministres,  les  gouverneurs,  les  gé- 
néraux, livrant  inexorablement  à  la  publicité  les  actes  les  moins 
avouables  des  personnages  qui  composent  le  gouvernement.  Com- 
ment la  Cloche  arrive -t-elle  en  Russie?  On  ne  sait;  mais  elle  y 
pénètre,  et  elle  est  partout.  Les  imprimeries  secrètes  qui  se  sont 
multipliées  la  reproduisent  et  la  propagent  dans  les  provinces. 
Tous  les  Russes,  depuis  le  plus  petit  jusqu'au  plus  grand,  lisent  la 
Cloche.  Pendant  longtemps,  l'empereur  lui-même  la  lisait  réguliè- 
rement; il  a  cessé  de  la  lire,  dit-on,  non  par  antipathie,  mais  parce 
qu'il  n'aime  pas  beaucoup  la  lecture.  On  raconte  une  aventure  qui 
ne  laisse  pas  d'être  piquante.  Un  jour  M.  Hertzen  avait  publié  un 
scandale  assez  compromettant  pour  deux  des  plus  éminens  digni- 
taires de  la  cour.  Les  deux  personnages,  sachant  que  l'empereur  se 
faisait  toujours  apporter  le  dernier  numéro  de  la  Cloche,  n'étaient 
point  absolument  sans  inquiétude.  Il  s'agissait  pour  eux  d'éviter  que 
l'empereur  apprît  le  fait  qui  leur  était  reproché,  et  qui  n'était  que 
trop  vrai,  à  ce  qu'il  paraît.  Ils  eurent  alors  une  idée  merveilleuse  : 
ils  firent  réimprimer  au  plus  vite  le  numéro  en  omettant  ce  qui  les 
concernait.  L'exemplaire  ainsi  modifié  fut  remis  à  l'empereur.  Ce 
qu'il  y  a  de  plus  piquant,  c'est  que  M.  Hertzen  le  sut,  et  à  dater  de 
ce  jour  il  n'adressa  plus  que  sous  enveloppe  son  journal  à  l'empe- 
reur. La  Cloche  est  la  lecture  de  toute  la  cour,  des  frères  de  l'em- 
pereur et  des  autres  membres  de  la  famille  impériale,  qui  s'amusent 
extrêmement  de  ces  révélations.  Les  ministres,  les  dignitaires,  les 
fonctionnaires,  sont  au  contraire  très  sensibles  au  moindre  mot  qui 
les  atteint;  ils  redoutent  cet  étrange  ministre  de  la  police  si  bien 
informé,  si  bien  servi,  et  il  est  arrivé  plus  d'une  fois  que  la  crainte 
devoir  un  acte  divulgué  les  a  contraints  à  se  modérer.  On  va  même 
jusqu'à  dire  que  quelques-uns  d'entre  eux  ont  adressé  leur  justifica- 
tion à  l'auteur  du  terrible  Kolokol,  et  on  nomme  ceux  qui  l'ont  fait. 
Il  est  certain  que  M.  Hertzen  est  tout  à  la  fois  la  terreur  de  ceux  qui 
vivent  d'abus  et  l'idole  de  toute  une  génération  russe  sans  distinc- 
tion de  classe,  d'état  et  de  condition.  Il  a  des  partisans  dans  tous 
les  rangs,  dans  toutes  les  sphères,  et  de  cette  littérature  de  l'exil, 
dont  il  est  le  représentant  impérieux,  il  a  fait  un  des  plus  efficaces 

TOME    XXXVII.  18 


274  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

auxiliaires  du  mouvement  qui  s'est  déclaré  en  Russie  depuis  quel- 
ques années. 

Ce  mouvement,  à  vrai  dire,  s'est  manifesté  sous  toutes  les  formes, 
et  il  a  eu  son  retentissement  dans  les  universités  comme  dans  la 
littérature.  Peu  après  l'avènement  d'Alexandre  II,  on  l'a  vu,  le  gou- 
vernement russe  abolissait  les  règlemens  de  l'empereur  Nicolas,  qui 
limitaient  à  trois  cents  le  nombre  des  étudians  de  chaque  université. 
Aussitôt  les  universités  se  remplirent,  et  elles  n'ont  cessé  depuis 
d'être  des  foyers  d'activité  libérale  et  d'animation.  L'université  de 
Saint-Pétersbourg  compte  maintenant  environ  deux  mille  étudians, 
celle  de  Moscou  deux  mille  quatre  cents,  celle  de  Kiev  quinze  cents, 
celles  de  Gharkof,  de  Kasan  et  de  Dorpat  en  proportion.  Il  existe  de 
plus  une  école  de  droit  à  Pétersbourg,  et  cà  Jaroslaw,  à  Odessa  des 
lycées  qui  sont  au  niveau  des  universités.  Le  nombre  des  étudians 
s'est  élevé  tout  à  coup  à  un  chiffre  considérable.  Ce  n'étaient  pas 
seulement  des  enfans  de  la  noblesse  que  le  goût  renaissant  de  l'é- 
tude et  des  circonstances  plus  favorables  ramenaient  vers  les  uni- 
versités; ce  sont  surtout  peut-être  des  jeunes  gens  des  classes  in- 
férieures qui  ont  profité  des  facilités  nouvelles,  d'autant  mieux  que, 
dans  les  premiers  temps,  on  pouvait  aisément  se  dispenser  de  payer 
les  droits  d'inscription.  C'était  la  plus  petite  partie  qui  payait  pour 
suivre  les  cours.  Aux  étudians  proprement  dits,  dont  le  nombre 
grossissait  ainsi  d'une  façon  imprévue,  venaient  se  joindre  les  audi- 
teurs libres,  employés,  officiers,  qui  affluaient  autour  des  chaires. 
L'enseignement  lui-même  se  modifiait  sensiblement  sous  le  règne 
d'Alexandre  II.  Absorbé  par  d'autres  soins  dans  les  premières  années, 
le  gouvernement  du  nouveau  tsar  fixait  peu  son  attention  sur  les  uni- 
versités, Il  en  était  résulté  pendant  quelque  temps  une  certaine  liberté 
de  fait.  Les  programmes  officiels  avaient  à  peu  près  disparu;  les  pro- 
fesseurs suivaient  leur  propre  inspiration  dans  leur  enseignement  et 
dans  leurs  lectures.  Or  les  professeurs,  presque  tous  formés  à  l'é- 
tranger, ont  plus  ou  moins  des  idées  libérales,  constitutionnelles.  Il 
est  vrai  que,  même  avec  ce  degré  de  libéralisme,  mitigé  d'ailleurs 
par  une  circonspection  poussée  jusqu'à  la  crainte,  ils  étaient  loin 
encore  de  cette  jeunesse  débordante  qui  se  pressait  à  leurs  cours 
avec  des  idées  plus  avancées,  et  il  s'en  est  suivi  des  mésintelli- 
gences, des  scissions,  une  absence  de  confiance,  qui  ont  éclaté  le 
jour  où  le  gouvernement  a  voulu  arrêter  un  mouvement  qu'il  n'a- 
vait su  ni  prévoir  ni  diriger.  Ce  n'était  pas  moins  un  fait  nouveau 
que  cette  animation  renaissante  des  universités.  La  société  russe 
tout  entière  s'y  intéressait  singulièrement,  comme  elle  s'intéressait 
à  toute  manifestation  d'une  vie  indépendante.  Au  jour  des  luttes  et 
des  troubles,  elle  n'a  eu  que  des  sympathies  pour  les  étudians,  et 


LA  RUSSIE  SOLS  l' EMPEREUR  ALEXANDRE  II.         275 

cela  s'explique  surtout  par  cette  circonstance,  que  l'organisation 
universitaire  a  le  privilège  en  Russie  d'être  restée  à  peu  près  libre 
du  fléau  bureaucratique,  d'avoir  gardé  une  certaine  autonomie  dans 
son  existence. 

Ce  goût  nouveau  pour  tout  ce  qui  touche  à  l'instruction  publique 
s'est  révélé  récemment  dans  une  création  due  exclusivement  à 
l'initiative  individuelle  :  je  veux  parler  des  écoles  du  dhnanche 
qui  se  sont  formées  il  y  a  quelque  temps  à  Saint-Pétersbourg  et  à 
Moscou.  Une  fois  l'idée  conçue,  on  se  mettait  ardemment  à  l'œuvre, 
on  ouvrait  des  souscriptions  pour  vivifier  l'institution  nouvelle. 
Ce  sont  des  écoles  destinées  aux  classes  pauvres,  et  où  l'ensei- 
gnement est  donné  par  des  étudians  des  universités,  par  des  fonc- 
ti